Beyrouth © Elias Zaghrini-Commons.wikimedia

Liban : chrétiens en sursis ?

Au Liban, les chrétiens forment une minorité importante institutionnellement reconnue. Leur nombre et leur influence baissent néanmoins. Leur sort ne nous parle-t-il pas aussi de nous ?

On n’a pas tiré leçon, en Europe, de ce qui s’est passé au Liban, entre 1975 et 1990, date à laquelle a officiellement pris fin une guerre civile dont la dimension « confessionnelle » et interminable rendait plus complexe, encore, la question d’Orient. Cette tragédie n’a pourtant pas cessé, puisque les chrétiens continuent d’en faire les frais ; mais leur sort n’est pas politique, et les belles âmes occidentales, qui continuent de chérir la « cause palestinienne », ont récemment trouvé dans les Yazidis des victimes idéales, car ni chrétiennes ni musulmanes.
Si la question d’Orient n’est plus celle des puissances occidentales réglant leurs querelles dans l’espace post-colonial créé par les accords Sykes-Picot, en 1916, lors du démantèlement de l’Empire ottoman, l’État islamique, les Palestiniens et les Kurdes contestent pourtant les frontières des États qui en sont nés, tandis que la « crise » proche-orientale est devenue un affrontement entre les puissances sunnites et chiites, via l’Arabie saoudite et l’Iran. La question d’Orient reste cependant, pour nous, catholiques, celle de ces chrétiens dont les communautés les plus importantes se trouvent en Égypte, en Irak et au Liban.
Rappelons que le Liban a été créé par la France mandataire pour offrir aux chrétiens de la région, après le statut difficile qui était le leur, un territoire sûr dans l’Empire ottoman. C’est dans le Mont Liban que s’étaient réfugiés, dès le VIIe siècle, les maronites établis en Syrie et qui avaient fui les persécutions de l’islam conquérant. Les chrétiens y étaient donc majoritaires : les plus nombreux étant les maronites, qui reconnaissent l’autorité du Saint-Siège ; on compte aussi des melkites (grecs-catholiques), des orthodoxes, des Arméniens rescapés du génocide de 1915, les autres minorités se répartissant entre catholiques romains – ceux de rite syriaque, chaldéen –, syriaques orthodoxes, apostoliques assyriens et protestants. Communautés dont l’ancienneté et les divisions desservent la perception qu’en a l’Occident : leurs noms ne les font-ils pas percevoir comme les survivants d’Églises trop anciennes pour n’être pas folkloriques, en un temps où Rome s’efforce de « moderniser » sa « doctrine sociale » ? Ces communautés sont néanmoins vouées à s’entendre au-delà du théologique, sur le territoire libanais qui a la dimension de deux départements français et où vivent aussi des Druzes, des sunnites et des chiites – l’ensemble constituant 17 communautés dont la coexistence relève d’un défi permanent, voire de l’impossible.
Émile Eddé, président d’un Liban encore sous mandat français, était allé trouver le socialiste Léon Blum pour lui demander de ne pas inclure dans le futur État le nord sunnite (Tripoli) ni le sud sunnite (Saïda) et chiite (Tyr) ; il n’a pas été entendu ; la guerre civile a eu lieu, les chrétiens ont perdu en pouvoir et en nombre, et les chiites sont devenus démographiquement majoritaires, la guerre ayant vu naître le Hezbollah, ce parti de Dieu (chiite) devenu tout à la fois un parti politique et une milice plus puissante que l’armée libanaise multiconfessionnelle…

