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Claude Polin : de l’analyse du totalitarisme à la critique radicale du libéralisme

Claude Polin, professeur émérite de philosophie à la Sorbonne, s’est éteint le 23 juillet dernier à l’âge de 81 ans. Cet homme d’une combativité intellectuelle remarquable se démarque par une œuvre originale sur les conséquences totalitaires du libéralisme.

Certains esprits ne manquent pas d’audace. La rumeur raconte qu’un historien du droit aurait répondu un jour à une interrogation sur son avenir après sa thèse : « Je serai enfin libre de dire mon opinion ! », aurait-il répondu. Cela est connu, tant qu’on écrit sa thèse, on reste un élève, et par là même un soldat. Claude Polin ne fut pas de cette race-là. Sa thèse de philosophie à la Sorbonne marqua une rupture avec ses maîtres.

Claude Polin aurait pu avoir la carrière de son père, Raymond Polin (1976-1981). Il était destiné à lui succéder dans la continuité de son œuvre et de sa pensée. Ce philosophe libéral était brillant. Toute son œuvre s’appuyait sur la compréhension du libéralisme, sur la philosophie de la liberté, tant il apparaissait crucial à l’époque de développer une doctrine solide face au totalitarisme communiste. Ce libéral conservateur et athée éleva son fils Claude dans l’indifférence religieuse.

Claude Polin

L’esprit totalitaire : une thèse en rupture avec l’interprétation libérale du totalitarisme

Très vite, dans les années 60, ce dernier suivit la voie de son père et enseigna la philosophie politique à la Sorbonne, après des études dans les classes préparatoires littéraires du lycée Henri IV et à l’École normale supérieure. En 1976, il soutient sa thèse de doctorat d’État sur le totalitarisme qui sera publié un an plus tard sous le titre L’Esprit totalitaire (Sirey, 1977). En 1982, l’idée maitresse de ce livre sera résumée dans un Que sais-je ? intitulé Le Totalitarisme.

Il y aurait beaucoup de choses à dire sur Claude Polin, son parcours intellectuel, sa foi, ses relations avec les milieux lefevristes… Denis Sureau résume bien tout cela (1). Mais c’est son œuvre sur le totalitarisme qui mérite une attention particulière et à laquelle nous rendons hommage. « Sa thèse sur le totalitarisme est fondamentale » (2), exprimait récemment l’historien Guillaume Bernard sur les réseaux sociaux. Que dit-elle en substance, pour que nous soupçonnions qu’elle puisse demeurer par-delà le temps ? En quoi consiste-t-elle ? En quoi consiste l’esprit totalitaire ?

Le contexte intellectuel des années 70

Il faut dans un premier temps situer le contexte de la maturation de sa thèse et de sa rédaction. Le monde des années 70 était bipolaire, système libéral contre système communiste. À l’époque, cela avait ses conséquences dans le domaine intellectuel et il était difficile, voire impossible, de trouver une troisième voie entre le socialisme et le libéralisme. L’horreur des camps nazis venait de frapper l’opinion. Soljenitsyne avait publié L’Archipel du goulag (Seuil, 1973) qui révélait que les camps de concentration soviétiques ne valaient guère mieux que ceux d’Hitler. Les intellectuels s’affrontaient à armes inégales en France : depuis 1968, les gauchistes confisquaient le débat public, comme si la fameuse phrase de Jean-Paul Sartre « Tout anti-communiste est un chien » (1965), avait formaté pendant quelques décennies l’opinion publique. Seuls quelques universitaires gardaient leur liberté, tel Raymond Aron. Leur analyse du phénomène totalitaire avait l’avantage d’englober toutes les expériences du national-socialisme, du fascisme et du communisme, là où l’intelligentsia de gauche niait toujours les horreurs de l’Est.

La crédibilité de l’analyse libérale du totalitarisme

Le libéralisme avait une longueur d’avance parce que c’était la seule alternative crédible au communisme. Mais il fallait être libéral pour être antitotalitaire. D’ailleurs, Mussolini, l’inventeur du mot « totalitarisme » se déclarait aussi anti-libéral. Apparemment, « rien ne pouvait être plus étranger au libéralisme qu’une société qui entendait cesser d’être divisée à l’intérieur d’elle-même en fractions rivales et concurrentes, a fortiori en individus, pour constituer désormais une entité animée d’une même âme, d’une même volonté, d’une même foi, celles-là mêmes que l’État, précisément totalitaire, lui conférait comme un Démiurge souverain et inaccessible » (Claude Polin, Le Totalitarisme, p. 8-9). Les libéraux ont fait du totalitarisme la forme achevée du despotisme ou de la tyrannie provoquant par là même une confusion des termes. En un mot, le totalitarisme, c’est la négation de l’individu et de ses libertés, renforcée par les moyens techniques modernes mis à la disposition des tyrans. Ainsi retrouve-t-on dans le célèbre dictionnaire libre Wikipédia cette définition : « Le totalitarisme est l’un des principaux types de systèmes politiques avec la démocratie et l’autoritarisme. C’est un régime à parti unique, n’admettant aucune opposition organisée et dans lequel l’État tend à confisquer la totalité des activités de la société. » L’idée de Claude Polin n’était absolument pas de renier cette composante évidente du phénomène totalitaire lorsqu’il travailla sur sa thèse, mais bien de comprendre ce qui faisait réellement sa singularité.

