Musée copte du Caire © Néfermaât-Commons.wikimedia.org

Origine des chrétiens d’Orient

Avant d’essayer de démêler l’écheveau du christianisme oriental, qui se décline en une infinité de variétés, d’identités et de rites, réalité difficile à saisir pour la culture sécularisée et cartésienne qui domine en Occident, il convient de s’interroger sur le sens du label générique « chrétiens d’Orient », car celui-ci présente une certaine ambiguïté qui ne facilite pas une définition précise. En effet, lorsqu’on évoque l’Orient, on doit, en principe, le considérer dans sa totalité géographique, c’est-à-dire un très vaste espace qui s’étend du Proche-Orient, lequel englobe le Levant méditerranéen et l’Asie Mineure (l’actuelle Turquie) jusqu’au bout du continent asiatique qu’on appelle « Extrême-Orient » en passant par le « Moyen-Orient », notion aux contours flous, et l’Asie centrale. On voit donc qu’Orient et Asie se superposent, mise à part l’Égypte qui, quoique proche-orientale, est en Afrique, sauf le Sinaï. Or, du Liban au Japon, en passant par les pays slaves et caucasiens, l’Iran, l’Inde, le Pakistan, le Vietnam, la Chine, etc., vivent partout des communautés chrétiennes. Tous ces fidèles du Christ sont donc des « chrétiens d’Orient ».
Et pourtant, en Europe, nous avons pris l’habitude de réserver cette appellation aux seuls baptisés qui résident dans une zone plus ou moins équivalente aux territoires marqués par l’histoire biblique, à savoir l’Orient arabe (y compris la péninsule Arabique), égyptien, turc, mésopotamien, voire caucasien (à cause du mont Ararat) et iranien (si l’on veut prendre en compte l’épopée des Mages). Pour nous, les « chrétiens d’Orient » sont ceux du Proche et du Moyen-Orient, qu’ils soient : catholiques, donc unis au Pontife romain ; orthodoxes, liés au Patriarcat œcuménique de Constantinople ; autocéphales, relevant d’Églises indépendantes par rapport à Rome et à Constantinople ; ou protestants de diverses dénominations. Afin de respecter cette tradition, c’est donc les communautés chrétiennes de cette région que nous allons présenter ici.
Comme on le sait, les premiers disciples du Christ étaient des Juifs de Palestine. Mais, très vite après la Résurrection et la Pentecôte, la nouveauté chrétienne sortit du premier cercle pour conquérir des multitudes d’âmes, certaines provenant du judaïsme, d’autres issues de diverses formes de paganisme. Et la foi théologale se répandit dans tout le Levant (avant de se propager en Europe) par la prédication et le témoignage des apôtres. La tradition attribue à plusieurs d’entre eux la fondation de communautés chrétiennes : saint Marc pour l’Égypte, saint Thomas pour la Mésopotamie, saint Barthélemy pour l’Arménie. Antioche, ville principale de la Syrie romaine, fut le premier siège apostolique de saint Pierre qui s’y établit avant de partir pour Rome où il sera rejoint par saint Paul après que ce dernier avait consolidé la foi à Damas puis implanté l’Église en Asie Mineure, mission à laquelle s’adonna également saint Jean. Quant à Constantinople, elle se placera plus tard sous le patronage de saint André.
Et rien n’arrêtait l’expansion du christianisme, même pas les persécutions, ce qui inspira à Tertullien, au IIe siècle, cette célèbre maxime : « Le sang des martyrs est semence de chrétiens. » En ses débuts, l’Église s’organisa autour des trois métropoles ayant joué un rôle décisif dans l’évangélisation (Antioche, Alexandrie et Rome) auxquelles seront ensuite adjointes Jérusalem et Constantinople. Chacune d’elles avait à sa tête un patriarche qui gouvernait le clergé et les fidèles du territoire placé sous sa juridiction, en pleine communion les uns avec les autres. C’était le temps béni de l’Église indivise.
Hélas, l’unité ecclésiale se disloqua sous l’influence de divers facteurs dont on a surtout retenu les hérésies, ce qui ne suffit pas à restituer l’histoire dans son intégralité. Car les considérations théologiques qui ont engendré les schismes, pour réelles qu’elles aient été, se greffèrent sur des rivalités de préséance, dominations et calculs politiques, malentendus linguistiques et ambitions diverses.
La première date-charnière des divisions est l’an 431. Un concile œcuménique réuni à Éphèse déposa Nestorius, patriarche de Cons­tan­tinople, parce qu’il professait une doctrine, d’inspiration rationnelle, qui privilégiait l’humanité de Jésus au détriment de sa divinité et récusait donc la maternité divine de la Vierge. Ce concile en profita pour proclamer le dogme de Marie Theotokos (Mère de Dieu). Mais le nestorianisme perdura, il devint la doctrine officielle d’une Église de culture syriaque qui établit son propre patriarcat en Mésopotamie et se donna le nom d’« Église de l’Orient » à cause de son implantation à l’est de l’Empire byzantin qui était, lui, de culture grecque. Elle choisit par la suite de s’appeler « Église assyrienne », nom qu’elle porte toujours.
La seconde rupture se cristallisa autour du concile œcuménique de Chalcédoine (451), qui condamna le monophysisme (du grec monos = seul et physis = nature), hérésie selon laquelle l’humanité du Christ est absorbée par sa divinité, ce qui revient à nier la réalité de ses deux natures en une seule Personne. Cette doctrine fut adoptée officiellement par la hiérarchie chrétienne d’Alexandrie, de culture copte, qui, trouvant là également le moyen de résister aux Byzantins, créa l’Église copte. Le monophysisme se répandit quelques années après parmi les populations de Syrie qui étaient de culture syriaque ; il servit de support à une nouvelle Église qui fixa son siège patriarcal à Antioche. Longtemps appelée « jacobite » en Occident, par référence à son initiateur, Jacques Baradée, évêque d’Édesse, qui avait lui aussi rejeté les canons de Chalcédoine, elle se donna à elle-même le nom d’Église « syrienne », qu’elle a conservé dans sa titulature officielle mais qui ne coïncide pas avec l’espace national syrien actuel. Pour éviter les confusions, certains préfèrent l’appeler « syriaque », par référence à sa langue d’origine. Enfin, une nouvelle dissidence se manifesta autour de Chalcédoine, celle des Arméniens. Leur pays étant alors menacé par les Perses, ils n’envoyèrent aucun de leurs prélats à ce concile dont ils ne reçurent les décisions que dans une version tronquée, à laquelle s’ajoutait une incompréhension sémantique, alors qu’ils partageaient en réalité la foi de Constantinople. En 505, les Arméniens se replièrent autour de leur catholicossat (patriarcat), situé à Etchmiadzine.
Dans ce contexte de discordes, il faut mettre à part l’Église maronite. Celle-ci tire son nom de son patron, saint Maron, moine anachorète qui vécut en solitaire près de Cyr, non loin d’Antio­che, où il mourut en 410. Ayant refusé le monophysisme syrien, ses disciples subirent des massacres de la part des « jacobites » (517), puis il y eut une période de flottement, due à leur isolement de Constantinople et d’Antioche. D’abord tentés d’adopter le « monothélisme » (du grec thélèma = volonté), qui consistait à croire en une seule volonté dans le Christ, doctrine conçue par le patriarche Serge pour soutenir les efforts de l’empereur byzantin Héraclius dans son projet de réconcilier chalcédoniens et monophysites, ils ignorèrent la condamnation de cette doctrine par le concile de Constantinople (681). Quatre ans plus tard, croyant le siège d’Antioche vacant, ils élirent Jean-Maroun, en fait véritable fondateur de cette Église dont le siège est au Liban. Au XIIIe siècle, le pape Innocent III reconnut officiellement la catholicité de l’Église maronite, qui appartient au rameau antiochien.
À partir du XVIe siècle, une partie des membres relevant des Églises séparées à la fois de Constantinople et de Rome (assyrienne, copte, « syrienne », arménienne), s’unirent formellement au Siège de Pierre, ce qui entraîna la création de patriarcats catholiques : à Bagdad pour l’Église chaldéenne, au Caire pour l’Église copte-catholique, à Beyrouth pour l’Église syrienne-catholique (ou syriaque-catholique), à Bzommar (Liban) pour l’Église arménienne-catholique. Un progrès important a été accompli au XXe siècle dans le sens d’un rapprochement des Églises séparées (ou non-chalcédoniennes) avec Rome. Leurs patriarches ont tous signé des déclarations christologiques communes avec les papes Paul VI et Jean-Paul II. Mais la pleine communion n’a pas encore été restaurée.