LA FAIBLESSE DE L’ÉTAT
Oublions le lieu commun qui faisait du Liban des années 60 la Suisse du Proche-Orient : il possédait bien des banques et des sommets enneigés, l’hiver, mais pas la stabilité helvétique ; la crise de 1958, puis les accords du Caire accordant aux Palestiniens, en 1969, le droit d’être armés au Liban, ont montré la faiblesse d’un État dont le pacte national repose sur un accord de 1943, non écrit, qui donne la présidence à un maronite, la tête du gouvernement à un sunnite, la chambre à un chiite, les Druzes se réservant des portefeuilles.
La guerre civile avait commencé, en avril 1975, dans une banlieue de Beyrouth, par des accrochages entre des miliciens palestiniens qui avaient fini par placer le Liban sous leur coupe, et des miliciens chrétiens qui ne supportaient plus cette occupation, comme ç’avait été le cas, en Jordanie, avant que Septembre Noir ne chasse les fedayins du royaume hachémite. C’étaient les grandes années d’un terrorisme de type marxiste ; et ce qui se présentait comme une guerre civile serait bientôt une guerre régionale : outre les Palestiniens de l’OLP et d’autres organisations de « résistance », les chrétiens affrontaient les Syriens, qui n’avaient jamais accepté la création de l’État libanais ni la restitution à la Turquie kémaliste du sandjak d’Alexandrette (Iskanderun), où se trouve Antio­che (Antakya), ville où les chrétiens furent appelés tels pour la première fois. L’Occident voyait donc s’affronter des chrétiens d’abord mal armés, mal entraînés, et des Palestiniens aguerris, munis d’armes perfectionnées, aidés par d’innombrables mercenaires musulmans venus de tout le monde arabe et aussi d’Europe – tandis qu’une poignée de Français, seulement, sont venus faire le coup de feu aux côtés des chrétiens.
J’ai évoqué cet engagement dans le camp chrétien dans un livre, La Confession négative (Gallimard, 2009), qui n’a guère été lu ; j’avais choisi le mauvais côté, me faisait-on savoir : la cause palestinienne seule était noble, ajoutait-on en parlant des chrétiens comme de « fascistes », de « nababs », de pro-occidentaux « impérialistes », etc. J’avais beau parler de la pauvreté de bien des chrétiens libanais, de la vivacité de leur foi ; rien n’y faisait : ils n’entraient pas dans la vision manichéenne des médias. Les massacres de Sabra et de Chatila, en 1982, et le texte célèbre qu’en a tiré Jean Genet ont achevé de discréditer les milices chrétiennes, qui ont fini par se dévorer entre elles, comme le feront d’ailleurs leurs rivales musulmanes. Le massacre commis par les Palestiniens dans la ville chrétienne de Damour, en 1976, est en revanche inconnu des indignés professionnels. C’est que les chrétiens avaient perdu la guerre médiatique : leurs milices s’appelaient « phalanges, « tigres », « gardiens du cèdre », tandis que l’OLP et les pro-palestiniens se nommaient « islamo-progressistes » – les médias occidentaux jouant sur le velours usé de cette simplification idéologique. Les islamo-progressistes deviendront peu à peu, via le djihad, les terroristes islamistes dont l’action n’a pas cessé.
Sans doute avait-on minimisé ce qui se passait en Iran, depuis 1979, et le fait que, manipulés par les grandes puissances, les Palestiniens étaient les idiots utiles de la guerre froide, bien plus qu’ils ne servaient leurs propres intérêts, comme on le voit aujourd’hui. On a aussi oublié la proposition dans laquelle Kissinger offrait d’utiliser la VIe flotte pour déporter au Canada et en Amérique du Sud tous les chrétiens libanais, afin que les Palestiniens et les musulmans puissent respirer un air plus sain, surtout à l’époque où Béchir Gemayel, allié à Israël, s’acheminait vers la création d’un État chrétien, restreint mais sûr, comme l’avait préconisé son prédécesseur Émile Eddé…
On connaît la suite : assassinat de Gemayel, défaite chrétienne, alliance d’une partie des chrétiens, dans le sillage de l’actuel président Michel Aoun, avec le tout-puissant Hezbollah, exode, contrecoups de la guerre civile syrienne, état de guerre larvé avec Israël, difficultés avec l’Arabie saoudite ; et, surtout, en Europe et en Amérique, indifférence au sort de ces chrétiens orientaux qui, quelle que soit leur Église, représentent pourtant le frémissement originel du christianisme. L’indifférence est un signe du Démon ; la négligence une faute politique, et l’oubli une erreur irréparable.
Le Liban sera-t-il la dernière réserve de chrétiens proche-orientaux, pour peu que cette région retrouve la paix ? Les chrétiens libanais oublieront-ils qu’ils furent les derniers à prendre les armes contre ceux qui entendaient les réduire en une nouvelle forme de dhimmitude ou les exiler ? Leur sort ne nous parle-t-il pas aussi de nous, Européens qui nous résignons à la déchristianisation au nom d’un progrès qui a les séductions de la damnation ? N’oublions pas ce qui s’est passé, de l’autre côté de la Méditerranée, entre 1975 et 1990, puis en Yougoslavie, où a eu lieu une guerre d’un même genre, et où l’Arabie saoudite finançait le djihad en Bosnie ; n’oublions pas ce qui se passe en Syrie, aujourd’hui. La dimension religieuse de la guerre civile, le terrorisme islamiste, le culte hédoniste du progrès, l’ivresse matérialiste, tout cela nous suggère que nous sommes aussi en sursis, comme les chrétiens du Liban, de Syrie, d’Irak et d’ailleurs.

Richard Millet

Richard Millet, écrivain français auteur d’une œuvre abondante (son dernier livre est La nouvelle Dolores, roman paru en septembre chez Léo Scheer), s’était engagé comme volontaire lors de la guerre civile libanaise, en 1975-1976, auprès des combattants chrétiens. Il évoque pour nous un pays qu’il connaît bien.

© LA NEF n°298 Décembre 2017