Gilets jaunes : théorie de la révolution anti-Macron

DÉBATS Point de vue

Le mouvement des Gilets jaunes est inouï. Il est à la fois nouveau et singulier. Il dépasse tous les cadres théoriques existants. Sans leader, hors de toute organisation institutionnelle, de tout corps intermédiaire et constitué, reniant toute forme de récupération politique et idéologique, il se caractérise surtout par sa diversité, à savoir à la fois par la multiplicité des auto-organisations spontanées et par la multiplicité des revendications. Pourtant, un mouvement, pour avoir du sens et de l’efficacité, a toujours besoin d’unification, de simplification, d’orientation autant dire de théorisation. Pour qu’un mouvement puisse passer de la révolte vague, polymorphe et épidermique à la réalisation effective et efficace d’une action authentique et orientée, il a besoin d’une théorisation. Cette même théorisation doit concerner aussi bien le contenu d’un projet que les méthodes stratégiques et tactiques d’action permettant la réalisation de ce même projet. Sans bien sûr retomber dans la traditionnelle théorisation de l’action qui fut celle, naguère, notamment des marxistes, il faut, pour les Gilets jaunes, une orientation de signification pour que leur révolte, dans la puissance émotionnelle ainsi bien que dans la puissance d’adhésion globale qu’elle suscite, puisse déboucher sur une imprégnation politique authentique.

La seule justification de cette théorisation n’est pas ici dans la satisfaction d’une quelconque idéologie, car, dans ce cas, elle trahirait alors l’essence même du mouvement en question. Cette justification est dans une simple constatation de fait. Les classes moyennes souffrent, leur détermination est puissante. Par-delà l’aspect quantitatif de la mobilisation, aspect qui ne saurait faire l’objet d’une constatation objective de la part du pouvoir lui-même, par-delà la spectacularisation de l’action, laquelle bat en brèche la fameuse manipulation par le talent macronien des puissances médiatiques de l’image auxquelles sa fonction lui donne facilement accès, il faut prendre en compte la puissance qualitative de la mobilisation pour cerner sa réalité. La seule justification de la théorisation est simplement ici dans l’intérêt manifeste de la collectivité nationale. La multiplicité irrationnelle et la contradiction ne sauraient avoir, sans théorisation et laissées pour elles-mêmes, que la signification de la pure et simple décomposition de la nation. Cette théorisation ne saurait pourtant pas émaner de l’élite pensante traditionnelle car celle-ci ne saurait, par essence, que manquer l’originalité singulière et inouïe du mouvement. Une vérité absolue doit avant tout, avant de tenter la moindre théorisation, être prise en compte. Même si les classes moyennes inférieures n’ont pas l’élévation intellectuelle et culturelle des dirigeants, l’arrogance et le mépris de ces derniers sont une absurdité liée à leur décadence, car il y a une intelligence instinctive des masses qui est une réalité absolue et à laquelle l’intelligence théorique doit absolument se soumettre. Les pauvres types ne sont pas pour autant de pauvres cons. Voilà ce que l’élite technocratique ne peut en aucune manière reconnaître, tout simplement parce qu’il lui manque le ventre et le cœur pour le sentir et l’éprouver. Qui ne s’est pas senti humilié par les grands, qui n’a pas senti, inscrite dans la réalité affective et quasiment charnelle de son âme, l’impression foudroyante du malheur, ne saurait jamais avoir le génie adéquat pour relever le défi lancé par l’exaspération des opprimés !

Deux grands points sont à mettre en évidence pour l’amorce d’une synthèse théorique. Il s’agit premièrement de l’importance d’Internet pour l’émergence de la démocratie directe et deuxièmement de l’exigence d’une prise en compte d’une égale répartition des efforts par toutes les classes sociales de la nation pour faire face aux défis économiques du monde.

Même s’il ne s’agit ici en aucune manière de se soumettre à la tradition théorique, le premier élément qui exige d’être mentionné, dans une perspective de première théorisation approximative, doit pourtant être encore d’obédience marxiste. L’essence du marxisme consiste en effet et avec raison de penser une détermination ou un conditionnement en dernière instance de l’action consciente, individuelle et collective, par le niveau de production, à savoir par le niveau de développement des techniques. C’est ce que Marx appelait le déterminisme des superstructures idéologiques par les infrastructures matérielles. C’est la seule existence d’Internet et des réseaux sociaux, à savoir de la plus formidable évolution technique généralisée et démocratisée de ces dernières années, qui a rendu possible le caractère inouï et auto-organisé des Gilets jaunes. C’est l’Internet qui a créé les conditions d’une authentique démocratie directe et d’une action collective sans manipulation institutionnelle. Le peuple sait parfaitement que les syndicats ne sont que des moyens détournés d’enfumage hypocrite permettant à leurs dirigeants de faire croire à l’action hostile au pouvoir alors qu’ils ne font que collaborer avec ce dernier, afin de garantir leur propre prospérité sociale au détriment des classes laborieuses. Le peuple sait parfaitement qu’il est autant exploité par les dirigeants syndicaux eux-mêmes que par les dirigeants technocratiques de l’État. Le peuple sait aussi parfaitement que les partis politiques, les assemblées et même les associations, à savoir tous les corps intermédiaires sans aucune exception, ne sont que des moyens de promotion sociale de ceux qui parviennent à blouser et à exploiter les autres. Le peuple est spontanément rousseauiste. Il sait que toute représentation est un détournement hypocrite d’intérêt au seul profit des représentants et de leur carrière et toujours à l’éternel détriment des représentés à savoir des faibles et des exploités.