LE SCHISME ORTHODOXE DE 1054
Entre-temps, en 1054, était survenu le Grand Schisme entre Rome et Constantinople. Cette rupture, confirmée par des excommunications mutuelles, fut officiellement justifiée par le refus des Grecs d’adopter le Filioque (« Le Saint-Esprit procède du Père et du Fils ») introduit dans le Credo par les Latins. Mais elle consacrait des siècles de mésentente entre l’Orient et l’Occident chrétiens. Depuis lors, l’Église primatiale de Constantinople se désigne comme « orthodoxe ». Au Proche-Orient, l’Orthodoxie est composée de patriarcats grecs autocéphales (Antioche, Jérusalem et Alexandrie).
En 1724, Antioche connut en son sein une scission, fruit de l’élection d’un patriarche catholique par des évêques orthodoxes acquis à l’union. De là naquit l’Église « grecque-catholique » ou « melkite » (du syriaque malka = monarque), attribut désignant sa fidélité au pouvoir byzantin qui avait convoqué le concile de Chalcédoine. Le siège du patriarcat « d’Antioche et de tout l’Orient, d’Alexandrie et de Jérusalem » est à Damas. Entre l’Orthodoxie et le Siège de Pierre, un pas vers la réconciliation a également été franchi lors de la levée réciproque des excommunications, survenue en 1964. Mais là aussi, la restauration d’une pleine communion attend son heure. Il faut toutefois noter que, depuis une cinquantaine d’années, les relations personnelles se sont nettement améliorées entre les responsables des Églises non-chalcédoniennes et ceux de l’Orthodoxie. Cependant, les divisions restent importantes, y compris au sein même de chaque Église.
Parmi les « chrétiens d’Orient », il existe aussi des catholiques qui appartiennent à l’Église latine. La première présence de celle-ci remonte à 1099, année de la prise de la Terre Sainte par les Croisés, qui s’accompagna de la création d’un Patriarcat latin de Jérusalem, auquel la reconquête islamique (1187) mit un terme. En 1847, le pape Pie IX put le rétablir, tout en confirmant les diocèses institués auparavant dans la région, lorsque celle-ci avait pu accueillir à nouveau des congrégations latines venues d’Europe, qui rallièrent au catholicisme romain une partie des Orientaux. Enfin, le protestantisme et l’anglicanisme se sont installés au Proche-Orient à partir du XIXe siècle, sous l’influence des missions en provenance d’Angleterre, de Prusse et des États-Unis. Chaque communauté orientale comprend désormais des luthériens, des réformés, des baptistes, des anglicans ou des évangéliques. Ces derniers, richement dotés par leurs parrains états-uniens, sont particulièrement efficaces pour attirer à eux des chrétiens originaires d’Églises traditionnelles, ce qui n’est pas sans inquiéter leurs hiérarchies.

