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Doctrine sociale de l’Eglise : le défi de la postmodernité

Après la question ouvrière au XIXe siècle, la Doctrine sociale de l’Église est confrontée au XXIe siècle à un nouveau défi qui est celui de la « dissociété », produit de la postmodernité. Explications.

La crise des Gilets jaunes est probablement davantage encore qu’une simple jacquerie produite par un ras-le-bol fiscal. Il apparaît qu’une simple réforme fiscale, même la plus audacieuse, ne saurait suffire à éteindre durablement le feu. Cette forme de révolte du peuple profond est le fruit de la « dissociété » contemporaine, c’est-à-dire la société de l’individu dissocié.
Dans Situation de la France, Pierre Manent a dressé ce constat saisissant : « Nous sommes probablement les premiers, et nous resterons assurément les seuls dans l’histoire, à livrer tous les composants de la vie sociale, tous les contenus de la vie humaine, à la souveraineté illimitée de l’individu particulier » (1). Un deuxième facteur peut être avancé pour expliquer l’incroyable dislocation du lien social : la financiarisation du monde, à partir du début des années 1990, a progressivement fait basculer nos démocraties libérales dans une ère post-politique. Cela signifie que la souveraineté du politique est, à de nombreux égards, abolie. C’est ainsi que le lien social se trouve atteint en même temps à sa base et à son sommet, alors même que les corps intermédiaires sont malades. À ceci s’ajoute la crise culturelle, qui atteint le sentiment d’appartenance, mais aussi la crise spirituelle et morale d’un monde occidental sans Dieu : notre société ne peut plus se référer à un surmoi commun capable de structurer l’interdit.

Les limites du système
Dans ce contexte, il est devenu quasiment impossible de délibérer sur le bien et le mal ; et l’arbitre devient ce qui est techniquement possible et financièrement profitable (2). Cependant, cette modernité triomphante atteint aujourd’hui ses limites. En effet, la sociologie des profondeurs de nos pays européens rejette toujours davantage le « récit global » du « nouveau monde ». Idéologiquement, nous assistons à un basculement : le paradigme libéral, progressiste et européen semble atteindre son plafond de verre, en panne au beau milieu du gué. Et les éditorialistes de constater, souvent sans en comprendre les causes, que nous n’arrivons plus à vivre ensemble. Nous n’arrivons plus à « faire société », comme on dit dans le jargon sociologique.
Dans ce contexte, ce que Jean-Luc Marion nomme « le moment catholique » est venu. La pensée sociale de l’Église catholique offre en effet des principes élémentaires de vie en société dont la négation contemporaine valide, par ses échecs, la pertinence. En ce sens, la « dissociété » dit aussi ce qu’est la société. C’est donc encore davantage qu’une « expertise en humanité » que porte l’Église catholique, c’est une « expertise en sociabilités ». C’est ici que la nouvelle question sociale exprimée par la crise des Gilets jaunes peut constituer un tournant pour l’engagement des catholiques dans la Cité.
Au XIXe siècle, la question sociale se confondait avec la question ouvrière. Les catholiques sociaux, issus de différentes écoles de pensée, se sont mobilisés pour le peuple ouvrier et ont contribué à l’élaboration des lois sociales qui ont pu résoudre, au moins en partie, la question sociale. Au XXIe siècle, la question sociale, beaucoup plus complexe et multiforme, ne saurait être résolue seulement par des lois ; elle dépasse largement le cadre des conditions indignes faites à une classe particulière, elle concerne le lien social comme tel, altéré dans toutes ses dimensions. Et elle concerne une partie très importante de la population française (3), qui ne peut vivre dignement du fruit de son travail et qui peine à éduquer ses enfants, tant les conditions culturelles et familiales sont délétères.
Cette nouvelle question sociale implique un nouveau catholicisme social. Pour cela, il ne suffit cependant pas d’affirmer des principes pérennes de vie en société, contenus dans la Doctrine sociale de l’Église, il faut encore un renouvellement en profondeur des pratiques politiques et sociales des catholiques ; pour recoudre la société, retisser et animer des communautés solidaires, mais aussi remettre le politique à l’endroit. En effet, ce qui se remet en ordre par le bas ne tient pas durablement sans qu’un ordre ne le maintienne aussi par le haut. La médiation du politique demeure indispensable, ou alors notre catholicisme social demeurera seulement humanitaire et se contentera de soigner les blessures, ce qui est déjà bien, mais sans résoudre les peines qui causent ces blessures sociales. Le rôle des laïcs est déterminant pour penser et pratiquer ce renouvellement. Le concile Vatican II a affirmé qu’il appartient en particulier aux laïcs d’éclairer les questions temporelles. Cet appel doit être pris au sérieux : il signifie que les laïcs ne peuvent attendre que tombe d’en haut, de la hiérarchie ecclésiale, une actualisation de la pensée sociale de l’Église. Ils doivent, au contraire, en être les moteurs.