Les travaux d’Hannah Arendt et de Raymond Aron

Le philosophe politique reprend le travail des plus grands intellectuels, comme Hannah Arendt pour Les Origines du totalitarisme (Points, 2005), ou Raymond Aron avec Démocratie et totalitarisme (Folio essai, 1987). Tous les deux approfondissent la nature de ce régime si particulier. Pour Hannah Arendt, le régime totalitaire est une « organisation qui se prend elle-même pour fin, qui organise pour l’action mais dans le seul but de l’action et non de parvenir à une fin, tout en réclamant de ses adhérents une soumission et une obéissance totales » (Claude Polin, Le Totalitarisme, p. 26). Il devient une forme de délire collectif conduisant à la folie destructrice. Raymond Aron donne cinq composantes au totalitarisme : « le monopole de l’activité politique par un parti, l’existence d’une idéologie monopolistique, le monopole des moyens de force et des moyens de persuasion détenus par ce parti, la subordination des activités économiques et professionnelles à l’idéologie et à la politique du parti, enfin la terreur à la fois policière et idéologique » (op. cit., p. 30). Donc, si la société libérale assure l’équilibre des trois pouvoirs, la société totalitaire serait à l’inverse l’exercice du pouvoir total.

Claude Polin a voulu comprendre comment la séduction totalitaire a pu opérer

Claude Polin propose une autre compréhension de ce phénomène inédit de l’histoire de l’humanité. Ce qu’il refuse par-dessous tout, c’est d’en faire une « tyrannie ++ », c’est-à-dire un simple renouvellement des despotismes classiques avec les moyens techniques modernes : « ces discours ne peuvent séduire que les amateurs de confort intellectuel » (p. 108), écrit-il. Car, « à millions de victimes, millions d’adeptes aussi, qui veulent ignorer le coût de leur foi. Il faut le dire et le répéter : il a bien fallu qu’à la pénurie générale et à l’insolence des privilégiés répondît quelque avantage pour le plus grand nombre, sinon il faudrait qu’une poignée d’hommes ait su faire peur année après année à une masse dont on voit mal qu’elle ait pu être aveugle à sa propre force. Que le petit nombre règne par l’opinion, oui, par la force, non » (p. 108). Claude Polin souligne que le totalitarisme a exercé une attraction voire une fascination chez les populations concernées et il cherche à comprendre comment la séduction a pu opérer.

La modernité en question

Il ose interroger la modernité, il préfère relire Jean-Jacques Rousseau et son Contrat social (1762) plutôt que Karl Marx. Ce dernier n’invente rien, mais il exploite des idées déjà bien enracinées. C’est la modernité qui déclare la souveraineté de l’individu, qui construit une « société matérialiste et fait du progrès scientifique, technique et économique, la matrice de tout progrès » et qui engendre, par la passion de l’égalité, le désir et le droit de le satisfaire. De fait, la société moderne provoque « rivalités et antagonisme » (p. 113). Il ajoute : « L’exacerbation des revendications égalitaires doit ainsi logiquement aller de pair avec le développement des sociétés industrielles, quel que soit le niveau de vie moyen en général, et quelle que soit l’amélioration, dans l’absolu, des conditions d’existence de chacun : si la société est comme un vaste atelier d’où rien ne sort que tous n’y aient mis la main, il est clair que la satisfaction de chacun ne sera jamais mesurée dans l’absolu, mais toujours de manière relative. Je ne regarderai jamais tant à ce que j’ai qu’à ce que le voisin possède et que je n’ai pas. » (p. 115)

Le désir à l’origine de l’esprit totalitaire

Il y a dans le travail philosophique de Claude Polin quelque chose de très girardien. Car il voit l’homme essentiellement comme un être de désir et donc de rivalité. La société, devenant exclusivement industrielle et commerciale, massifie les biens de ce monde et exacerbe le désir de propriété. Soit on désire l’accroissement de sa richesse (c’est la société libérale), soit on désire avoir la même chose que tout le monde pour ne plus subir de tentation (c’est la société communiste). Ainsi, le totalitarisme égalitaire recueille l’assentiment de tous. « Le totalitarisme c’est encore un individualisme qui se retourne contre soi à force de s’exacerber : c’est dans la négation de l’individu en l’autre que l’individu entend s’affirmer en soi. […] Le chacun pour soi induit un chacun pour tous caricatural et oppressif, puisqu’il n’est jamais sincère. L’exaltation de soi mène au désir obsessionnel de rabaisser l’autre. Et tout cela en espérant soi-même passer au travers des gouttes, n’être pas réduit au sort commun, échapper, par la dissimulation ou la tricherie, à l’intrigue, à la menaçante réciprocité de traitement. Chacun pour soi et tous les autres pour soi » (p. 119). La tyrannie de tous par tous en d’autres mots. C’est ainsi que Claude Polin, en pleine Guerre froide, va tisser un lien intrinsèque entre libéralisme et totalitarisme, à travers une remise en cause radicale de la modernité.

La voie du philosophe était toute tracée, fils d’un universitaire de renom proches des milieux intellectuels libéraux. Mais cette thèse provoqua la rupture, notamment avec Raymond Aron dont il était l’assistant. Claude Polin a préféré garder son esprit libre, fidèle aux conclusions de ses travaux philosophiques. C’est surtout en cela, par la construction d’une œuvre riche et inédite, que nous tenons à lui rendre hommage.

Pierre Mayrant

(1) http://www.chretiensdanslacite.com/2018/08/mort-du-philosophe-claude-polin.html
(2) Compte Facebook de Guillaume Bernard, le 14 août.

© LA NEF exclusivité internet, le 20 septembre 2018