Comprendre l’organisation de l’orthodoxie aujourd’hui

D’après la grande étude, publiée par l’institut américain Pew Research Center le 8 octobre 2017, les chrétiens orthodoxes sont estimés à 260 millions dans le monde (1) et cette enquête illustre la grande diversité du monde orthodoxe qui reste mal connu. Nous allons essayer de l’expliquer en nous appuyant sur le livre fondamental de Mgr Kallistos (Ware), « L’Orthodoxie, l’Église des sept conciles »(2).

La fragmentation de la chrétienté en trois étapes

Pour expliquer la situation actuelle, il faut partir des trois étapes principales de la fragmentation de la chrétienté que montre le schéma, chacune à peu près à 500 ans d’intervalle. Elles « ont déterminé le développement extérieur de l’Église orthodoxe », écrit Mgr Kallistos :

LE SCHISME DE CHALCÉDOINE (451): quand ceux que l’on connaît aujourd’hui sous le nom d’Églises orientales orthodoxes (ou Préchalcédoniennes) se sont écartés du corps principal de la Chrétienté en refusant les conclusions du concile de Chalcédoine … Les Églises ainsi séparées sont de tradition liturgique arménienne, syriaque occidentale, copte et guèze (en mauve sur le schéma et en jaune pour les Assyriens qui se sont séparés plus tôt) et comptent actuellement environ 30 millions de membres. Du fait de cette première division, l’Orthodoxie a été réduite au monde hellénophone pendant près d’un demi millénaire.

LE GRAND SCHISME D’ORIENT : car, parallèlement à cet accroissement en Europe centrale et orientale, l’Orthodoxie se trouva coupée du côté de l’Occident par la deuxième séparation, que l’on date conventionnellement de 1054. Elle divisa en deux communions le corps central de la Chrétienté, avec d’un côté le monde catholique romain sous le pape de Rome, en Europe occidentale (en rouge), et de l’autre l’Église orthodoxe (bleu) avec les autres patriarches, dans la sphère d’influence de l’empire byzantin.

LA RÉFORME constitua la troisième séparation, entre Rome et les réformateurs (XVIe siècle, en vert sur le schéma); elle ne concerne pas directement notre propos.

« On note avec intérêt combien les divisions culturelles et ecclésiales tendent à coïncider. » écrit Mgr Kallistos. « Le Christianisme, bien qu’universel dans sa mission, tend à être associé en pratique avec trois cultures: sémitique, grecque et latine. Du fait de la première séparation, les Chrétiens sémites de Syrie (Ndr : et d’Égypte), avec leur florissante école de théologiens et d’écrivains, furent coupés du reste de la chrétienté. Puis advint la deuxième séparation qui creusa un fossé entre les traditions grecque et latine du christianisme. C’est ainsi que dans l’Église orthodoxe, l’influence de la Grèce est prédominante. Mais il ne faudrait pas penser que l’Église orthodoxe est uniquement une Église grecque et rien d’autre, car les Pères syriaques et latins ont eux aussi une place dans la plénitude de la tradition orthodoxe.

L’Église orthodoxe s’est ainsi trouvée limitée à l’est puis à l’ouest, explique Mgr Kallistos, mais elle s’étendit vers le nord : en 863, les saints Cyrille et Méthode, apôtres des Slaves, firent un voyage missionnaire au-delà des frontières de l’Empire byzantin, et leurs efforts finirent par aboutir à la conversion des Bulgares, des Serbes et des Russes. Avec l’affaiblissement du pouvoir byzantin, ces nouvelles Églises du nord s’accrurent en importance, et lorsque Constantinople tomba aux mains des Turcs (1453), la Principauté de Moscou était prête à prendre le leadership du monde orthodoxe. Cette situation s’est modifiée depuis deux siècles : bien que Constantinople, elle-même aux mains des Turcs, ne soit qu’un pâle reflet de sa splendeur passée, les chrétiens orthodoxes de Grèce ont commencé à recouvrer leur indépendance en 1821; d’autre part l’Église russe a, ce siècle présent (XXème), souffert soixante-dix ans sous la domination d’un régime agressivement anti-chrétien » (ibidem).

