Le moment que va vivre la France, c’est « le moment politique ». C’est le moment où l’arrangement actuel, entre le marché et le droit, ne suffit plus. C’est le moment où la promesse de l’extension indéfinie de la satisfaction individuelle ne fonctionne plus, le moment où la croissance ne signifie plus le progrès, et même signifie une dégradation nouvelle des conditions de vie, le moment où le progrès lui-même perd son sens, hésite et se brouille.
Ce moment politique est déterminé par la crise d’identité que vivent les Français, comme bien d’autres Européens, depuis que l’Union a abandonné son devoir de préférer les Européens. Il provient de la fin du tout économique, et des illusions de l’abondance pour tous. Il se caractérise par la fin du « je », égoïste et tout-puissant, et le retour du « nous » comme famille, communauté, nation, parce que nul ne survivra seul aux crises qui s’annoncent. Mais il est aussi provoqué par le vertige qui nous saisit devant le nouveau totalitarisme de l’homme augmenté, de l’homme hors sol, sorti de la nature et de toute détermination – devant la promesse que chacun devienne Dieu.
Cet aboutissement de l’individualisme libéral a été philosophiquement exprimé, mais pratiquement ignoré ; une humanité encore majoritairement dépendante de l’agriculture paysanne, dominée par le climat, le relief, la distance, intimement liée aux saisons, à la terre et aux ressources de la nature, était très vite ramenée à la terre qui est sous ses pieds. Voici quelques décennies encore, les paraboles du berger et du troupeau, de la lampe qui guide le voyageur, des oiseaux dans les champs et des fleurs dans les prés, étaient intelligibles par tous parce qu’elles éveillaient des expériences concrètes.
UNE RUPTURE RADICALE
C’est fini. Pour une population mondiale majoritairement urbaine, pour les 6 milliards d’habitants qui vivent rivés à l’écran de leur téléphone portable, pour ceux, à peine moins nombreux, pour qui le Web supprime la distance et rétrécit le temps, le fonds commun de la Bible et des Évangiles s’éloigne dans une brume d’étrangeté. Beaucoup d’enfants des métropoles n’ont jamais vu de coucher ou de lever du soleil, les mêmes enfants en colonie de vacances sont terrorisés par un troupeau de vache, et un troupeau de moutons dans les Causses devient une attraction touristique !
Cette rupture n’est pas seulement symbolique. Les prothèses numériques transforment l’être là, l’être ensemble, l’être présent, c’est-à-dire les conditions concrètes de l’expérience humaine. Les promesses de la biologie, qu’il faut nommer bio-ingénierie, bouleversent tout ce que nous savions sur la filiation, la reproduction, la transmission. La perspective de voir les enfants humains devenir les produits de l’industrie n’est plus fantaisie de science-fiction. L’achat des caractères de l’enfant à naître ; l’affirmation du droit à l’enfant pour tous, y compris celles et ceux qui ne peuvent se reproduire ; l’indétermination du sexe, de l’origine et de l’âge, sont les promesses actuelles de l’hyperindividualisme. Ce n’est plus d’une vie sans souffrance qu’il s’agit, c’est d’une vie au-dessus de la nature, sortie de tous les hasards, de toutes les déterminations, de toutes les limites que la nature imposait.
L’HOMME AMPUTÉ DU SACRÉ
Comment ne pas rêver de ne plus souffrir, de ne plus vieillir, de ne plus mourir ? Mais il se peut que le prix à payer pour la libération de la nature soit la vie elle-même ; mais de plus en plus nombreux sommes-nous à penser que l’homme sorti de la nature est aussi un homme amputé du sacré, et que l’homme augmenté est plus sûrement un homme diminué – réduit à ce qui, en lui, ne fait pas l’homme.
Les philosophes y verront l’occasion de reprendre l’analyse des liens entre nature et culture et de voir que la culture n’est que médiation entre la nature et le sacré. Ce qui reste de religieux en nous suggérera que rien n’est plus urgent que chasser les marchands du temple, et renouer avec le sacré, qui est ce pour quoi tuer, ou mourir – ce qui est plus que la vie. Les habiles entreprendront de réveiller les symboles, comme l’a fait Emmanuel Macron, mais les symboles ne sont rien sans le sacré qui anime et leur donne souffle et force. Il s’agit d’imiter le sacré, sans le sacré, de copier la foi, sans la foi, de dire « la France », sans en être. Faible entreprise, sans illusion. Les politiques, les vrais, doivent saisir l’importance de ce basculement du commun où la volonté de vivre ensemble, de dire « nous » et de décider de ses lois, de ses mœurs et de ses choix va balayer l’insolente prétention de l’économie à dicter ses lois à la société, et, du marché, à faire de la vie un produit en rayon.
Hervé Juvin
Hervé Juvin, économiste et essayiste, est président de Natpol et auteurs de nombreux ouvrages dont L’Occident mondialisé. Controverse sur la culture planétaire (avec Gilles Lipovetsky, Grasset, 2010), La grande séparation. Pour une écologie des civilisations (Gallimard, 2013), Le Mur de l’Ouest n’est pas tombé (P.-G. de Roux, 2015). Il vient de publier France, le moment politique (Éditions du Rocher, 2018, 288 pages, 16,90 €).