Augustin Cochin

Redécouvrir Augustin Cochin

L’édition des œuvres d’Augustin Cochin (1876-1916) permet de redécouvrir un analyste exceptionnel de la Révolution et du totalitarisme. Présentation.

«Tocqueville et Cochin sont les seuls historiens à proposer une conceptualisation rigoureuse de la Révolution française » : c’est par cette affirmation vigoureuse que l’historien François Furet ouvrait son essai remarqué Penser la Révolution française (1), qui éreintait le « catéchisme révolutionnaire ». C’était en 1978. Augustin Cochin fut exhumé après un demi-siècle d’oubli. Ses deux principaux livres furent réédités. Puis il retomba dans le silence – sauf en Italie où ses livres ont été traduits. La publication par un grand éditeur, Tallandier, de ses œuvres presque complètes, offre l’occasion de retrouver non seulement un historien, mais aussi un philosophe soucieux d’élaborer, selon ses propres dires, « une sociologie du phénomène démocratique ».
Seule sa mort héroïque dans la Somme à 39 ans, le 8 juillet 1916, a empêché Augustin Cochin d’analyser, par-delà l’engrenage de la Terreur, les totalitarismes du siècle dernier. Né dans une famille de très ancienne bourgeoisie parisienne (à l’origine de l’hôpital qui porte son nom) engagée dans le catholicisme social, il montra très tôt une intelligence hors du commun – un profil de premier de classe qui rafle tous les prix – alliée à une capacité de travail de « bénédictin laïc », comme il se qualifiait lui-même. Formé à l’École des Chartes, il consacra ses premières recherches d’archiviste paléographe aux menées des protestants du Midi de la France à l’époque de la Fronde. Il s’aperçut que, derrière les événements les plus visibles, des forces moins palpables étaient à l’œuvre.
Réorientant ses travaux, il entreprit d’étudier la campagne électorale en 1789 en Bourgogne. Pourquoi les cahiers de doléances, les mots d’ordre, les candidats se ressemblent-ils autant ? Or, se dit-il, « la communauté des idées ne rend pas compte du concert des actes ». C’est en épluchant inlassablement les archives locales qu’il mit au grand jour le rôle des « sociétés de pensée », les techniques d’encadrement de l’électorat et de la manipulation des esprits. Perfectionnant le cadre explicatif élaboré en Bourgogne, il allait ensuite l’affiner en Bretagne et, plus largement, démonter les engrenages de la machine révolutionnaire.

PAS UN COMPLOTISTE
Un malentendu doit être aussitôt levé : Cochin n’est pas l’héritier de l’abbé Barruel et de sa thèse du complot maçonnique des Illuminés de Bavière. Il se moque de cette « conspiration de mélodrame », sans négliger pourtant le rôle croissant, parmi les sociétés de pensée, des loges maçonniques qui, comme l’a écrit Furet, incarnent « de façon exemplaire la chimie du nouveau pouvoir ». Il n’est pas convaincu par la « méthode psychologique » développée par Hippolyte Taine : la Révolution ne s’explique pas par une volonté consciente, une intention délibérée de ses acteurs, dont l’historien devrait se contenter de décrire leurs représentations. Tout comme il ironise sur la justification de la Terreur jacobine par les « circonstances », dans son combat contre les historiens officiels de la République radicale (Alphonse Aulard) ou le « mysticisme du peuple » lyriquement développé par Michelet.
En fait, comme le remarque l’historien Patrice Gueniffey dans sa préface à La Machine révolutionnaire, Cochin a fait « entrer la sociologie dans l’étude de l’histoire », ou plutôt « il était autant sociologue qu’historien » dans la mesure où il cherchait « à élaborer une phénoménologie du phénomène révolutionnaire qui dépassât les intentions exprimées par les acteurs ». Une démarche très novatrice en son temps. Bien que fervent catholique, Cochin n’hésite pas à emprunter à Émile Durkheim, père fondateur de la sociologie contemporaine, ce qui lui semble fécond, tout en rejetant son positivisme. Sa liberté d’esprit se manifeste également dans son rapport avec Maurras : s’il publie l’étude sur la Bourgogne dans la Revue d’Action française (dite « revue grise ») et correspond avec le penseur monarchiste, il n’apprécie pas l’utilisation faite par celui-ci, qu’il juge « matérialiste », de l’Église comme simple corps social.
Pour Cochin, le jacobinisme, phénomène central de la Révolution française, est le fruit d’un type de société qui prend son essor à partir de 1760 : la société de pensée. Les « sociétés », comme on dit alors, sont le laboratoire de la grande société que produira la Révolution, où l’égalité abstraite broie l’identité des personnes et des communautés : sociétés littéraires et chambres de lecture contrôlant la presse et donc la partie active de l’opinion ; académies (telles les sociétés d’agriculture) où l’on discute et vote comme pour refaire le monde ; et loges maçonniques qui se renforcent et sont de plus en plus actives (le Grand Orient se constitue en 1773). D’autres organismes plus souples ratissent plus large. Ces structures correspondent, forment des réseaux qui diffusent la « libre-pensée », autrement dit la philosophie des Lumières, n’hésitant pas à persécuter les dissidents, avec des méthodes de triage et d’épuration qui annoncent celles de la Terreur.
Dans la société de pensée, les membres doivent se dépouiller de leur identité sociale réelle, s’abstraire des corps d’appartenance qui constituaient l’Ancien Régime, et même mettre entre parenthèses leurs convictions acquises au préalable. Foi, religion, expérience, traditions s’effacent. En ce sens, elle préfigure le régime démocratique où tous sont égalisés comme citoyens. Le but de cette nouvelle forme d’organisation n’est pas d’agir ou de représenter des intérêts, mais d’opiner, de dégager de la discussion un consensus – telle est bien la « philosophie » ou la « libre-pensée » (on dira plus tard l’idéologie) – d’où naît la volonté générale. De la fabrication de cette « vérité socialisée » émerge un modèle de démocratie pure ou directe (non représentative) : la volonté de la collectivité fait loi à tout instant.

