La rupture est en cours entre les patriarcats de Constantinople et de Moscou à propos de l’autocépahlie de l’Église orthodoxe d’Ukraine. Explication d’une affaire complexe qui pourrait entraîner un schisme dans l’Orthodoxie.
En opposant de manière frontale les patriarcats de Constantinople et de Moscou, la question de l’autocéphalie de l’Église orthodoxe d’Ukraine, récurrente depuis l’indépendance de ce pays en 1991, apparaît aujourd’hui comme une menace sérieuse pour l’unité de l’Orthodoxie. Mais avant d’examiner la situation ukrainienne, il convient de rappeler ce que signifie l’autocéphalie dans l’Orthodoxie et dans quels contextes, au cours des XIXe et XXe siècles, plusieurs Églises orthodoxes locales sont devenues autocéphales.
Des Églises autocéphales
Une Église autocéphale se caractérise par le fait de pouvoir choisir de manière indépendante son primat et de se gouverner de façon autonome. L’Orthodoxie refuse en effet toute primauté de juridiction à l’échelon universel semblable à celle de l’Église catholique romaine. La primauté d’honneur reconnue au patriarche œcuménique de Constantinople n’implique aucun pouvoir de juridiction au sein des Églises locales. Tout en étant indépendantes dans l’organisation de leur vie interne, les Églises autocéphales se reconnaissent en pleine communion de foi. Pour marquer cette unité dans la foi, lorsque le primat d’une Église autocéphale célèbre la Divine Liturgie, il mentionne les noms des primats des autres Églises autocéphales.
Aujourd’hui, l’Orthodoxie comprend quatorze Églises autocéphales « canoniques », c’est-à-dire reconnues par toutes les autres. Ce sont, dans l’ordre honorifique traditionnel, les anciens patriarcats (Constantinople, Alexandrie, Antioche et Jérusalem), les patriarcats « modernes » (Moscou, Serbie, Roumanie, Bulgarie et Géorgie) ainsi que les Églises dont le primat ne porte pas le titre de patriarche, mais de métropolite ou d’archevêque (Chypre, Grèce, Pologne, Albanie, Terres tchèques et slovaques).
L’autocéphalie aux XIXe et XXe siècles
La grande vague d’autocéphalies « modernes » est liée au déclin progressif de l’empire ottoman au XIXe siècle et au réveil des nationalités dans les Balkans (Serbie, Grèce, Roumanie, Bulgarie et Albanie). La conquête de l’indépendance politique s’accompagne systématiquement de l’émancipation de la tutelle du patriarche de Constantinople, considéré à l’époque comme l’un des rouages de l’administration ottomane (le patriarche étant aussi ethnarque, selon le système du « Rum Millet »). La volonté d’obtenir leur indépendance est également motivée pour beaucoup de ces Églises par la politique d’hellénisation imposée par Constantinople (qu’il s’agisse de la langue liturgique ou de la nomination de prélats grecs). À l’exception de l’Église de Serbie, toutes les autres Églises des Balkans ont proclamé de manière unilatérale leur autocéphalie, sans l’accord de Constantinople qui les a déclarées schismatiques avant de les reconnaître, souvent plusieurs années plus tard. Le cas extrême est celui de l’Église de Bulgarie, dont l’autocéphalie n’a été reconnue qu’en 1946, soit trois-quarts de siècle après sa proclamation par Sofia. Mais durant toutes ces années, l’Église de Russie est restée en communion avec l’Église de Bulgarie, considérée comme schismatique par Constantinople.
