Alasdair MacIntyre © Sean O'Connor-Commons.wikimedia.org

MacIntyre ou la tradition des vertus

Alasdair MacIntyre, philosophe écossais installé aux États-Unis, est l’auteur d’une œuvre importante qui a renouvelé la philosophie morale et politique, en revenant à la tradition des vertus. Petite présentation d’un penseur peu connu en France.

A 89 ans, le philosophe écossais Alasdair MacIntyre bénéficie d’une grande notoriété dans le monde anglo-saxon. Né en 1929 à Glasgow, diplômé des universités de Londres, Manchester et Oxford, il a enseigné en Grande-Bretagne et aux États-Unis, et s’est illustré aussi bien dans les débats universitaires que les controverses économiques.
On a loué la clarté narquoise de son style, son érudition et son talent de pédagogue. Mais aussi le caractère iconoclaste de sa philosophie, marxiste puis aristotélico-thomiste, où il emprunte aussi bien à Élisabeth Anscombe qu’au cardinal Newman. Anglican passé par l’athéisme et converti au catholicisme par la lecture de saint Thomas d’Aquin, MacIntyre est l’un des grands penseurs de la communauté, de la sécularisation et des « conflits éthiques de la modernité » (1).
Ses travaux ont pu influencer, de façon marginale, certaines réformes des gouvernements Obama et Cameron. Mais le philosophe est surtout connu pour sa contribution majeure à la philosophie morale contemporaine, notamment pour son essai Après la vertu en 1981 (2), où il démontrait l’échec des philosophes, depuis les Lumières, à établir une morale collective satisfaisante.

UN PHILOSOPHE BOUDÉ PAR LES CONSERVATEURS
Cependant MacIntyre reste encore méconnu en France aujourd’hui (3). La langue, malgré les traductions (4), n’est pas le seul obstacle à sa diffusion. La critique que l’auteur fait du kantisme, de l’utilitarisme et des contractualistes a sans doute dissuadé les philosophes de la Sorbonne de s’en faire les hérauts. Un colloque lui était pourtant consacré en juin dernier à l’Université Paris-X, réunissant des chercheurs du monde entier. Mais, sauf quelques rares Français, peu de conservateurs y figuraient.
La raison peut se trouver dans l’éloge que l’Écossais fait des communautés réelles et incarnées, contre la faiblesse des assises du libéralisme et du capitalisme « où les hommes ne peuvent jamais employer pleinement les talents manuels et intellectuels » qui participent pourtant à leur pleine réalisation. On lui a reproché à juste titre de faire dépendre ces mêmes communautés, de facto, des États modernes décriés, où elles survivent autant qu’elles y périclitent. Cette aporie ne lui a pas été pardonnée par les milieux conservateurs français.
Le paradoxe est pourtant celui de notre époque, qui exige une fidélité irénique pour « les barbares qui nous gouvernent » (Après la vertu), et un patient dévouement envers nos élites, malgré la concentration croissante des pouvoirs entre les mains de quelques hommes et institutions « dont on n’exige ni compétence, ni sagesse, ni vertu » (5). Et MacIntyre est l’un de ceux qui démontrent le mieux l’imposture des constructions éthiques à qui l’on doit nos règles de vie.

LA MORALE A-T-ELLE PERDU LA RAISON ?
Une question demeure sans réponse chez les détracteurs du philosophe : pourquoi sommes-nous en peine d’exiger la moindre sagesse de la part de nos gouvernants ? Tout simplement parce que nous avons perdu toute idée sensée de ce qu’est la morale. Progressistes ou conservateurs, nous sommes désemparés à cause de notre dénuement conceptuel. C’est ce que le philosophe soutient dans Après la vertu.
En effet, si le « débat » moral contemporain est marqué par son aspect « interminable » et par le caractère irréconciliable des conflits qui s’y font jour, c’est parce que, en matière de justice pénale, de sexualité ou de justice sociale par exemple, des orthodoxies disparates s’affrontent toujours sur des développements sans jamais s’entendre sur des prémisses communes. Ce qui fait que nos débats n’ont peut-être pas évolué depuis un siècle. La situation est d’autant plus obscure que nous avons bien le même langage moral, mais nous lui prêtons des significations différentes.
C’est finalement l’habilité du législateur et du gouvernement qui donne une apparence de résolutions à nos conflits, au prix d’une manipulation que masquent difficilement les références faites au « progrès » et à la prétendue scientificité de la bureaucratie. Qui utilise, en droit par exemple, des critères incommensurables entre eux pour pondérer un jugement.
On assiste alors au paradoxe d’une époque qui se dit libérée de « l’arbitraire des coutumes », et qui sanctifie en même temps sa jurisprudence comme d’autres révèrent leurs tabous. Ainsi le législateur peut interpréter, sans peine, le « droit de fonder une famille » (6) – proclamé contre l’ingérence des États totalitaires –, comme un fondement du « rapprochement familial » puis comme une justification d’un prétendu « droit à l’enfant ».
MacIntyre cite un exemple historique. En 1939, Londres invoquait une raison kantienne pour entrer en guerre : Hitler n’avait pas le droit d’envahir ses voisins. Mais le bombardement de Dresde (qui, pour un kantien, était intolérable car il impliquait de traiter les futures victimes comme de simples moyens) fut justifié par des arguments utilitaires : hâter la fin de la guerre. Quand bien même l’apposition de deux traditions morales antithétiques ne fait pas une raison logique, la malignité de l’Axe dédouana les Alliés de toute cohérence morale.
Mais que dirions-nous d’un individu qui ferait de même dans sa vie quotidienne ? Qui serait utilitariste quand il euthanasie ses parents, hégélien devant le juge, machiavélien au bureau, schopenhauerien avec sa maîtresse et rousseauiste avec ses enfants ? On jugerait, à raison, que cet homme est fourbe, si ce n’est fou. C’est pourtant ainsi que, collectivement, nous nous comportons dans les sociétés « modernes ».

