L’Europe et le monde nord-occidental sont aux prises depuis ces dernières années avec un nouvel ordre moral, à la fois identitaire et humanitaire, l’un suscitant souvent l’autre. Ce nouvel ordre constitue un véritable défi pour la vie politico-démocratique mais aussi pour le christianisme. Face à cette nouvelle répartition du bien et du mal, la démocratie libérale n’a-t-elle pas besoin d’une issue théologico-politique que peut notamment proposer le christianisme ? Avant de répondre à cette question, je propose d’abord de dresser un diagnostic sur les ordres moral, identitaire et humanitaire.
Le nouvel ordre moral identitaire
La distinction du bien et du mal est devenue plus que jamais problématique tant il n’existe plus de normes objectives dans les sociétés démocratiques-libérales. Du moins, il n’existe plus de normes objectives de source religieuse ou métaphysique. Mais ce modèle de normes ne serait-il pas en train d’être remplacé par des normes exclusivement morales ? Sous des dehors démocratiques, un nouvel ordre moral qui se veut humaniste ne serait-il pas à l’œuvre, coupant court à toute discussion propre au régime démocratique ? Curieux retournement de situation ! Alors que la démocratie est née de l’affranchissement des tutelles religieuses, de leur hétéronomie, voilà qu’elle retombe dans un autre assujettissement, une autre hétéronomie, celle d’un ordre moral exclusivement séculier. Mais, différence majeure avec l’ancien ordre métaphysique et religieux, l’hétéronomie de ce nouvel ordre moral est produite par les hommes eux-mêmes, c’est-à-dire des individus soucieux de la défense de leur identité privée (celle des minorités culturelles et sexuelles) dans la sphère publique. Ils attendent donc de l’État leur protection au point de conduire devant les tribunaux ceux qui pensent mal (islamophobie et colonialisme).
Autrement dit, la nouvelle frontière du bien et du mal se définit par un nouveau principe dont le critère est l’identité de « communautés » particulières. Mais il faut bien à ce nouvel ordre moral identitaire un fondement certain qui légitime ces revendications. Ce ne peut être directement la religion (désormais laquelle d’ailleurs !), il ne reste donc que celui des droits de l’homme mais des « droits de l’homme » qui n’ont plus aucun rapport avec ceux pensés à la fin du XVIIIe siècle aux États-Unis et en France. Il ne s’agit plus de l’individu de l’humanisme classique, dont les droits étaient limités par la loi et qui se fondaient sur un principe d’universalité devant façonner un citoyen. Il s’agit de l’individu qui n’entend exister que par ses droits, ceux, une fois encore, de la reconnaissance de son identité. Il en va de même, pour une raison inverse, s’agissant du nouvel ordre moral humanitaire.
Le nouvel ordre moral humanitaire
Bien qu’il n’y ait pas de lien direct entre l’appel à un ordre moral identitaire et le phénomène migratoire, les récentes migrations massives en Europe posent le même problème d’identité avec ce qu’il implique comme nouvel impératif moral. Pour de nombreux Européens, « l’ouverture à l’autre pour le vivre-ensemble » est devenue ce nouvel impératif. Toute personne, et a fortiori dans le monde chrétien, qui s’aviserait de contester, ou du moins de développer une réflexion critique sur l’accueil des migrants, prend le risque d’être suspecté de racisme ou de xénophobie. Là encore, le fondement moral du devoir d’accueil est celui des droits de l’homme, et selon les mêmes critères que ceux qui visent à défendre le droit à l’identité des minorités sexuelles, culturelles et religieuses. Le nouvel ordre moral humanitaire entend faire valoir que l’Humanité, parce que supérieure aux notions de culture et de civilisation, peut se dispenser de ces deux médiations pour accéder à sa signification universelle.
Un tel impératif moral n’est pas, comme on le sait, sans susciter des réactions « identitaires ». Cette fois-ci, c’est du côté de la majorité, disons blanche, chrétienne, hétérosexuelle, que l’identité est invoquée comme défense conservatrice de son particularisme historique. Mais alors que la reconnaissance identitaire des minorités culturelles est moralement qualifiée de façon positive, celle de la « communauté majoritaire » l’est au contraire de façon négative tant elle témoigne de son refus de « s’ouvrir à l’autre » pour un « vivre ensemble pacifique ». Autrement dit, le nouvel ordre moral identitaire (l’exaltation des particularismes) et le nouvel ordre moral humanitaire (l’exaltation d’un nouvel universalisme sans médiations) cultivent une relation asymétrique entre ceux qui ont le devoir de s’ouvrir et d’accueillir et ceux qui ont le droit d’être accueillis et d’être confortés dans leur identité, entre les « majoritaires » (potentiellement marqué de suspicion morale) et les « minoritaires » (potentiellement vertueux).
Ces deux impératifs moraux ont ainsi réussi à créer une nouvelle frontière qui définit le mal (commun) et le bien (commun). Ainsi, pour peu qu’on s’efforce d’objectiver ce qui les caractérise l’un et l’autre, on découvre qu’un certain type de subjectivisme moral en garantit le fondement : c’est celui du principe de discrimination qui conduit à une morale « pénale ».
La discrimination morale
La conjonction des ordres moraux identitaire et humanitaire a une conséquence politico-démocratique des plus problématiques : la distinction du bien et du mal n’est plus l’objet d’une argumentation rationnelle sereine entre convictions divergentes ; la discrimination morale s’est emparée de la sphère publique. Par cette emprise « morale » (en fait un fondamentalisme moral), c’est l’idée même de vie publique-politique-démocratique qui est menacée par l’instauration de normes qui tendent à devenir absolues.