L’Eglise orthodoxe d’aujourd’hui existe dans cinq situations différentes

Les Orthodoxes représentent donc environ 12% des 2,2 milliards de Chrétiens du monde (contre 59%, 1,3 milliard, pour les Catholiques et 37%, 800 000, pour les différentes confessions protestantes) et, à la différence des autres confessions chrétiennes, les Orthodoxes sont géographiquement concentrés en Europe de l’Est, dans les Balkans et au Moyen-Orient (cf. carte). Mais ils se trouvent placés dans des situations politiques très différentes du fait des vicissitudes historiques comme l’explique Mgr Kallistos:

  1. Minorité dans une société à majorité musulmane : c’est le cas de ceux qui vivent dans les régions de la Méditerranée orientale; il s’agit essentiellement des quatre anciens patriarcats de tradition grecque : Constantinople, Alexandrie, Antioche et Jérusalem (ce dernier existe sous la domination musulmane en Jordanie, mais aussi en minorité en Israël).
  1. Alliance Église-État de type byzantin : les Églises orthodoxes de Chypre et de Grèce gardent cette forme politique historique, bien que sous une forme atténuée.
  1. Les Églises orthodoxes en Europe Orientale : jusqu’à tout récemment encore elles vivaient sous le joug communiste et étaient confrontées à des persécutions sévères; elles sont actuellement libérées et illustrent une véritable résurrection. C’est de loin le plus grand des cinq groupes, comprenant les Églises de Russie, de Serbie, de Roumanie, de Bulgarie, de Géorgie, de Pologne, d’Albanie et de Tchécoslovaquie, il compte plus de 85% des membres de l’Église orthodoxe d’aujourd’hui numériquement dominée par l’Église russe qui regroupe à elle seule plus de 70% des Orthodoxes du monde.
  1. La diaspora : Depuis le début du XXesiècle, en raison des conflits et des bouleversements politiques, idéologiques et démographiques, plusieurs Églises ont fondé des paroisses parallèles puis des diocèses « superposés » sur le même territoire, dans des pays qui ne sont pas traditionnellement orthodoxes : Europe occidentale, Amériques, Asie du Sud et de l’Est, Australie et Océanie. C’est le cas de la quasi-totalité des Russes qui ont fui la révolution bolchevique et des Grecs après la perte de la côte anatolienne. L’Afrique a échappé à cet éparpillement parce que le patriarche d’Alexandrie y est bien identifié comme le primat du lieu.
  1. Les communautés orthodoxes de la diaspora vivant dans le monde occidental et en Océanie, sont essentiellement formées d’immigrés et d’exilés et de leurs descendants, mais comportent une petite minorité active de « convertis » (généralement estimée à environ 1% des fidèles). Elles connaissent actuellement une nouvelle vitalité grâce aux vagues d’émigration récente en provenance d’Europe de l’Est, pour le plus grand nombre, mais aussi du Moyen-Orient.
  1. Mission : des Églises missionnaires ont été fondées par certains patriarcats orthodoxes : en Afrique (patriarcat d’Alexandrie), au Japon, en Chine, en Corée et dans la péninsule indochinoise (patriarcats de Moscou et de Constantinople). Elles restent actuellement marginales, même si une certaine poussée est observée en Afrique et en Asie du sud-est.

ORGANISATION CANONIQUE

Moins hiérarchisée que le Catholicisme mais plus organisée que la mouvance protestante, l’Orthodoxie a plusieurs niveaux d’ordre : le plérome de l’Église orthodoxe est canoniquement organisé en 14 (ou 15) Églises locales « autocéphales », dont les plus importantes portent le titre honorifique de «patriarcats». Des Églises « autonomes » dépendent hiérarchiquement de certaines d’entre elles, les Églises de la « diaspora » ont un statut spécifique et il y a enfin une petite nébuleuse d’Églises hors statut ou dissidentes.

Les Églises autocéphales (cf. carte) : d’abord indépendants autour de leurs évêques, les diocèses chrétiens furent organisés en cinq patriarcats d’origine apostolique au IVe siècle conformément au découpage des provinces de l’empire romain : la « pentarchie ». Après la sortie de Rome de la communion des Églises orthodoxes en 1054, la pentarchie s’est trouvée réduite aux patriarcats de Constantinople, d’Alexandrie, d’Antioche et de Jérusalem. D’autres Églises locales autocéphales sont venues par la suite grossir les rangs de l’Église orthodoxe. Il s’agit en premier lieu des Églises de Russie (dépendante du Patriarcat Œcuménique jusqu’en 1589 et érigée depuis en Patriarcat indépendant), de Serbie, de Roumanie, de Bulgarie, de Géorgie (dont les origines remontent au IV siècle), de Chypre (qui remonte aussi au IVe siècle), de Grèce, de Pologne, d’Albanie, et l’Église des terres tchèques et de Slovaquie. La quinzième, l’Église Orthodoxe en Amérique (OCA) dont l’autocéphalie a été accordée en 1970 par son Église-mère, le patriarcat de Moscou, n’est pas encore reconnue par l’ensemble des autres Églises orthodoxes.

