Etienne Gilson © Pontifical Institute of Mediaeval Studies Toronto

Étienne Gilson : le chêne dont on fait les trônes

Pour les 40 ans de la mort d’Étienne Gilson (1884-1978) sont parus une remarquable biographie de Florian Michel et un livre inédit de Gilson en français. C’est l’occasion de revenir sur ce grand philosophe thomiste, trop méconnu aujourd’hui.

Le quarantième anniversaire de la mort d’Étienne Gilson (1884-1978) est l’occasion de se souvenir de l’un des principaux philosophes et historiens de la philosophie française du XXe siècle. La mémoire est ingrate, il convient de la secouer.
Gilson est catholique, laïc, universitaire, comme une sorte de chêne enraciné et dominant, aussi bien au plan intellectuel qu’à celui de sa fidélité ecclésiale. C’est aussi un personnage. De caractère trempé, sûr de son style et de son autorité, porté à ironiser, au physique massif, avec un visage très « Français de la Guerre de 14 », son ombre plane encore sur plusieurs générations de philosophes médiévistes. Avec la remarquable biographie de Florian Michel (1) et la perspective imminente des Œuvres complètes, on s’apprête à découvrir ses interventions dans le domaine politique et ecclésial. Le penseur apparaît trop instruit des leçons du passé pour céder aux modes du présent, mais capable de porter sur celui-ci un regard aigu et sage.
Qu’en est-il, en revanche, de sa place dans l’échiquier des interprètes de saint Thomas ?

Un philosophe, pas seulement un historien
Certains lui reprochent, aujourd’hui encore, de n’être qu’un historien des idées. Cela en dit long, d’une part, sur le mépris dans lequel ces critiques tiennent alors les faits, lesquels ramènent la philosophie sur terre, d’où elle est pourtant issue, surtout pour ceux qui se disent réalistes. Les faits sont les arbitres des idées, non l’inverse. L’humilité consiste à se rappeler cette première vérité, qui empêche le trop facile mais si répandu maquillage des doctrines, manière de tirer la couverture à soi, que l’on appelle alors trop noblement interprétation. Cela en dit long aussi, d’autre part, sur l’ignorance coupable des contempteurs de l’œuvre gilsonienne, ce qui ne serait rien s’ils ne se prononçaient pas sur elle.
D’autres, au contraire, aussi acerbes mais plus avisés, lui reprochent plutôt l’inverse : d’avoir été un vrai philosophe, à sa manière engagé, parce que catholique romain, métaphysicien, thomiste, donc tout sauf un historien aussi distant des dogmes que rétif à la moindre conviction philosophique.
En métaphysique, comme on sait, Gilson a su lire, comme Heidegger, la dérive essentialiste de la philosophie occidentale (L’Être et l’Essence, 1948). Mais avec une autre résolution, l’exception de Thomas d’Aquin en faveur de l’acte d’être.
Si Gilson est autant philosophe qu’historien, et philosophe d’autant plus assuré de ses analyses qu’il les fonde sur un travail inégalé d’historien, force est de lui reconnaître l’autorité de celui qui sait et qui sait expliquer. On aime ou on n’aime pas.