UNE FERVEUR ÉMOTIVISTE
Pour MacIntyre nous sommes devenus « émotivistes », c’est-à-dire que nous estimons que celui qui énonce un jugement moral ne fait que cacher une préférence personnelle derrière un présent de vérité générale. Toute évaluation morale devient donc l’expression consciente ou non-avouée d’une préférence personnelle. Et de fait, le phénomène existe et a existé. Mais si l’autorité morale peut-être usurpée, c’est justement parce que la morale fait autorité au départ, et pour des raisons argumentées. Tartuffe vit au crédit des saints qui l’ont précédé. Ce que l’émotiviste refuse de voir, ne voyant dans toute morale que l’expression d’un arbitraire subjectif impossible à démontrer.
Quand le pape s’adresse, par exemple, aux représentants des peuples, son point de vue n’est pas entendu comme celui, légitime, d’un serviteur du Christ, mais comme celui d’un homme qui porte une robe blanche et qui a jugé bon de rester célibataire pour invoquer des entités invisibles. Son avis n’a pas plus de valeur, pour un émotiviste athée, que celui d’une Femen topless ou d’un philosophe à double menton, qui peuvent tout aussi bien que lui revendiquer une « expertise en humanité ».
Aussi, les chrétiens peuvent bien en appeler à la loi naturelle, ils doivent répondre à la suspicion émotiviste pour laquelle il n’y a pas plus de « nature » que de « culture », de prescription divine que d’essence qui précéderaient l’existence. Cet « émotivisme » devient la philosophie morale de la majorité, y compris chez les croyants (et les clercs), qui sont de plus en plus en peine de rendre témoignage de la sagesse des commandements divins. Et qui confondent bien souvent ressenti, foi, dogmes et sentiments.

LE CONCEPT DE CRISE ÉPISTÉMOLOGIQUE
C’est dans ce contexte que MacIntyre cherche à démontrer que toutes les traditions morales ne sont pas égales devant la raison pratique. Pour le philosophe, il n’existe pas de morale abstraite et universelle. Il n’existe que des morales singulières, énoncées par des communautés pour répondre à des enjeux particuliers dans des contextes originaux (morale homérique, morale stoïcienne, morale victorienne). Toutes ont cependant en commun une certaine conception des vertus, du courage, de la magnanimité, etc., qui diffèrent ou se ressemblent.
Mais toutes ne répondent pas de la même manière et avec la même satisfaction aux enjeux de l’existence individuelle et collective. Lorsqu’une tradition échoue devant un enjeu, elle fait face à une crise épistémologique, qui exige soit une résolution, soit l’abandon de cette tradition pour une autre, plus juste. Une tradition est meilleure qu’une autre lorsqu’elle a répondu, progressivement, de la façon la plus convaincante à tous les problèmes qui se posent à elle dans son histoire. Et pour MacIntyre, c’est l’aristotélico-thomisme qui demeure la meilleure garantie de résoudre avec le plus de justice et d’exigence nos dilemmes moraux, nous permettant d’échapper aux trois impasses du libéralisme : l’individualisme, l’émotivisme et l’abstraction éthique.

Yrieix Denis

(1) Voir Ethics in the Conflics of Modernity, Cambridge, 2016.
(2) Après la vertu : étude de théorie morale, PUF, 1997, rééd. 2013.
(3) On peut néanmoins citer les travaux de qualité que lui ont consacrés feu Émile Perreau-Saussine, Alasdair MacIntyre, une biographie intellectuelle (PUF, 2005), Christophe Rouard, La vérité chez Alasdair MacIntyre (L’Harmattan, 2011), ainsi que Vincent Descombes dans la Revue Internationale de Philosophie (n°2/2013) et Godefroy Desjonquères (lequel lui a consacré un mémoire de master 1 soutenu à l’ENS-Lyon en 2017), qui ont nourri cette monographie.
(4) Voir note 2. On citera aussi : Quelle justice ? Quelle rationalité ? PUF, 1993.
(5) La formule, cette fois, est de René Gillouin dans Aristarchie ou Recherche d’un gouvernement, Bourquin, 1946.
(6) Article 16 de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme de 1948.

© LA NEF n°300 Février 2018