La constitution de nouveaux États à la fin de la Première Guerre mondiale s’accompagne également de la création de nouvelles Églises autocéphales, en Pologne et en Tchécoslovaquie, dans un contexte de rivalité de juridiction entre Moscou et Constantinople. Le jeune État polonais, qui ne veut pas d’une Église orthodoxe contrôlée par la Russie, s’adresse au patriarcat œcuménique. Ce dernier, en se basant sur le fait que l’Église orthodoxe de Pologne était composée d’évêchés ayant fait partie de la métropole de Kiev placée sous la juridiction directe de Constantinople jusqu’en 1686, proclame l’autocéphalie polonaise en 1924. Moscou ne la reconnaît qu’en 1948. Quant à l’Église tchécoslovaque, elle se voit accorder par Constantinople le statut d’autonomie en 1923, mais Moscou la proclame autocéphale en 1948, sans l’accord de Constantinople. Après 1989, l’Église tchécoslovaque demande le soutien de Constantinople, qui reconnaît son autocéphalie en 1998.
Le cas ukrainien
La question ukrainienne s’inscrit dans une troisième vague de revendications d’indépendance politique et ecclésiale consécutive à la disparition de l’URSS et de la Yougoslavie (cf. les Églises de Macédoine et du Monténégro, dont l’autocéphalie, soutenue par les autorités politiques locales, n’est reconnue par aucune des Églises orthodoxes canoniques). Dans l’espace ex-soviétique, outre l’Ukraine, les conflits inter-orthodoxes concernent la Moldavie (entre les patriarcats de Roumanie et de Moscou) et l’Estonie (entre les patriarcats de Constantinople et de Moscou), avec, dans chacun de ces pays, la présence de deux juridictions concurrentes. La crise estonienne provoque même en 1996 une suspension de communion de plusieurs mois, Moscou cessant de mentionner le nom du patriarche de Constantinople lors de la Liturgie.
La crise ecclésiale ukrainienne contient les principaux ingrédients présents dans les situations évoquées précédemment, en particulier le lien avec la constitution d’un État indépendant et la confusion entre identités nationale et religieuse. Mais l’Ukraine présente des traits spécifiques qui rendent cette crise particulièrement sensible. Le premier, c’est l’importance de ce pays (plus de 40 millions d’habitants) et de sa situation géopolitique (entre la Russie et le monde occidental, « Ukraine » signifiant « aux confins »). La sortie de l’Église d’Ukraine du patriarcat de Moscou ferait perdre à ce dernier près de 40 % de ses paroisses. Au-delà des chiffres, les aspects symboliques jouent également un grand rôle. Pour Moscou, avec le baptême du prince Vladimir en 988, la « Rous » de Kiev est le berceau de l’État et de l’Église russes, l’accent étant mis sur la continuité historique, alors que du côté ukrainien on insiste sur les évolutions distinctes. Le second trait, c‘est la complexité de la situation ecclésiale locale. À côté de l’Église orthodoxe d’Ukraine, sous la juridiction du patriarcat de Moscou (métropolite Onuphre), il existe deux entités orthodoxes, qui ne sont reconnues par aucune des Églises canoniques :
1) l’Église orthodoxe autocéphale ukrainienne, née d’un schisme de l’Église orthodoxe russe en 1920, lors de la brève indépendance de l’Ukraine. Présente dans la diaspora ukrainienne durant la période soviétique, elle revient en Ukraine au début des années 90 (métropolite Macaire).
2) le « Patriarcat de Kiev », créé en 1992 par l’ancien métropolite de Kiev, Philarète (Denisenko), candidat malheureux à l’élection du nouveau patriarche de Moscou en 1990.
S’il est difficile de connaître le nombre de fidèles se rattachant à chacune de ces trois juridictions, on connaît en revanche le nombre de paroisses enregistrées : environ 12 000 pour l’Église orthodoxe d’Ukraine (patriarcat de Moscou), 5000 pour le Patriarcat de Kiev et 1000 pour l’Église orthodoxe autocéphale ukrainienne.
Cette division ecclésiale constitue depuis plus de 25 ans une source de tensions, parfois violentes, concernant en particulier la propriété des lieux de culte. Mais il est clair que l’exacerbation des tensions politiques entre l’Ukraine et la Russie depuis 2014 avec l’annexion de la Crimée et le conflit armé dans l’Est de l’Ukraine (qui a déjà coûté la vie à 10 000 personnes) se répercute sur le champ religieux.