Un maître en thomisme
Gilson se tient sur le terrain de la philosophie, quoiqu’il connaisse la théologie autant que maint théologien. Mais, dans son domaine propre, qui est plutôt celui de la métaphysique et aussi du rapport entre philosophie et théologie, sa contribution a beaucoup moins vieilli que nombre de thomistes d’époque, dits grands mais qu’on ne lit plus parce que leur mise en place historico-doctrinale est devenue du bois mort. L’exigence universitaire a conduit Gilson à ne rien affirmer d’un auteur qui ne fût écrit par l’auteur lui-même, et à tout affirmer de lui s’il l’a écrit, fût-ce contre certaines supposées traditions qui n’étaient que de mauvaises habitudes.
Pour Thomas d’Aquin, Gilson n’a pas renouvelé la lecture dans toutes les matières. En morale, en philosophie de la nature, en logique, il n’est qu’excellent. Lui qui déclare, avec son panache narquois, ne s’intéresser qu’à moitié aux voies de l’existence de Dieu, il leur consacre quelques exposés fulgurants, qui en déclassent beaucoup d’autres…
L’une de ses idées, toujours discutée, est que la philosophie de saint Thomas, tout appuyée sur nombre d’auteurs comme Aristote ou Avicenne, ne se comprend, dans son équilibre et dans sa nouveauté, que dans la stimulation intellectuelle que la théologie exerce sur elle. À tel point que la raison éclairée par la foi devient plus rationnelle que sans la foi. En d’autres termes, la grâce perfectionne à ce point la nature, que la nature sans la grâce n’est pas au niveau de soi-même. La conséquence en est que la raison magnifiée par un Docteur chrétien étend le territoire rationnel plus loin et plus profondément que la philosophie des philosophes, donc des anciens païens… Pour reprendre le cas des (trop) fameuses cinq voies de l’existence de Dieu, aucun philosophe ne les a aussi parfaitement formulées, en elles-mêmes et surtout ensemble, que Thomas, docteur chrétien…
On revient à cet apparent paradoxe que nulle autre instance que l’Église catholique n’a su reconnaître à la raison des frontières aussi étendues : l’existence de Dieu, certaines de ses perfections, et même la création, etc. La raison laissée à ses seules forces n’y est jamais parvenue, ou bien jamais avec une telle assurance. La lumière de la finalité (la foi) permet de mieux voir le chemin que s’il s’agit de le débroussailler (la philosophie).
Le débat sur ce point reste parfois vif, mais, à en refuser les termes, une œuvre comme la Somme contre les Gentils de Thomas demeure incompréhensible, et même aussi les commentaires thomasiens d’Aristote, qui savent où ils vont (ou bien d’où ils viennent) bien mieux qu’Aristote. Gilson a été l’un des principaux acteurs de cette mise en valeur de la façon thomasienne d’articuler philosophie et théologie.

Un passeur
À quoi peut servir un Gilson aujourd’hui ? À découvrir le trésor de la philosophie médiévale ; à se souvenir que le XXe siècle philosophique français n’a été dominé par Sartre ou par Marx que parce que l’on a voulu négliger les autres. Surtout, à s’introduire à saint Thomas en philosophie, de façon universitairement crédible. Certes, Gilson est un maître mort, mais, à défaut de maître vivant, certains morts sont en parfaite santé.
Gilson sert ainsi de passeur comme, à sa façon aussi différente que complémentaire, Jacques Maritain (1882-1973), son contemporain : deux grands penseurs catholiques. L’un et l’autre ont fait montre de rectitude politique, sans compromis avec leur siècle de dominants et de dominés. Cette probité leur permet de garder la tête haute. La biographie de Florian Michel révèle par exemple que Gilson commence dès 1933 à analyser le nazisme montant. Il le place dans la lignée historique du germanisme, particularisme opposé à l’universalisme catholique, de surcroît néo-païen, expansionniste, national et donc plus que jamais anti-romain. Cet anti-catholicisme est aussi bien un anti-sémitisme : « Tout ce qui n’est pas aryen doit être éliminé », annonce Gilson à une époque où peu encore le croient (2).
Gilson est aussi lucide sur le communisme, lui qui est allé constater en 1922 la famine en Ukraine. L’historien en lui sait voir les continuités historiques et donc les ruptures voulues. Preuve, s’il en est besoin, qu’une sagesse chrétienne permet de mieux comprendre les mouvements d’idées que les aveuglements et les lâchetés de trop d’intellectuels athées de ces années-là, eux qui ont cautionné toutes les horreurs du siècle. La raison sans la foi perd la tête.

