La tentation libérale a toujours été présente chez les catholiques, particulièrement aux États-Unis. Petite réflexion à l’occasion de la publication en français d’un plaidoyer libéral du P. Robert Sirico.
Pourquoi ne pourrait-on pas être catholique et libéral ? Véritable serpent de mer, la question a refait surface cet été, avec la publication de Catholique et libéral du P. Robert Sirico (1). Fondateur du think-tank libéral Institut Acton, le prêtre américain entend démontrer que le libéralisme est le système le plus à même de mettre en œuvre le message évangélique. Le libéralisme que promeut Robert Sirico est ici le libéralisme économique pur et dur : le marché doit se libérer d’absolument toutes les contraintes possibles et l’État se retirer au maximum de la vie de ses citoyens afin que ces derniers, cherchant leur bonheur personnel, permettent au marché de fonctionner efficacement et de tirer la société vers le haut. Son livre est précieux car il illustre à quel point le discours libéral est un système. Toutes les idées s’enchaînent dans le meilleur des mondes possibles et pour cause : le libéralisme ne peut échouer. Car s’il échoue, c’est que le marché n’est pas assez libre. Aussi, tant que le libéralisme provoquera des effets pervers, c’est qu’il ne sera en fait pas assez appliqué. La logique est grossière, mais déroulée avec conviction. Le P. Robert Sirico n’est pas le premier à prôner une alliance du libéralisme et du catholicisme ; il ne sera sûrement pas non plus le dernier. Mais son livre couvre tous les sujets et devient une sorte de mode d’emploi ultralibéral, permettant de mieux comprendre l’attrait que peut exercer le libéralisme chez les catholiques.
Ses préoccupations, bien que liées à l’actualité américaine, se veulent universelles et sont aisément transposables en France. Elles font même écho à certains grognements que l’on peut entendre dans l’Hexagone. La France, qui est l’un des pays les plus imposés au monde – 45 % de taux de prélèvements obligatoires l’année passée et autant en 2018 (2) –, débat régulièrement de la pertinence des attributions de la redistribution des richesses. Le P. Robert Sirico va encore plus loin, puisque l’on retrouve dans son livre des lignes très dures contre le principe même de la redistribution : « La redistribution conduit inévitablement à traiter des personnes de façon injuste ou inéquitable, puisque l’on prend à celui qui a travaillé et produit un surplus de richesse, et que l’on donne à ceux qui ont moins produit. »
Problème : sous couvert de justice, le libéralisme fait fi de la Doctrine sociale de l’Église, qui rappelle « [qu’un] bien-être économique authentique se poursuit également à travers des politiques sociales de redistribution du revenu qui, tenant compte des conditions générales, considèrent opportunément les mérites et les besoins de chaque citoyen » (3)…
Outre la critique de la redistribution – que cela soit sous la forme d’une sécurité sociale ou d’aides pour les chômeurs –, une autre idée libérale peut exercer une force d’attraction sur les catholiques : la sacralisation de la propriété privée. Véritable rengaine tout au long de l’ouvrage du P. Sirico, la question de la propriété privée se retrouve aussi chez un libéral français comme Charles Gave, auteur du livre Un libéral nommé Jésus (Bourin Éditeur, 2005). Le discours vient flatter le désir de propriété de l’homme, qui jouit d’un « droit sacré » à la propriété privé. C’est oublier la position plus prudente de l’Église qui, tout en rappelant la « fonction sociale » de la propriété privée (n. 91), affirme qu’elle n’est pas « intouchable » : « le droit à la propriété privée est subordonné à celui de l’usage commun, à la destination universelle des biens » (n. 177).
Or c’est bien cette logique de subordination qu’abhorre le libéralisme économique : selon lui, c’est au contraire en se libérant de tout lien que les acteurs économiques peuvent rechercher leur propre intérêt, la somme de ces intérêts personnels contribuant ainsi au bien commun. C’est peut-être là la plus grande contradiction avec l’enseignement de l’Église et en particulier avec le principe de subsidiarité : « Sur la base de ce principe, toutes les sociétés d’ordre supérieur doivent se mettre en attitude d’aide (« subsidium ») – donc de soutien, de promotion, de développement – par rapport aux sociétés d’ordre mineur » (n. 186).
Autre tentation du modèle libéral à laquelle le catholique peut succomber : la promesse du toujours plus. Apparaît en filigrane de toutes les réflexions libérales actuelles la question de la croissance et de l’amélioration matérielle des hommes. Sans nier les effets positifs que peut engendrer l’accessibilité quasi-immédiate de tous les biens dans notre société, on peut s’interroger sur le bien-fondé du présupposé libéral que l’on retrouve chez Robert Sirico selon lequel le bonheur d’une nation se mesure à sa capacité à avoir accès aux biens matériels, quels qu’ils soient. La preuve serait l’insolent succès des grandes multinationales : « Apple, écrit le prêtre, n’est pas devenu une entreprise multimilliardaire en arnaquant intelligemment ses clients. Amazon n’est pas devenu l’un des plus grands expéditeurs de cadeaux de Noël en plaçant du charbon dans les paquets des gens. » Je consomme, donc je suis.
