La naissance de l’État d’Israël il y a 70 ans est l’occasion de revenir sur le contexte de l’époque, comme nous y invitent deux ouvrages fort instructifs de Philippe Simonnot et David Elkaïm, ainsi qu’à faire le point sur la situation actuelle.
Comme chaque année, en ce printemps, Israéliens et Palestiniens se souviennent de l’événement qui, voici 70 ans, fit basculer la Terre Sainte dans un cycle historique dont tout le Proche-Orient subit encore les effets déstabilisants.
Le 14 mai 1948, à 16 heures, alors que s’achève le Mandat britannique sur la Palestine (octroyé au Royaume-Uni par la Société des Nations en 1920), l’instant est solennel dans le musée d’art de Tel-Aviv : David Ben Gourion, l’un des militants les plus illustres du sionisme, proclame en hébreu « la fondation de l’État juif dans le pays d’Israël », dont il devient ensuite Premier ministre. La séance se termine par l’initiative imprévue du rabbin Fishman-Maimon qui récite la Shehekheyanou, prière traditionnelle d’action de grâce. Dès le lendemain, apprenant la nouvelle, le mufti de Jérusalem, Hadj Amin El-Husseini, résidant alors à Damas, envoie ses ordres aux résistants palestiniens. « La guerre sainte a commencé ! Engagez toutes vos forces à El-Qods [la Sainte en arabe, nom donné à Jérusalem] ! Par Allah, jetez les Juifs à la mer ! » (1).
Ainsi se réalisait la promesse contenue dans la Déclaration Balfour du 2 novembre 1917. L’auteur de ce texte très court, Arthur Balfour, ministre britannique des Affaires étrangères, s’engageait au nom de son gouvernement, dans une lettre publique adressée à Lord Rothschild, à faciliter « l’établissement en Palestine d’un Foyer national pour le peuple juif ».
De part et d’autre, une empreinte confessionnelle était posée sur l’événement de Tel-Aviv, glorieux pour les Juifs, sinistre pour les Palestiniens qui le retiennent sous le nom de Naqba (Catastrophe en arabe). L’Occident ne semble pas alors avoir perçu dans ces signes religieux les prémisses des tragiques évolutions à venir. Il est vrai que les idées nationalistes triomphaient, y compris au Levant. En Turquie, Atatürk avait instauré une république en partie inspirée par les modèles laïques européens ; ailleurs, le nationalisme arabe, d’inspiration non confessionnelle, promu par des mouvements tels que la Nahda (Renaissance) ou le Baas (Résurgence), suscitait un réel engouement auprès de nombreux intellectuels musulmans, chrétiens et minoritaires (alaouites surtout). Quant au sionisme de la première heure, il n’avait aucune référence religieuse, comme le montre l’essayiste Philippe Simonnot dans un remarquable ouvrage très documenté au style par ailleurs sans concession, Le siècle Balfour, 1917-2017 (2).
L’auteur revisite en effet bien des idées reçues, à commencer sur Theodor Herzl, l’instigateur du sionisme. Ce journaliste hongrois, juif sécularisé, a conçu l’idéologie sioniste en réaction à l’affaire Dreyfus et non selon un idéal religieux. Dans son livre-manifeste, L’État des Juifs, paru en Autriche en 1896, il écrivait : « Aurons-nous une théocratie ? Non ! Si la foi maintient notre unité, la science nous libère. C’est pourquoi nous ne permettrons pas aux velléités théocratiques d’émerger. Nous saurons les cantonner dans leurs temples. » Son voyage à Jérusalem, deux ans après, ne lui inspira que mépris pour les « superstitions » et les « fanatismes » qu’il y observa dans les pratiques rituelles juives. Cette opinion était partagée par bien d’autres, notamment Albert Antébi, directeur de l’Alliance israélite universelle dans la Ville sainte : « J’estime Jérusalem pour son passé historique, mais je ne crois pas à son avenir pour notre nation » (3). Ou encore les Britanniques Edwin Montagu, fils d’un puissant banquier juif, Claude Montefiore, auteur d’un opuscule intitulé Les dangers du sionisme ; et même des juifs allemands.
Les juifs orthodoxes d’Europe et d’Amérique, des rabbins comme des laïcs, étaient encore plus opposés au sionisme. « Pour eux, écrit Simonnot, le projet de Herzl aspire de manière sacrilège à écarter la Providence du cours de l’histoire juive […]. Pour le judaïsme orthodoxe, les tragédies dont souffrent les juifs, notamment l’exil de la Terre promise, sont des châtiments pour expier leurs péchés. » Notre auteur s’appuie sur les travaux récents d’historiens juifs contemporains (4). Ainsi, au sujet de la célèbre prière L’An prochain à Jérusalem, Schlomo Sand la situe dans la perspective d’« une rédemption prochaine et non pas d’un appel au passage à l’acte » (5).