Les points essentiels de l’organisation de l’orthodoxie se trouvent dans la définition du statut de ces Églises autocéphales :

  • Indépendance hiérarchique et détermination autonome de la vie des Églises, car l’Orthodoxie refuse toute primauté de juridiction contrairement au Catholicisme.
  • Union par la foi commune et la communion au même calice (ce qui, par parenthèse, explique le refus de toute intercommunion, puisque cela constitue le signe même de l’appartenance à l’Orthodoxie).

Les Églises autonomes : il s’agit d’entités ecclésiales territoriales qui ne sont pas entièrement indépendantes, mais bénéficient d’une large indépendance sur bien des points au sein d’une Église autocéphale qui leur a accordé l’autonomie. La reconnaissance du statut d’Église autonome a été définie par un document spécifique du concile panorthodoxe de Crète en 2016 (3). Il y a près d’une vingtaine d’Églises autonomes, du Japon à l’Ukraine et de la Finlande au Mont Sinaï, qui dépendent des patriarcats de Constantinople, de Jérusalem, et de Moscou. Mais elles ne sont pas toutes unanimement reconnues.

Les Églises dites de la « diaspora » : le Concile panorthodoxe de 2016 a adopté le texte préparé par la IVe Conférence panorthodoxe préconciliaire (Chambésy, 2009) (4) par lequel «Il a été constaté que durant la présente phase il n’est pas possible, pour des raisons historiques et pastorales, de passer immédiatement à l’ordre canonique strict de l’Église sur cette question, c’est-à-dire qu’il y ait un seul évêque dans un même lieu. C’est pourquoi il est décidé de conserver les Assemblées épiscopales instituées par la IVe Conférence panorthodoxe préconciliaire (4) jusqu’au moment approprié, quand les conditions seront réunies pour l’application de l’acribie canonique. » Ces Assemblées épiscopales ont bien été instituées et semblent fonctionner comme des organes de coordination et de représentation (à l’exception des pays scandinaves, dont nous n’avons pas de nouvelles).

En France, l’Assemblée des Évêques Orthodoxes de France (A.E.O.F.) a été fondée en 1997 en prolongeant le « Comité inter épiscopal orthodoxe », crée en 1967, dont l’expérience, comme l’ont souligné de nombreux spécialistes, a représenté une référence non négligeable dans le dialogue œcuménique en France et en Europe ainsi que dans le long processus d’organisation de la diaspora orthodoxe. Comme le précise la déclaration signée à cette occasion, par les évêques membres fondateurs à l’époque de cette assemblée, son objectif est de « manifester l’unité de l’Eglise orthodoxe en France et de maintenir et développer les intérêts des communautés relevant de l’autorité des diocèses canoniques de ce pays. » (5)

DISSIDENCES ET CONFLITS TERRITORIAUX : des mouvements dissidents refusant le nouveau calendrier (« Vétérocalendaristes » (6)) se sont développés dans les Balkans (Grèce, Bulgarie, Roumanie) à la suite de l’adoption de ce calendrier en 1923. Elles sont divisées et largement minoritaires, de tendances traditionalistes et, si elles ne sont pas reconnues par le plérome orthodoxe, elles ont souvent des liens eucharistiques entre elles.

De nouvelles Églises dissidentes sont apparues dans plusieurs pays de l’Europe de l’Est depuis la chute de l’Union soviétique et l’éclatement de la Yougoslavie ; elles revendiquent autonomie ou autocéphalie sur le principe de la territorialité dans les frontières de leurs états nouvellement ou à nouveau indépendants, tandis que les patriarcats dont dépendent traditionnellement ces territoires continuent à se référer à la territorialité canonique. Cette situation s’apparente à celle de la diaspora mais, n’ayant pas été réglée, ni même abordée, au niveau panorthodoxe, elle prend deux aspects juridictionnels :

– Des Église dissidentes non reconnues existent en Ukraine (territoire canonique de Moscou), Macédoine, Monténégro (territoires canoniques du patriarcat de Serbie) et Abkhazie (territoires canoniques du patriarcat de Géorgie). Ces Églises sont considérées comme schismatiques et sont souvent en communion avec les opposants au « Nouveau calendrier ».

– Des Églises soutenues par un autre patriarcat sur le territoire canonique traditionnel de Moscou: c’est le cas en Estonie, avec une Église parallèle soutenue par Constantinople, et en Moldavie, avec une métropole du patriarcat de Roumanie.

Ces communautés restent généralement minoritaires face aux juridictions patriarcales, à l’exception de la Macédoine où l’Église dissidente regroupe une large majorité des Orthodoxes.