Un guide de l’étudiant
Passeur, Gilson l’est pour tout étudiant. Il offre à qui aurait soif de sagesse la porte des maîtres. Plusieurs fois, j’en ai fait l’expérience émerveillée. J’en témoigne. À tel point qu’à relire Gilson, nombre d’esprits cultivés ont parfois le sentiment d’y trouver une pensée connue, alors qu’ils l’ont naguère apprise chez lui (mais ils l’ont oublié), et que cette pensée les a non seulement instruits mais nourris.
Gilson écrit : « Un thomiste est un esprit libre. Cette liberté ne consiste assurément pas à n’avoir ni Dieu ni maître, mais plutôt à n’avoir d’autre maître que Dieu, qui affranchit de tous les autres. Car Dieu est la seule protection de l’homme contre les tyrannies de l’homme » (3).
Gilson demeure un chêne, qui a dédié sa vie à d’autres gloires qu’à la sienne, un chêne dont on fait les trônes.

Frère Thierry-Dominique Humbrecht, op

(1) Florian Michel, Étienne Gilson, Vrin, 2018, 458 pages, 35 € (cf. recension en p. 34).
(2) Florian Michel, op. cit., p. 100-107.
(3) É. Gilson, Le philosophe et la théologie, Vrin (19601) 2005², p. 182.

 

Éléments de philosophie chrétienne, d’Étienne Gilson, préface de Rémi Brague, Petrus a Stella, 2018, 520 pages, 28 €.
Cet ouvrage de 1959 ressortit à la partie anglo-américaine de l’œuvre gilsonienne. Enfin traduit, il donne à lire au public francophone son enseignement à Toronto au Canada. Il en manifeste le style : plus synthétique et accessible que les livres français, sans notes, il relève des lectures américaines. Concrètement, il se présente comme une sorte de Thomisme abrégé et allégé. Tel quel, car jamais Gilson ne se répète, il est une porte d’entrée aux grands thèmes de Thomas d’Aquin. Une seule citation, pour prolonger la réflexion : « Il semblait à Thomas qu’Aristote avait énoncé, non pas la totalité de la vérité accessible à la raison humaine, mais du moins la totalité de la vérité philosophique » (p. 8). Il faut donc considérer, du point de vue thomasien, la philosophie des philosophes et la philosophie du docteur chrétien, non moins rationnelle que la philosophie mais plus large qu’elle et plus rationnelle encore, avec un territoire neuf, auquel apparemment aucun philosophe n’a pensé jusqu’au bout…
Traduction parfaite.

T.-D. H.

Etienne Gilson. Une biographie intellectuelle et politique, de Florian Michel, Vrin, 2018, 458 pages, 35 €.
Pour ceux qui estiment Gilson pour son envergure historique et philosophique exceptionnelle, notamment par sa mise en valeur de l’acte d’être, ainsi que pour son style littéraire qui ne cède jamais au jargon, ce qui tient du prodige quand on côtoie la scolastique, cette biographie est passionnante. Elle situe pertinemment la formation du futur académicien dans le contexte de la Grande Guerre. Son statut laïque le protège de la censure qui frappe un de Lubac et lui permet de s’affranchir du thomisme d’autorité pour redécouvrir saint Thomas. Gilson fut on ne peut plus lucide sur les idéologies séculières : « Comme Lénine fut l’anti-Christ, je dois dire de la même manière qu’Hitler est l’anti-Moïse. Il est le prophète du peuple qu’il s’est choisi, ce qui est le contraire de ce que les juifs ont fait. Dieu a élu le peuple juif, mais le peuple allemand élit son propre Dieu » (p. 101). Sur la chrétienté universelle, comme alternative radicale aux nationalismes, F. Michel note justement que l’approche de Gilson « est plutôt évasive » (p. 127) et assez utopique, ce qui explique sans doute à la fois ses engagements et ses désillusions en politique. Le « moment conciliaire » révèle un Gilson amer quant aux « tribulations de Sophie », c’est-à-dire à la mise en cause du soubassement métaphysique de la théologie. Quant à la postérité de Gilson, si Jean-Paul II et Benoît XVI lui ont rendu hommage, force est de constater que « Gilson est en France l’un des oubliés de l’histoire intellectuelle de sa génération » (p. 300). Un beau livre pour connaître une belle figure.

Abbé Christian Gouyaud

© LA NEF n°305 Juillet-Août 2018