Face à cette situation, toutes les parties en présence affirment la nécessité de rétablir l’unité de l’orthodoxie ukrainienne. Mais les voies envisagées pour y parvenir divergent. Pour les deux Églises non canoniques, comme pour le pouvoir politique à Kiev, l’unité de l’orthodoxie ukrainienne ne peut se faire qu’en rompant les liens avec Moscou et en créant une Église autocéphale unique. Lors d’un discours prononcé le 24 août dernier à l’occasion de la journée de l’indépendance ukrainienne, le président Porochenko affirme sa détermination à « mettre fin à l’existence contre nature et non canonique d’une partie importante de notre communauté orthodoxe qui dépend de l’Église russe » et ajoute que la question de l’autocéphalie « dépasse le cadre religieux ; c’est du même ordre que le fait de renforcer l’armée, de défendre notre langue et de nous battre pour l’adhésion à l’Union Européenne et à l’Otan ». Pour l’Église orthodoxe d’Ukraine (patriarcat de Moscou), l’unité ne peut être réalisée que par le retour des entités schismatiques dans le giron de la seule Église canonique, qui considère par ailleurs que son statut d’autonomie lui convient et qu’elle ne voit donc aucune raison de demander l’autocéphalie.
À Moscou et à Constantinople, les positions sont également antagonistes, qu’il s’agisse de l’opportunité de créer une Église autocéphale en Ukraine ou de la question de savoir quelle est l’Église Mère de la métropole de Kiev.
Pour le métropolite Hilarion de Volokolamsk, Président du Département des relations ecclésiastiques extérieures du patriarcat de Moscou, l’autocéphalie ukrainienne est « un projet politique » : « les autorités ukrainiennes, les schismatiques et les uniates s’y intéressent, mais chaque groupe s’y intéresse pour ses propres raisons. Est-il possible de construire une maison solide sur des fondations aussi bancales ? » (1). De son côté, le patriarche Bartholomée, dans un message remis au président Porochenko à la fin du mois de juillet dernier, déclare que le patriarcat œcuménique « a pris l’initiative de restaurer l’unité des fidèles orthodoxes d’Ukraine, dans le but final d’octroyer l’autocéphalie à l’Église ukrainienne ».
Par ailleurs, les patriarcats de Constantinople et de Moscou se disputent le statut d’Église Mère de l’Église d’Ukraine. Cette dispute se fonde sur des interprétations différentes du tomos (décret) de 1686 confiant la Métropole de Kiev au Patriarcat de Moscou : tandis que pour Constantinople ce tomos était temporaire et ne signifiait nullement un renoncement à son statut d’Église Mère, il n’en est rien pour Moscou, Or ce statut d’Église Mère est important : selon le consensus obtenu durant les travaux préparatoires du Grand Concile orthodoxe, c’est à l’Église Mère qu’il appartient « d’évaluer les conditions ecclésiologiques, canoniques et pastorales à l’octroi de l’autocéphalie » et ce n’est qu’après l’accord éventuel du Concile local de l’Église Mère que le patriarcat de Constantinople a la charge de recueillir l’assentiment des autres Églises autocéphales.
Rencontre des deux patriarches
La rencontre du 31 août dernier à Istanbul entre les patriarches Bartholomée et Cyrille ne semble pas avoir permis de surmonter les divergences. Dans des déclarations à la presse, les métropolites Emmanuel et Hilarion, les seuls à avoir assisté à l’entretien des deux patriarches, tout en soulignant le caractère fraternel des discussions et la volonté de dialogue des deux parties, donnent à penser que chacun est resté sur ses positions : le patriarche Bartholomée aurait confirmé son intention d’accorder l’autocéphalie à l’Église d’Ukraine et le patriarche Cyrille l’aurait mis en garde contre les conséquences pour l’unité de l’Orthodoxie d’une décision qui créerait un nouveau schisme.
