Christopher Lasch © Wikipedia

La vraie démocratie est populiste

Christopher Lasch (1932-1994) est un intellectuel anticonformiste américain dont l’œuvre est une critique virulente de la modernité narcissique. Petit tour d’horizon à l’occasion de nouvelles rééditions.

Le mot français « populisme », après avoir qualifié les premiers courants socialistes de la Russie du XIXe siècle, puis une école littéraire française au XXe, connaît aujourd’hui un nouveau glissement sémantique. Péjoratif, le mot désigne désormais une opposition démagogique entre « le peuple » et son « élite ». En anglais, cependant, le mot peut recouvrir une tout autre acception : celle d’une tradition politique prestigieuse en faveur d’une démocratie « libre, égalitaire et décente », pour reprendre la formule de George Orwell, l’une de ses figures de proue.
Cette riche tradition anglo-saxonne, qui s’inspire aussi bien de la Common Law en Grande-Bretagne que des Pères fondateurs aux États-Unis, compte de nombreux disciples, et non des moindres (la liste ne se veut pas exhaustive) : Chesterton, Orwell outre-Manche et Christopher Lasch outre-Atlantique, dont les ouvrages et les travaux trouvent aujourd’hui un écho de plus en plus favorable dans les milieux conservateurs et socialistes « atypiques ». Notamment grâce à ses ambassadeurs en France, au premier rang desquels Jean-Claude Michéa, qui fait figure de précurseur, et feu Philippe Murray. Christopher Lasch (1932-1994), reste grâce à eux une figure intellectuelle de premier plan.
Cet historien, sociologue et « critique social », enseignant à l’Université de Rochester, s’est fait connaître par une œuvre aussi singulière qu’érudite. Ses travaux ont essentiellement porté sur l’évolution des modes de vie et de l’urbanisme, mais aussi sur la naissance des idéologies du Progrès et du Marché. Et en tant que sociologue, « son projet était de mettre en parallèle les transformations de la société avec celles du psychisme humain » (1).
S’agissant de ses premières « nourritures intellectuelles », ce fils d’intellectuels socialistes a d’abord été influencé par Marx, par l’école de Francfort et par Jacques Ellul. Mais aussi par le théologien américain Karl Niebuhr (2) et l’historien Richard Hofstadter (qu’il a eu comme professeur à Columbia et avec lequel il a finalement « rompu »).

Lasch, premier de cordée des Gilets jaunes ?
Les analyses de Lasch bénéficient aujourd’hui d’une troublante actualité, aux États-Unis com­me en France. Prenons par exemple le combat apparemment paradoxal mené par les Gilets jaunes en faveur d’un retrait de l’administration et d’une sauvegarde de la qualité des services publics. Il a beaucoup été évoqué à leur propos de « la fin des classes moyennes » et de « la fracture sociale » entre la France des métropoles et la « France périphérique » (Christophe Guilluy), deux phénomènes qui sont cause et conséquence d’un affaiblissement de notre démocratie.
Pour Lasch, la démocratie authentique – dans l’optique de « l’idéal originel américain d’une société sans classes » (3) – repose bien sur des classes moyennes de petits propriétaires, responsables, autonomes et solidaires, attachés au cadre traditionnel, géographique et discursif de la nation – ce qu’incarnent ou ce à quoi aspirent bien des partisans du mouvement.
La « bonne santé » de ces classes moyennes, héritières de traditions et de lieux de sociabilités multiples (églises, associations, quartiers), détermine la qualité d’une démocratie. En effet, pour Lasch, un régime démocratique n’est pas seulement déterminé par des cadres extérieurs (lois, institutions publiques). Il est surtout animé de l’intérieur, comme le rappelait en son temps Montesquieu, par des vertus civiques qui font toute la saveur de « la vie ordinaire » et qui donnent la vigueur d’un régime.

