Dorothy Day en 1916 © Commons.wikimedia.org

Dorothy Day : le cri des pauvres

Une première biographie française sort le 8 novembre sur Dorothy Day (1897-1980), figure marquante du catholicisme social américain dont le dossier de béatification est en cours. Elle a aussi inspiré la création à Paris du Dorothy, café associatif dont sont membres les trois jeunes auteurs de sa biographie.

Décembre 1932. La crise économique qui s’est abattue sur l’Amérique n’en finit pas de saigner à blanc le pays. Les banques et les entreprises ont entamé une danse où chaque pas marque une nouvelle faillite, danse macabre qui laisse de plus en plus d’ouvriers et d’employés sur le carreau. Les chômeurs se comptent par millions. À New York comme partout ailleurs, des centaines de malheureux patientent des heures dans les files d’attente qui se forment pour la moindre distribution de nourriture, les défilés de mécontents se résolvent souvent dans la violence, les magasins se font massivement dévaliser : la tension sociale est à son comble, et le gouvernement Hoover, surnommé le « Do nothing », semble n’avoir que son impuissance à opposer au désastre. Qui défend alors les ouvriers et les pauvres ? Les mouvements syndicalistes, les partis socialistes et réseaux communistes qui, aux États-Unis, n’ont jusque-là pas su rallier une part importante de la population, essaient de répondre à cette urgence et mènent le combat social. Une grande absente semble avoir déserté ce terrain : l’Église catholique. Pie XI lui-même pose ce tragique constat : « Les ouvriers du monde entier sont perdus pour l’Église. » Mais au cœur de l’Amérique, dans la grouillante New York qui l’a vu naître à l’aube du XXe siècle, une femme se lève, qui s’apprête à sauver l’honneur catholique, une femme qui a embrassé tout à la fois la cause des pauvres et la cause du Crucifié.
Quelques années auparavant, Dorothy étudiante avait posé la question : « Où étaient les saints qui allaient essayer de changer l’ordre social, les saints qui au lieu de s’employer à secourir les esclaves, allaient en finir avec cet esclavage lui-même ? » Et la jeune socialiste d’alors s’était détournée de la religion, choisissant l’amour du prolétariat contre l’amour de l’Évangile. « Pour moi, le Christ ne parcourait plus les rues de ce monde. Il était mort depuis deux mille ans et de nouveaux prophètes s’étaient levés à sa place. C’était les masses que j’aimais à présent. »
N’ayant pas encore atteint ses 20 ans, mais sa conscience sociale déjà aiguisée par ses lectures et ses déambulations d’adolescente dans les quartiers pauvres de sa ville, Dorothy se fait embaucher par un des très rares journaux socialistes existants. Sa jeunesse passe ainsi en reportages de terrain, en piquets de grèves, en manifestations et réunions syndicales, en grandes discussions avec les intellectuels et les figures littéraires d’avant-garde qui peuplent les cafés du Greenwich Village et son monde amical ; elle s’inflige même une grève de la faim en prison où elle a atterri suite à sa défense pugnace du droit de vote des femmes. Elle s’engage comme infirmière pendant la Grande Guerre, puis renoue avec la plume.