Parmi les autres Églises autocéphales, plusieurs s’en tiennent, à ce stade, à une prudente expectative, mais certaines ont clairement exprimé des positions proches de celles de Moscou. C’est le cas du patriarche d’Alexandrie et de toute l’Afrique, qui, dans une interview à l’occasion du 1030ème anniversaire du « baptême de la Russie », a déclaré que son patriarcat était « d’accord avec la position de l’Église russe : il ne faut pas céder aux pressions politiques ». Quant au patriarche de Serbie, Irénée, dans une lettre adressée récemment au patriarche Bartholomée, il a été plus loin, s’inquiétant des « immixtions des hiérarques du Patriarcat œcuménique relatives à l’octroi de l’autocéphalie à des entités schismatiques ukrainiennes, contre la volonté de l’Église orthodoxe russe ». Le primat de l’Église serbe craint un effet de contagion sur les Églises non canoniques de Macédoine et du Monténégro.
Une voie étroite
La voie est donc étroite pour le patriarcat de Constantinople et sa décision, annoncée le 7 septembre dernier, d’envoyer à Kiev deux de ses métropolites comme envoyés spéciaux (exarques) « dans le cadre des préparatifs de l’octroi de l’autocéphalie à l’Église orthodoxe d’Ukraine » a encore fait monter la tension avec le patriarcat de Moscou. Ce dernier, par la voix du métropolite Hilarion de Volokolamsk (interview du 8 septembre sur la chaîne « Rossia 24 »), a immédiatement dénoncé cette décision : « Le patriarcat de Constantinople s’est donc maintenant ouvertement engagé sur le sentier de la guerre. Et ce n’est pas seulement une guerre contre l’Église russe, ni contre le peuple orthodoxe ukrainien. En définitive c’est une guerre contre l’unité de l’Orthodoxie mondiale. […] L’Église orthodoxe russe n’acceptera pas cette décision. Nous serons forcés de rompre la communion avec Constantinople et Constantinople n’aura plus aucun droit à prétendre à la primauté dans le monde orthodoxe. » La vigueur de la réaction de Moscou, confirmée par la déclaration du 14 septembre du Saint-Synode de l’Église orthodoxe russe, traduit sans doute en partie sa crainte de perdre à terme l’Église d’Ukraine.
Mais la démarche est également risquée de la part de Constantinople. Sans que l’on sache de quelle manière les deux exarques qui doivent être envoyés à Kiev vont procéder, leur mission visant à restaurer l’unité de l’orthodoxie ukrainienne par l’octroi de l’autocéphalie paraît, à vue humaine, pratiquement impossible. Ne pouvant guère « légitimer le schisme » en reconnaissant en tant que tel le Patriarcat de Kiev, le patriarcat de Constantinople envisage peut-être de créer un exarchat d’Ukraine auquel pourraient se rallier des éléments appartenant aux trois juridictions orthodoxes actuelles. Mais il y a tout lieu de craindre qu’une telle démarche aboutisse simplement à accroître le morcellement de l’orthodoxie ukrainienne en créant une quatrième juridiction. Enfin, au-delà de son objet propre, cette crise pourrait fragiliser encore davantage la position, au sein de l’Orthodoxie mondiale, du patriarcat de Constantinople accusé désormais ouvertement par Moscou, mais aussi par d’autres Églises, d’avoir une « conception papiste » de son rôle.
Patrick Gazagne
(1) Interview du 14 juin 2018. Le terme « uniate » est utilisé du côté orthodoxe pour désigner l’Église gréco-catholique d’Ukraine, rattachée de force à l’Église orthodoxe en 1946, légalisée en 1989 (3200 paroisses enregistrées en 2014).
© LA NEF n°307 Octobre 2018