UNE SOURCE DE RICHESSE
Une histoire aussi tourmentée et complexe, mais également non dépourvue de grandeur et de sainteté, a laissé des empreintes profondes sur la physionomie du christianisme oriental qui se présente à nous sous de multiples visages, le plus visible étant l’expression liturgique. Mais, pour ce qui est de la diversité catholique, Rome la conçoit comme une richesse plutôt que comme un handicap, car, grâce à elle nous parviennent les trésors spirituels et théologiques des premiers siècles chrétiens, trop longtemps enfouis. Autrement dit, il n’est pas question de confondre unité et uniformité, et cela a été reconnu par le décret Orientalium Ecclesiarum, adopté lors du concile œcuménique Vatican II. Mais cette diversité se manifeste aussi à travers les traits qui façonnent la psychologie collective de chaque communauté chrétienne orientale. Par exemple, un maronite est viscéralement attaché à la liberté tandis qu’un melkite (orthodoxe ou catholique) se soumet aisément au pouvoir politique dont il attend protection ; un Arménien, un Copte ou un Assyrien est apte à confondre son identité religieuse avec son sentiment national ; un syriaque, catholique ou non, ou un copte-catholique, se distingue par son humilité. Il faut dire que ces derniers sont les héritiers d’Églises particulièrement éprouvées par l’histoire, si bien qu’ils sont aujourd’hui les plus minoritaires.
Précisément, où

en est-on de la démographie ? Lors du Synode spécial des Évêques pour le Moyen-Orient, qui s’est tenu au Vatican en 2010 à l’initiative du pape Benoît XVI, le nombre des chrétiens résidant dans les 17 pays concernés était estimé à 20 millions de personnes sur 356 millions d’habitants. Depuis lors, les révolutions, les guerres entre chiites et sunnites et le djihadisme, les exodes consécutifs, qui bouleversent la région, ont provoqué une diminution alarmante, qu’il est difficile de chiffrer avec précision mais dont on peut affirmer sans trop risquer l’erreur qu’elle va aller croissant dans ce qui restera néanmoins toujours, pour l’Église universelle, le berceau du christianisme. Pour autant, au-delà des chiffres, ces chrétiens refusent d’être perçus comme des « minorités », concept qu’ils jugent inadapté à leur vocation. Celle-ci ne consiste pas, pour les chrétiens, à s’organiser en ghettos, mais à contribuer à l’épanouissement culturel et spirituel des sociétés auxquelles ils appartiennent. C’est pourquoi ces chrétiens aiment à rappeler leur apport à la civilisation orientale et demandent à bénéficier de la pleine citoyenneté, dans l’égalité avec leurs compatriotes d’autres religions. Cette reconnaissance est cruciale pour l’avenir du christianisme en Orient. Et ils regrettent que l’Occident n’en soit pas suffisamment conscient.

Annie Laurent

© LA NEF n°298 Décembre 2017