Le deuxième élément qui doit enclencher et amorcer la théorisation, c’est l’essentielle prise en compte du ras-le-bol généralisé de la population quant à la baisse de son pouvoir d’achat et à son sentiment de déclassement, tout cela étant dû à la hausse systématique des charges et des taxations. Cette idée est certes une tarte à la crème, mais sa prise en compte réelle est au contraire tout à fait inouïe. La hausse concerne à la fois les timbres, la CSG, les carburants, le gaz, le fuel, le tabac, l’électricité, le contrôle technique, les péages, les mutuelles, le stationnement, les assurances, les frais bancaires et le forfait hospitalier. C’est l’urgence de la situation sociale qui rend sa prise en compte incontournable. Cette prise en compte ne saurait en effet être rien d’autre que la remise en cause totale et pure et simple de la politique d’Emmanuel Macron, laquelle, s’inscrivant dans la parfaite continuité de ses prédécesseurs, n’en est que son amplification cynique et radicale. La suppression de l’ISF est un marqueur symbolique définitif et, même si Macron avait, par cette mesure, des reconnaissances à exprimer, cette suppression témoigne, chez un homme pourtant réputé très intelligent, d’une erreur politique fondamentale. Il est singulier que, à l’instar des erreurs propres à cet autre libéral que fut Giscard d’Estaing, ce soit un homme aussi intelligent qui fasse une erreur politique aussi grossière. C’est pourquoi il est au plus haut point cohérent que l’un des slogans principaux du mouvement, malgré son caractère singulier dans une démocratie institutionnalisée et fondée sur la représentation, ne soit rien d’autre que la démission du président de la République. Cette exigence est par ailleurs parfaitement conséquente avec la superstructure de démocratie directe qui a engendré le mouvement des Gilets jaunes. Répondre à cette exigence par l’arrogance et le mépris et surtout par l’attachement carriériste à son poste et à son rayonnement artificiel et médiatique témoigne d’un manque total d’envergure, de responsabilité historique et surtout de lucidité sur la réalité sociale de la situation.

L’idéologie fondamentale d’Emmanuel Macron, celle dont témoigne son livre joliment et ironiquement intitulé Révolution, est éminemment libérale. Il s’agit d’une remise en cause de la rente et des statuts au profit du risque et de la contractualisation. Or la revendication de l’individualisme libéral d’inspiration anglo-saxonne au détriment de la solidarité nationale et étatique, l’adaptation de la tradition hexagonale à la mondialisation, la revendication d’un privilège du conflit concurrentiel par rapport à la solidarité redistributive, ce n’est rien de moins que la revendication pure et simple de la destruction de l’identité nationale française. La posture jupitérienne n’est, au mieux, qu’une hypocrisie parmi d’autres, une poudre aux yeux visant à faire oublier la réalité de la destruction de l’État, et, au pire, une forme de dictature paradoxale visant la destruction technocratique et tyrannique du support étatique et national de la démocratie. Indépendamment du retour à la souveraineté nationale, ce qui permettrait certes, par la maîtrise étatique de la monnaie, le rétablissement d’une action indépendante de redynamisation de l’économie nationale par la protection, la dévaluation et l’inflation, une seule alternative s’ouvre à nous. De deux choses l’une en effet, ou l’on réclame l’effacement de la dette de l’État, laquelle repose sur une convention d’écriture internationale que la puissance économique du pays peut parfaitement gérer d’une manière politique, ou l’on crée les conditions politiques d’une égalisation des efforts de remboursement entre les différentes classes sociales. Dans la deuxième branche de cette alternative, le seul enclenchement du processus politique rendant possible, par un choc symbolique, l’entente nationale qui en est la condition de possibilité ne saurait être que le rétablissement immédiat de l’ISF.

Le génie jupitérien de la maîtrise médiatique de la communication est battu en brèche par la puissance des images et des slogans, lesquels sont la création du peuple. Car le peuple a le génie et l’intelligence de l’instinct, il est plus puissant que le talentueux Macron. Il est plus grand que lui car il est créateur et, pas plus insoumis que nationaliste, il ne se soumet pourtant à aucune puissance, il est le patriote éternel. Aussi grande que soit la puissance institutionnelle qui est la sienne, aussi grande que soit son intelligence technocratique, aussi grande que soit la puissance matérielle et militaire de l’État dont il est le chef, le président de la République est d’une faiblesse insigne car le peuple a déclaré caduque sa puissance et dérisoire son rayonnement. L’un des slogans des Gilets jaunes fut absolument génial : « Brigitte, Brigitte, dis au gamin d’arrêter ses macronneries… » Macron doit céder car la puissance qui anime le peuple est celle du cœur et du ventre. Contre le déclassement et le mépris, le peuple seul fera l’histoire car le peuple seul a le génie des événements authentiques et incontournables ! Contre la Révolution en faux-nez de Macron, le peuple va accomplir la Révolution authentique en profondeur de l’organisation politique, il va réaliser rien de moins que les deux aspects dont le présent texte est la tentative théorique amorcée, à savoir d’une part la démocratie directe et d’autre part l’égalité des sacrifices pour la seule grandeur de la nation.

Patrice Guillamaud

Patrice Guillamaud, agrégé de philosophie, enseignant en classes préparatoires et auteur de Le Sens de l’Islam (Éditions Kimé, 2017) et Le Charme et la sublimation (Cerf, 2017).

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