LA MACHINE TOTALITAIRE
Or il faut malgré tout des chefs, et tel est bien le problème. La démocratie est toujours le règne d’une minorité. D’où ce que Cochin appelle la Machine. Pour dégager des pouvoirs, tout un appareil se met en place qui sélectionne les meneurs, les plus actifs. Les machinistes qui agissent dans son « cercle intérieur » composent une oligarchie de médiocres successifs et interchangeables : pendant la Révolution, Brissot, Danton, Robespierre (2). Plus habiles que compétents, ces « tireurs de ficelles » (souvent gens de robe et de plume, beaux parleurs, ambitieux, sceptiques) apprennent à manipuler l’opinion. Mais ils ne sont que rouages, bientôt broyés par une logique mécanique qui tend implacablement à l’extension du contrôle social et à la radicalisation du mouvement.
Cochin analyse la dynamique révolutionnaire en trois grandes étapes. De 1750 à 1788, c’est la « socialisation de la pensée » par les sociétés de pensée qui élaborent et diffusent l’« opinion sociale ». De 1789 à 1793, elles deviennent des sociétés révolutionnaires, des clubs qui reproduisent leurs mécanismes à l’échelle du corps entier de la nation : c’est la « volonté socialisée ». Rousseau avait écrit : « on le forcera à être libre ». Au nom d’une liberté (négative), sont détruites les libertés des corps, corporations, congrégations et autres communautés, tout ce qui s’interpose entre l’individu et l’État. La personne « libérée » de toute appartenance n’est en fait plus protégée. De 1793 à 1794, le jacobinisme triomphe, le « Peuple » se substitue à la société civile et à l’État, le sang coule à flots, et c’est le temps des « biens socialisés ». Le 9 Thermidor (chute de Robespierre) marque la fin de la Terreur.
L’œuvre de Cochin est demeurée inachevée, mais ce qu’il a laissé est déjà très fécond. Comme sa pensée était sans cesse en ébullition, il aurait certainement affiné sa réflexion, notamment par l’observation des révolutions communistes, dont le déroulement a confirmé son analyse à bien des égards prophétique de la grande Machine totalitaire.

Denis Sureau

(1) Gallimard, 1978, réédité dans la collection de poche Folio histoire.
(2) Cochin les compare aux politiciens anglais et américains de son temps décrits par les premiers sociopolitologues Roberto Michels et Moisey Ostrogorski.

 

La Machine révolutionnaire. Œuvres, d’Augustin Cochin, préface de Patrice Gueniffey, introduction de Denis Sureau, Tallandier, 2018, 688 pages, 29,90 €.
Si les ouvrages majeurs de Cochin (Les Sociétés de pensée et la démocratie moderne, La Révolution et la libre-pensée) sont de temps à autre réédités, ce n’est le cas ni d’Abstraction révolutionnaire et réalisme catholique (réflexions philosophiques), ni des études sur le protestantisme dans le Midi au XVIIe siècle (publiées il y a un siècle dans des revues savantes), ni de sa correspondance, très vivante, permettant de découvrir sa riche personnalité. C’est l’honneur de Tallandier d’oser faire redécouvrir ces œuvres oubliées. Dans sa préface, l’historien Patrice Gueniffey souligne leur actualité. À l’origine de ce projet éditorial, Denis Sureau retrace dans son introduction la vie et la postérité de Cochin. Cet ensemble constituerait des œuvres complètes s’il ne manquait La Révolution et la libre-pensée en Bretagne, en raison de son ampleur (860 pages !).

Pierre Louis

© LA NEF n°303 Mai 2018