La quête d’une juste cause
Au lendemain du conflit mondial, elle vit l’amour fou et l’amour destructeur qui aboutit à un avortement, elle s’enfonce dans l’abîme du malheur, se marie par dépit, voyage en Europe, rédige une première autofiction, divorce, laisse sa vie flotter quelques années, avant de retrouver la voie du bonheur en la compagnie d’un nouvel homme, Forster, un anarchiste athée d’une intégrité sans faille. Après la naissance de leur fille Tamar, celui-ci la condamne au dilemme suivant : trancher entre lui, l’homme qui réjouit sa vie, et l’Autre, le Dieu qui vient d’entrer subrepticement dans sa vie, par une lente conversion de son cœur. Dorothy choisit ce Seigneur qu’elle connaît à peine, et le fardeau de la solitude loin de l’homme qu’elle aime. Le baptême fait d’elle un membre de ce qu’elle appelle « l’Église des pauvres », mais sa détresse est grande de ne pas trouver comment unifier dans son existence sa nouvelle appartenance catholique et la lutte pour la justice sociale.
Or dans les années trente, alors que la crise économique fait rage, un pauvre hère français, Peter Morin, l’initie à la pensée sociale de l’Église. Elle comprend alors qu’il ne lui est pas demandé d’arbitrer entre sa foi et l’aide aux plus pauvres, et que l’amour de l’Évangile peut au contraire nourrir l’amour du prolétariat. Sur sa table de cuisine, elle rédige le premier numéro d’un journal destiné aux ouvriers, The Catholic Worker, vendu un centime et leur offrant une sorte de troisième voie alternative au libéralisme et au communisme ; dans la foulée, elle ouvre une première maison d’hospitalité qui accouche rapidement de tout un réseau de maisons dans le pays. Grâce à Dorothy, le Christ parcourt à nouveau les rues du nouveau monde. Jusqu’à sa mort en 1980, celle que le Jean-Paul II a élevée au rang de « servante de Dieu », poursuit son combat social sur le terrain et depuis les colonnes de son journal, militant aussi ardemment pour un pacifisme intégral et pour la désobéissance civile – ce qui la conduit à nouveau en prison –, pour le mouvement des droits civiques – jusqu’à essuyer un tir de balle de la part de suprémacistes blancs.
Nul ne s’étonnera qu’une telle personnalité puisse créer des émules, et que la fécondité de l’œuvre accomplie par Dorothy n’ait toujours pas trouvé en 2018 son point de tarissement. Il y a quelques mois, nous étions une quinzaine à nous réunir à Paris et à adopter Dorothy comme inspiratrice éponyme et ange gardien du café associatif que nous inaugurions à Ménilmontant, bien loin du berceau new-yorkais. L’initiative est bien modeste au regard des réalisations de Dorothy, mais nous apprenons à son école. Et les doigts d’une main ne suffisent plus à compter les raisons qui nous ont poussés dans les bras de Dorothy. Elle nous enseigne que la réussite d’une juste entreprise réside dans l’équilibre entre une audace qui ose le « oui » sans filet de sécurité et une espérance qui persévère en toutes circonstances. Elle s’est fait le porte-parole de tous ceux qui n’avaient pas accès à la prise de parole publique et dont personne n’écoutait la voix, les prisonniers aux conditions de détention inhumaines, les prostituées en lutte pour une autre vie, les communautés d’immigrés délaissés ou mal aimés, les victimes de toutes les pauvretés. Ses actions syndicalistes, ses amitiés communistes, ses con­victions pacifistes, puis sa foi catholique, l’ont toujours placée en marge d’une Amérique essentiellement libérale, patriote et protestante, et ses diverses prises de position dictées par l’unique boussole d’un Évangile totalement pris au sérieux, résistent farouchement à toutes nos catégories politiques établies. Elle est et reste Dorothy l’inclassable, celle qui repose nos esprits malades de catégorisation.
Et aux grandes questions qu’affronte notre siècle (l’isolement et l’individualisme qui règne en maître dans les grandes villes, la déréliction de certaines campagnes, les crises écologiques et migratoires, etc.), elle propose des réponses déjà passées par l’épreuve de la réalité : notamment l’établissement de communautés de vie ouvertes et autonomes, le choix de la sobriété, voire de la pauvreté volontaire contre le consumérisme, la promotion de la responsabilité personnelle contre l’infantilisation des plus précaires par l’État, l’articulation entre l’engagement local et le souci du bien commun à l’échelle mondiale, l’indissociabilité de la pensée et de l’action. Or, avec le Dorothy, nous nous donnons justement pour fin de répondre à notre humble échelle à l’appel du pape François d’aller vers les périphéries, et de combattre l’isolement et la misère qui gangrènent les villes par de nouveaux réseaux communautaires. Le café se veut être un lieu de convivialité enraciné dans Ménilmontant, un lieu de rencontre, un lieu de mise en pratique de la doctrine sociale de l’Église, un lieu porté par la foi et les moments de prière qui réunissent et façonnent l’équipe. Des conférences s’y tiennent tous les jeudis, plusieurs événements culturels égaient les lieux au cours de la semaine, diverses initiatives sociales (cours de français, soutien scolaire, visites à domicile, conseil aux sans-papiers) y prennent racine ; et se mettent en place des cours de transmission de savoir-faire manuels (menuiserie, plomberie, électricité…) qui poursuivent la haute – et vaste – ambition de réconcilier toutes les dimensions de la personne et de dégourdir quelque peu ces foules citadines assises tout le long du jour devant un clavier d’ordinateur. Dans un monde aussi visité par le pessimisme, et souvent d’autant plus pessimiste qu’il n’ose pas le passage à l’action, nous tâchons de faire nôtre l’injonction de Dorothy : « Nous n’avons pas le droit de nous arrêter et de nous sentir désespérés. Il y a trop à faire. »

Élisabeth Geffroy

– Élisabeth Geffroy, Baudouin de Guillebon, Floriane de Rivaz, Dorothy Day. La révolution du cœur, Tallandier, 2018, 256 pages, 19,90 €.
Ce livre a été écrit par trois membres du café Le Dorothy. Il s’agit de la première biographie de Dorothy Day écrite en langue française. L’ouvrage nous dresse le récit détaillé de cette vie romanesque, et s’attache au passage à expliquer la pensée de Dorothy, ses prises de position parfois controversées, les grandes intuitions des Catholic Worker, offrant également à notre lecture de nombreux extraits d’articles engagés de Dorothy.
– Dorothy Day, La longue solitude, Cerf, 2018, 430 pages, 25 €.
Nouvelle traduction d’une œuvre majeure de Dorothy Day : son autobiographie, passionnante mais qui s’arrête au tout début des années 1950.
– Café associatif Le Dorothy : 85 bis rue de Ménilmontant, 75020 Paris. Site : https://www.ledorothy.fr/ Courriel : bonjour@ledorothy.fr

LA NEF n°308 Novembre 2018