L’instauration de ces normes dont les tenants préfèrent pratiquer la discrimination morale plutôt que la discussion argumentée, ne signifie-t-elle pas, d’une part, que le « régime » démocratique est en train d’imploser par la perte de ce qui l’a fondé : un espace commun (la nation) d’où résultent des frontières (limite), et une temporalité historique (un récit commun/héritage) ? D’autre part, ne signifie-t-elle pas aussi que ce régime, pourtant né de l’affranchissement d’une vérité religieuse normative (l’Europe des guerres civiles de religion), n’en a pas moins besoin d’une vérité régulatrice, ou en tout cas d’une transcendance ?
Le christianisme ayant accompli en Europe sa mission théologico-politique, le régime démocratique qui en prenait le relais, pouvait poursuivre sa trajectoire tant qu’il assumait l’héritage chrétien dont il s’était en même temps libéré. Mais dès lors où l’indétermination métaphysique native de ce régime, c’est-à-dire son tropisme libéral, est devenue autonome par rapport à tout sens collectif, il lui fallait combler un manque. C’est la situation dans laquelle se trouvent les démocraties libérales contemporaines. C’est si vrai qu’elles sont désormais néolibérales, non seulement au sens économique du terme, mais aussi culturel ou sociétal : la loi est subordonnée au droit.
Une clef d’explication à ce phénomène sans précédent : le nouvel ordre moral identitaire et humanitaire apparaît dans un contexte historique où les démocraties dites libérales ont atteint un tel degré de décrochage par rapport à leurs héritages historiques, qu’aussi bien la lutte pour les reconnaissances identitaires que le rêve humanitaire d’une universalité sans médiations culturelles, sont autant d’expressions d’une aspiration à retrouver une existence collective. À cette fin, faute d’une vérité religieuse commune, faute d’un héritage historique commun largement abandonné, un ordre moral doit imposer la norme du Vrai. L’épicentre en est une nouvelle interprétation des « droits de l’homme » comme idéologie du « vivre-ensemble ». Mais cette imposition ne provenant pas d’une révélation ou d’une métaphysique, elle ne peut que recourir au procédé de la discrimination morale pour édicter ce qui est bien ou mal. La discrimination morale fonctionne en quelque sorte comme une transcendance à l’envers qui menace la vie démocratique. Dans cette tour de Babel où gîtent les Occidentaux, la question qu’il convient maintenant de se poser est de savoir quelle doit être la tâche du christianisme.
Une issue théologico-politique
Je propose d’explorer très brièvement cette tâche dans un texte du Nouveau Testament : l’épître aux Galates 3, 28. Lorsque l’apôtre affirme qu’il n’y a plus ni Juif ni Grec, ne peut qu’être récusé l’ordre moral identitaire (le « salut » recherché dans les droits culturels des minorités vertueuses). Mais cela vaut aussi pour l’ordre moral humanitaire. S’il n’y a plus ni Juif ni Grec… ni homme ni femme, cela ne signifie pas l’abolition des médiations historiques et sexuées auxquelles ont besoin de s’identifier les peuples et les personnes, mais leur relativisation au regard de la visée universelle du salut dans le Christ.
On aura compris que l’Église, sacrement du salut par le baptême, est au cœur de sa mission spirituelle en articulant le particulier (identités) à l’universel (humanité). Indéniablement, l’Église propose un autre modèle de reconnaissance, celui de l’unité sacramentelle dans le Christ. C’est par sa médiation que les hommes connaissent le Bien ultime. C’est en son nom que les chrétiens ont une mission théologico-politique qui leur permet de distinguer le bien du mal sans sombrer dans des impératifs moraux qui nuisent autant à la vie démocratique qu’à la possibilité de proposer une reconnaissance aux hommes bien supérieure aux fantasmes égalitaires, expression d’un nouveau pharisaïsme séculier qui préfère la logique de la discrimination à celle du pardon.
La vie politico-démocratique a besoin d’une signification théologique pour distinguer le bien du mal. Pour ce motif, le christianisme a une tâche libératrice pour les sociétés néolibérales enfermées dans une vérité morale identitaire et humanitaire (l’incantation des valeurs) où chacun cherche son salut intra-mondain dans un droit à l’égalité (plutôt que l’égalité des droits). En régime démocratique, la vérité chrétienne est libératrice en ce qu’elle n’impose pas une répartition morale subjective (le diktat des préjugés de l’opinion) mais appelle à distinguer le bien et le mal en vertu d’une hiérarchie des fins (fin du politico-moral, fin spirituelle). À la lumière de cette hiérarchie des fins, le christianisme donne aux droits de l’homme leur juste place qui ne saurait être une théologie de substitution.
Père Bernard Bourdin, op
Le Père Bernard Bourdin est Dominicain de la province de France, professeur de philosophie politique et d’histoire des idées à l’Institut catholique de Paris, spécialiste de théologie politique en contexte chrétien et auteur de plusieurs ouvrages, dont celui avec Jacques Sapir Souveraineté, nation, religion, dilemme ou réconciliation ? (Cerf, 2017) et Le christianisme et la question du théologico-politique (Cerf, 2015).
© LA NEF n°307 Octobre 2018