La fragilité s’impose à nous, elle nous habite, elle nous traverse, elle nous transforme. Elle nous rapproche des autres et de nous-mêmes. Elle nous rapproche du Christ, et nous invite à une espérance autre, à vivre une foi nouvelle, différente. Elle a souvent été cachée, fuie, celle des personnes handicapées en particulier.
La venue de notre fils Matthias, trisomique, dans notre famille composée à ce moment de deux filles de 7 et 5 ans (une troisième fille naîtra 5 ans plus tard), fut un bouleversement pour tous, chacun à sa façon. Mon épouse Friederika, avec qui j’écris ce texte, me confia plus tard qu’elle avait reçu dans un songe l’annonce et la demande d’acceptation et d’accueil de cet enfant à venir. Nous ne savions rien de la trisomie. Matthias était un beau garçon blond, et d’une adorable gaîté. Ma première réaction fut le déni : non, Matthias sera comme tous les enfants, et avec notre aide il se développera comme si de rien n’était, ou du moins « presque », je me prenais à négocier… Mais son développement tardant, la tristesse commence à s’installer. Matthias, dépourvu de toute autonomie, s’enfonce dans un renfermement sur lui, devenant autiste, un mot que nous ne voulions évoquer, tant il avait à l’époque culpabilisé les mères de famille. Mes ambitions pour lui diminuent jusqu’à ce que mon seul objectif devienne de lui arracher au moins un mot, un « papa ». En vain. Le seul bonheur m’est donné lorsque j’accroche son regard.
C’est alors que je comprends, vers ses vingt ans, que je m’efforçais de vouloir absolument lui apprendre des choses, mêmes simples, alors qu’en réalité c’est lui qui m’avait appris l’essentiel, discerner les priorités…
La fréquentation d’une communauté Foi & Lumière, où les familles concernées se rassemblent avec des amis autour de personnes handicapées et sous le regard du Christ, a transformé le mien sur mon fils et sur les autres personnes handicapées. Elles pouvaient être aimées même par des personnes inconnues, elles avaient gagné le statut d’être « aimables ». Elles savaient recevoir l’amour des autres, le donner gratuitement. Friederika me rappelle alors la parabole des talents (Mt 25, Lc 19) : Matthias n’avait qu’un seul talent, celui de l’amour, mais il l’a fait fructifier au centuple.
Vue ainsi, on comprend que la dignité des personnes handicapées devient une évidence. Jean Vanier disait que « chaque personne est une histoire sacrée ». L’espérance que Friederika place pour nos retrouvailles au Ciel est celle qu’elle dévoile lors de la messe d’Adieu de Matthias décédé en 2011 : « Seigneur, aujourd’hui je peux te rendre mon enfant que jadis tu m’as confié. Voici mon fils unique. Il est à TOI, transfiguré selon Ta Ressemblance. Mon cœur enfin apaisé peut chanter Ta Gloire et Ta Louange : La Beauté de l’Amour est la Splendeur de la Vérité. »
Pour Matthias qui ne communiquait guère, la phrase de François Cheng prenait tout son sens : « Le corps peut connaître la déchéance et l’esprit la déficience, mais l’âme reste entière. » La beauté de cette âme, remplie de totale innocence et son talent d’amour qu’il avait tant fait fructifier, fait dire à Friederika : « Je vivais avec un saint et je ne le savais pas. »
Nous comprenons la dignité de la personne fragile, mais voyons-nous le rôle dans la société des personnes handicapées ? C’est celui de pouvoir transformer nos cœurs, comme Matthias l’a fait pour moi et pour sa famille. Par lui, j’ai tant appris de lui-même mais aussi de ses sœurs, de ma femme, de tant de personnes que j’ai rencontrées à Foi & Lumière et dans les établissements qu’il a fréquentés. Il ne s’agit nullement d’idéaliser le handicap qui reste un grand malheur, mais de proclamer que s’appuyer sur des personnes handicapées, « scandale pour les uns, folie pour les autres », peut transformer nos cœurs de pierre en cœur de chair.
Le rôle des personnes handicapées
La fragilité n’est pas seulement à trouver chez les personnes handicapées, elle est en chacun de nous. Jean-Paul II disait que chaque être humain détient en lui une part de l’humanité entière, la fragilité est une marque de celle-ci, sans aucun doute. Cette fragilité couvre nos faiblesses, nos problèmes, nos noirceurs, nos insuffisances en tout genre. Osons dire que le lieu de cette fragilité est habité par Dieu : c’est de là que monte notre cri de souffrance, nos détresses, notre demande d’aide. C’est là que le Dieu Consolateur et le Dieu de Miséricorde viennent nous rejoindre, à condition pour nous de les laisser nous approcher.
La fragilité qui parfois nous hante, que souvent nous cachons, peut aussi se partager dans des rencontres en intimité, en vérité, et en humilité demande Jean Vanier. En l’acceptant et grâce à elle se produit, sous le regard du Christ, une ouverture à soi et à l’autre, car, comme dit Paul Ricœur, le chemin de soi à soi passe par l’autre. Il amène de plus à la connaissance de soi. Voir la sainteté, même ou surtout dans la fragilité, n’est-ce pas une belle règle de vie chrétienne ?
Thierry et Friederika Anglès d’Auriac
Thierry Anglès d’Auriac a publié Fragilité et bienveillance. Un chemin vers soi, Éditions des Béatitudes, 2017, 82 pages, 7,80 €.
© LA NEF n°308 Novembre 2018