Simonnot s’autorise à en déduire que « ce n’est pas la pression sioniste qui a enfanté la Déclaration Balfour, c’est la Déclaration Balfour qui a fait du sionisme un authentique mouvement politique du fait que la plus grande puissance de l’époque [le Royaume-Uni] validait son projet ». Et, considérant comme mensongère l’affirmation contenue dans la Déclaration d’indépendance du 14 mai 1948, selon laquelle « les Juifs s’efforcèrent au cours des siècles de retourner au pays de leurs ancêtres pour y reconstituer leur État », il estime que « le futur État d’Israël est plus le fruit de la nécessité que d’un choix idéologique ou religieux », autrement dit qu’il résulte directement du programme génocidaire des nazis. Avant même ces horreurs, dès l’arrivée d’Hitler au pouvoir (1933), une forme de convergence d’intérêts s’établit d’ailleurs entre nazisme et sionisme, d’où la contribution du premier à l’émigration de Juifs allemands en Palestine.
Certaines personnalités juives percevaient l’injustice du projet sioniste pour les populations arabes de Palestine, auxquelles la Déclaration Balfour ne reconnaît pas de droits politiques. Ainsi, dès 1921, l’intellectuel Martin Buber s’illustra par des vues prophétiques. Devant le seizième Congrès sioniste, réuni en Allemagne le 1er août 1929, il lança cet appel : « Souvenons-nous […] de la manière dont les autres peuples nous ont considérés et partout nous considèrent encore comme un corps étranger, comme des êtres inférieurs. Gardons-nous de faire subir à autrui ce que l’on nous a fait subir ! » Et de confier le « lourd sentiment » qui l’habitait depuis son voyage en Terre Sainte, effectué deux ans auparavant. « J’ai été effrayé de voir en Palestine comme nous connaissons si peu l’homme arabe. »
Multipliant les avertissements prémonitoires, Buber appelait à la création d’un État binational judéo-arabe (31 octobre 1929), dénonçait les violences des extrémistes juifs contre les Arabes, prévoyant qu’elles pousseraient ces derniers à oublier « la différence entre nos terroristes et le peuple juif » (5 juin 1939). Peu avant le 14 mai 1948, il écrivit : « Il faut renoncer à devenir une majorité prédatrice. » Puis, il réfuta la « vérité historique » selon laquelle l’exode des 700 000 Palestiniens, consécutif à l’indépendance d’Israël, aurait été volontaire alors qu’ils fuyaient un « nettoyage ethnique », perpétré selon le Plan Daleth conçu dès mars 1948. Pour Simonnot, il s’agit là d’un « crime prémédité » qui constitue « le péché originel de l’État d’Israël », lequel fut fondé sur le slogan mensonger : « Un peuple sans terre pour une terre sans peuple ».
Depuis 1948, Israël est en état de guerre quasi-permanent, rappelle le chercheur David Elkaïm dans un ouvrage de référence sur le sujet, Histoire des guerres d’Israël. De 1948 à nos jours (6), où il analyse avec précision les enjeux de chacun des conflits. Où en est-on aujourd’hui ? L’option internationale pour deux États, l’interminable « processus de paix », qui se décline en une multitude d’initiatives diplomatiques, l’engagement pacifique d’une partie des Juifs, rien de tout cela n’a fait justice aux droits du peuple arabe établi entre le Jourdain et la Méditerranée. Les dirigeants israéliens, confortés par le « sionisme chrétien » en vogue aux États-Unis et par leur monopole nucléaire au Proche-Orient, qu’ils doivent à la France (7), consolident la judéité de leur État dont ils réclament la reconnaissance universelle. Dans ce but, ils nient le droit au retour des exilés palestiniens, étendent illégalement leur domaine territorial et imposent des politiques inéquitables à leurs citoyens arabes, musulmans et chrétiens. Certes, deux pays, l’Égypte et la Jordanie, ont signé la paix avec Israël en 1979 et 1984 ; certes, l’axe sunnite, conduit par l’Arabie-Séoudite, se rapproche de l’État hébreu. Mais ces ouvertures relèvent de convergences d’intérêts stratégiques, notamment face à l’Iran chiite, qui nécessitent des collaborations sécuritaires, et non d’authentiques réconciliations entre les peuples. Et pendant ce temps, la spirale infernale d’une géopolitique confessionnalisée accélère le déclin des chrétiens au Proche-Orient.
Annie Laurent
(1) Cf. Georges Ayache, Israël, la naissance de l’État des Juifs, Éditions du Rocher, 2008, p. 357-359.
(2) Éditions Pierre-Guillaume de Roux, 2018, 216 pages, 24,50 €.
(3) P. Simonnot, ibid., p. 45.
(4) Yacov M. Rabkin, Au nom de la Torah. Une histoire de l’opposition juive au sionisme, Presses de l’Université Laval, 2004 ; Schlomo Sand, Comment la terre d’Israël fut inventée, de la Terre Sainte à la mère patrie, Flammarion, 2014.
(5) S. Sand, ibid., p. 198.
(6) Tallandier, 2018, 320 pages, 21,50 €.
(7) P. Simonnot donne de nombreux détails sur cette affaire, cf. p. 175-178.
© LA NEF n°303 mai 2018