Mises en garde du Magistère
Délaissant toute considération sur le rôle du marketing, de l’effet de mode, ou même de la pression sociale afin de posséder tel ou tel équipement, cette glorification de la course aux biens matériels se heurte aux mises en garde du Magistère romain, à l’image de ce que saint Jean-Paul II notait dans son encyclique Centesimus anno en 1991 : « Il n’est pas mauvais de vouloir vivre mieux, mais ce qui est mauvais, c’est le style de vie qui prétend être meilleur quand il est orienté vers l’avoir et non vers l’être, et quand on veut avoir plus, non pour être plus mais pour consommer l’existence avec une jouissance qui est à elle-même sa fin. »
De ce désir sans fin d’accumuler arrive un nouveau point d’achoppement, considérable tant il implique de poser un choix radical : celui de la croissance, que les libéraux appellent de leurs vœux les plus farouches, tandis que du côté de Rome le pape François affirme que « l’heure est venue d’accepter une certaine décroissance dans quelques parties du monde » (Laudato si, 2015).
Les catholiques peuvent s’entendre dire que si les excès du libéralisme sont effectivement à blâmer, l’idée du libéralisme en elle-même n’est pas mauvaise. Pourtant, l’Église n’a eu de cesse de condamner cette doctrine. Avant même qu’il ne devienne économique en plus d’être politique, Rome a saisi l’ampleur du danger de la profonde révolution qu’entraîna le libéralisme, ayant à son égard des mots d’une extrême dureté. Ainsi, pour Grégoire XVI, le libéralisme (philosophique) est un « délire » (Mirari Vos, 1832) ; une source d’interrogation en plus de révolte pour Léon XIII, notant « [qu’il] est étrange de voir à quel point s’éloignent de l’équité et de la prudence de l’Église ceux qui professent le libéralisme » (Libertas praestantissimun, 1888) ; de « fausses maximes et [d]es postulats trompeurs » pour Pie XI (Quadragesimo anno, 1931). Quant à saint Paul VI, il renvoyait dos à dos marxistes et libéraux : « aussi le chrétien […] ne peut-il, sans se contredire, adhérer à des systèmes idéologiques qui s’opposent radicalement, ou sur des points substantiels, à sa foi et à sa conception de l’homme : ni à l’idéologie marxiste, à son matérialisme athée, à sa dialectique de violence […] ; ni à l’idéologie libérale, qui croit exalter la liberté individuelle en la soustrayant à toute limitation » (Octogesima adveniens, 1971). Et Benoît XVI soulignait que « l’activité économique ne peut résoudre tous les problèmes sociaux par la simple extension de la logique marchande » (Caritas in veritate, 2009).
Débat dans une impasse ?
Quant au lien entre libéralisme économique et politique, possible frein à l’engagement d’un catholique dans le libéralisme, il n’en est jamais question chez les libéraux, la question de la morale n’intervenant jamais dans le logiciel autosuffisant du libre marché. Pourtant, là aussi, un simple retour à la source de l’enseignement de l’Église suffit à être prévenu. Saint Jean-Paul II avait ainsi lancé une mise en garde à tous les catholiques : le « phénomène de consommation » décrit plus haut peut entraîner « habitudes de consommation et des styles de vie objectivement illégitimes, et souvent préjudiciables à sa santé physique et spirituelle. […] Les capacités d’innovation de l’économie libérale finissent par être mises en œuvre de manière unilatérale et inappropriée. La drogue, et de même la pornographie et d’autres formes de consommation, exploitant la fragilité des faibles, cherchent à remplir le vide spirituel qui s’est produit » (Centesimus anno, 1991).
Le débat semble aujourd’hui dans une impasse, pris en otage par le chantage de l’extrême. Ainsi, dans l’ouvrage du P. Robert Sirico, les références à l’Union soviétiques et au communisme pleuvent au long des pages et sont autant de mises en garde : soyez libéral, si vous ne voulez pas voir éclore dans votre pays le socialisme ou le communisme. En France, le climat est finalement le même. Les catholiques semblent avoir le choix entre un marché totalement libéré de l’influence étatique ; ou un État absolument interventionniste, venant s’occuper et surveiller leurs moindres faits et gestes. Mais ne devraient-ils pas chercher une autre voie, celle de la Doctrine sociale de l’Église, en soulignant à quel point une liberté solidement encadrée par un État soucieux de s’occuper de chacun selon ses besoins est la clé pour trouver l’équilibre entre « l’avoir » et « l’être » ?
Constantin de Vergennes
(1) Robert Sirico, Catholique et libéral, Salvator, 2018, 288 pages, 22 €.
(2) Poids des prélèvements obligatoires en 2017, Mai 2018, INSEE.
(3) Conseil pontifical Justice et Paix, Compendium de la Doctrine sociale de l’Église, Bayard/ Cerf/Fleurus-Mame, 2005, n. 303. Dans la suite, les numéros renvoient à cet ouvrage.
© LA NEF n°309 Décembre 2018