De la responsabilité des laïcs
En effet, la Doctrine sociale de l’Église n’est pas principalement un objet clérical. Léon XIII aurait-il écrit l’encyclique fondatrice Rerum novarum s’il n’avait été éclairé par plusieurs décennies de pratiques politiques et sociales de catholiques sociaux laïcs ? Certainement pas. Il y a ainsi, dans la Doctrine sociale de l’Église, un double mouvement, ascendant et descendant. Cela implique que les clercs acceptent eux-mêmes de se laisser éclairer sur les questions temporelles par ceux qui, comme laïcs, en ont la charge. Cela implique peut-être de désenclaver la Doctrine sociale de l’Église du champ exclusif de la théologie morale, champ clérical s’il en est.
Par exemple, la nouvelle question sociale a partie liée avec la question identitaire, comme l’a montré Laurent Bouvet dans son essai L’insécurité culturelle (4). Et la question identitaire a partie liée avec l’immigration. Comment y aurait-il une cohésion sociale sans une culture commune, sans vivre l’expérience partagée de ce que saint Augustin nommait « la communauté des objets aimés » ? C’est une question politique et sociale, et pas seulement une question morale, même si la morale évangélique a quelque chose d’essentiel à dire sur l’étranger. Cantonner l’immigration à la question morale, c’est se condamner à n’appréhender qu’une partie de ce qui constitue un élément structurant de l’histoire contemporaine ; et cela comporte aussi le risque d’affirmer, par la voie de l’autorité ecclésiastique, une morale migratoire qui s’impose aux laïcs comme un impératif catégorique kantien, où l’argument d’autorité présente le risque de devenir abus d’autorité.
Dans ce temps critique de l’histoire de notre pays, les laïcs catholiques sont ainsi appelés à rejoindre la nouvelle question sociale dans son ensemble. Avec les Gilets jaunes, c’est dans le désordre que s’exprime, dans la « France périphérique », un désir d’ordre qui commence par une soif de justice et se poursuit par une soif de participation à l’œuvre commune. Ce n’est pas un « village chrétien » que nous sommes appelés à construire, mais notre grande communauté civique qui est à refaire, en allant au contact de la sociologie des profondeurs de notre pays.
Cette mission nécessite des pratiques politiques et sociales concrètes, enracinées, qui vont bien au-delà de la défense d’un socle de valeurs. Il existe certes un fossé sociologique entre le visage du catholicisme français et le peuple profond. Mais il existe des aspirations communes pour retrouver des repères, une identité collective, un projet commun, pour affirmer un besoin de protection et de sécurité face à la mondialisation. C’est pourquoi les différences sociologiques ne sauraient être comprises comme un obstacle insurmontable. Ces différences existaient déjà, au XIXe siècle, quand les catholiques sociaux se sont mobilisés. En 1892, Albert de Mun prononçait un discours fameux à Saint-Etienne, peu après la publication de Rerum novarum, adressant une interpellation vigoureuse aux catholiques : « J’ai toujours cru que les catholiques ne pouvaient se désintéresser de la question sociale sous peine de manquer à leurs obligations vis-à-vis du peuple. » Il nous faut aujourd’hui l’audace de rester fidèles à notre vocation sociale et retrouver un souffle qui permette de créer les communautés de destin et tisser les solidarités dont la France a besoin.

Guillaume de Prémare
Délégué général d’Ichtus

(1) Situation de la France, Desclée de Brouwer, 2015, p. 128.
(2) Lire Mathieu Detchessahar : Le marché n’a pas de morale, Cerf, 2015.
(3) Selon la classification du géographe Christophe Guilluy, la France périphérique recouvre 34 000 communes marginalisées par la mondialisation, qui abritent 60 % de la population française.
(4) Fayard, 2015.

© LA NEF n°310 Janvier 2019