UNITÉ DANS LA DIVERSITÉ

On pourrait penser que l’absence de tout centre hiérarchique va amener une dispersion de l’Orthodoxie comme cela s’est produit avec le Protestantisme, et la multiplication des Églises « nationales » depuis un siècle et demi en est peut-être le signe.

Toutefois, « la conception orthodoxe de l’Église est spirituelle et mystique, en ce sens que la théologie ne traite jamais isolément aucun aspect temporel de l’Église, mais la considère toujours par rapport au Christ et à l’Esprit Saint, » écrit Mr Kallistos (ibidem p.310-311). « Ainsi l’Église en sa totalité est une icône de la Trinité, reproduisant sur terre le mystère de l’unité dans la diversité (…) de même que chaque personne de la Trinité est autonome, de même l’Église est faite de beaucoup d’Églises autocéphales indépendantes… » (ibidem)

Et l’unité de l’Orthodoxie est clairement illustrée par les conciles, expression de la nature trinitaire de l’Église, dans lesquels on voit à l’œuvre le mystère de « l’unité dans la diversité » lorsque les évêques représentants les différentes Églises prennent une décision collective sous l’inspiration de l’Esprit Saint. Le concile panorthodoxe de Crête, en 2016, n’a pas manqué à la règle malgré l’absence de plusieurs Églises orthodoxes : il avait été précédé de réunions préparatoires durant plus de cinquante ans, où toutes les Églises étaient représentées, qui aboutirent à un consensus unanime sur les principaux documents proclamés par le concile sans modification (8).

Ainsi va cette « étrange Église orthodoxe, si pauvre, si faible, et qui pourtant, malgré tant d’épreuves et de luttes, sans l’organisation ni la culture de l’Ouest, survivait comme par miracle, » comme écrit le père Lev Gillet, le « Moine de l’Église d’Orient » (9).

Vladimir Golovanow

NOTES :

(1) http://www.pewforum.org/2017/11/08/orthodox-christianity-in-the-21st-century/
(2) Mgr Kallistos Ware « L’Orthodoxie : L’Église des sept Conciles », Éditions du Cerf, Paris, 2002, p.10-15
(3) Cf. https://www.holycouncil.org/-/autonomy?_101_INSTANCE_VA0WE2pZ4Y0I_languageId=fr_FR
(4) https://www.holycouncil.org/-/diaspora
(5) Les régions dans lesquelles des assemblées épiscopales seront créées, dans une première étape, sont définies comme suit (ibid.):

  1. Canada
  2. Etats-Unis d’Amérique
  • Amérique latine
  1. Australie, Nouvelle-Zélande et Océanie
  2. Grande Bretagne et Irlande
  3. France
  • Belgique, Hollande et Luxembourg
  • Autriche
  1. Italie et Malte
  2. Suisse et Lichtenstein
  3. Allemagne
  • Pays scandinaves (hormis la Finlande)
  • Espagne et Portugal

(6) http://www.aeof.fr/articol_51442/assemblee-des-eveques-orthodoxes-de-france-%28aeof%29.html
(7) Le calendrier julien était d’utilisation commune en Europe depuis l’Empire romain jusqu’en 1582, lorsque le pape Grégoire XIII promulgua le calendrier grégorien, plus exact du point de vue astronomique, qui est devenu le calendrier civil de référence. Les Églises orthodoxes gardèrent le calendrier julien jusqu’en 1923, quand certaines adoptèrent le « Nouveau calendrier » (dit aussi « julien révisé »), qui est un calendrier mixte : le cycle des fêtes fixes (Annonciation, Noël, Épiphanie, Transfiguration…) et les fêtes des saints suivent le calendrier grégorien, tandis que le cycle mobile (Grand carême, Pâques, Ascension, Pentecôte) suit le calendrier julien. Le calendrier julien retarde actuellement de 13 jours sur le « Nouveau calendrier » (et le calendrier grégorien) pour le cycle fixe ; l’écart pour Pâques avec le calendrier grégorien varie selon les années.
Les Église de Russie, Serbie, Géorgie, Jérusalem et le Mont Athos ont gardé le calendrier Julien, l’Église de Pologne y est revenue récemment, l’Église de Finlande et l’Église autonome d’Estonie (patriarcat de Constantinople) ont adopté strictement le calendrier grégorien, tandis que les autres ont adopté le « Nouveau calendrier », et ont vu se développer les mouvements de refus des « Vétérocalendaristes ».
(8) https://www.holycouncil.org/fr/official-documents
(9) Archimandrite Lev GILLET, « Cor ad cor loquitur », Messager orthodoxe, 1959, n° 8, p. 3-4.

© LA NEF exclusivité internet 10 octobre 2018