Une émancipation paradoxale
Pour Lasch, « la vie ordinaire est à la fois condition préalable et le but de la société démocratique et découle de rassemblements volontaires où s’élabore un ensemble de règles et de critères d’équité, d’excellence et de bon sens, forgés par l’expérience et la tradition ». Le penseur ajoute que « non seulement la vie ordinaire favorise la responsabilité individuelle et le courage requis pour la démocratie, mais elle fournit en plus le genre d’existence qui vaut d’être vécu » (4).
Or cette vie-là, « dans toutes ses composantes », est soumise à « l’examen, à la surveillance et à la manipulation par des experts extérieurs » qui sont apparus avec l’effondrement des corps intermédiaires et la disparition des coutumes des sociétés traditionnelles, tandis que triomphait la société industrielle, conjointement avec l’extension du marché (qui remodèle paysages, âmes et quartiers) et l’affirmation du rôle de « l’État thérapeutique » (cause d’un narcissisme solipsiste, fébrile et désengagé) (5).
Paradoxalement, les femmes contribuèrent volontiers à cette intrusion des experts dans la vie ordinaire. En effet, la promotion du mariage bourgeois, à la fois contre l’idéal aristocratique de l’amour courtois et libre (adultérin) et contre le mariage d’amour autonome (sans accord parental), leur a paru au départ avantageux. Maîtresses dans leur foyer, heureuses d’un mariage égalitaire et libre (sur le papier), les femmes ont collaboré avec les médecins et les conseillers domestiques à élaborer le foyer nucléaire contemporain, rempart paradoxal qui les a isolées, rendues dépendantes et hétéronomes.

Les révoltés d’en bas et les séditieux d’en haut
Pour l’historien, la crise que traversent les sociétés occidentales ne s’explique donc pas par la faute originelle de démagogues qui auraient jeté un peuple peureux, inculte et rétif, contre une élite éclairée, bonne et dévouée. Ses travaux suggèrent plutôt de renverser la perspective : la crise de la démocratie trouve davantage son origine dans la sécession des élites, leur déracinement, leur mépris de la nation et des traditions, leur autosuffisance et leur entre-soi (6).
Cette bourgeoisie aisée, derrière les atours philanthropes d’un « pharisianisme laïc » (multiculturaliste et positiviste), voudrait « échapper au sort commun » en continuant à jouir des bénéfices de sa maîtrise des « flux internationaux » d’informations et de capitaux, tout en exerçant des responsabilités de premier plan dans les universités, les médias, les partis et les multinationales. Exercice des responsabilités qui ressemblent plutôt à une autogestion endogamique.
Dès lors, leur magistère n’est plus celui du débat et de la controverse politique, nécessaires à une démocratie, mais au contraire celui de « l’information objective », dépassionné et de la méritocratie. Méritocratie qui est le contraire de la démocratie, puisque cette dernière recherche davantage « l’égalité des places » que « l’égalité des chances » (7). C’est-à-dire le droit de vivre dignement d’un emploi honnête et décent, et non le devoir sacrificiel d’adhérer à l’eschatologie séculière de « l’ascenseur social », qui ne concerne, par définition, qu’une minorité.

L’insurrection qui vient
Cependant, « la culture du narcissisme » ne touche pas seulement une grande partie de l’élite, mais toutes les classes, puisque tout le monde est touché par la décadence de la société bourgeoise. Le sens de l’héritage, du tragique et de l’effort, fondements d’une civilisation authentique, s’amenuisent au profit d’un narcissisme « d’autogestion personnelle » : peur de vieillir, superficialité, ironie protectrice, déloyauté, refus de l’engagement, indifférence au temps long…
Christopher Lasch en identifie l’origine philosophique chez Adam Smith, qui a fait primer la poursuite de la prospérité sur le service de la cité, le prix sur la valeur des choses et qui a fondé le progrès sur l’insatiabilité du désir. C’est Sade qui anticipera l’envers cruel du désir calculateur, qui ne voit chez autrui qu’un instrument de plaisir, unique horizon d’une vie où religion vaut superstition.
C’est dans ce contexte que l’on assiste à une autre révolte : celle des minorités actives contre l’autorité d’en haut, qui a perdu toute légitimité en même temps que son monopole du savoir et de l’information avec l’essor des nouvelles technologies. Les réseaux s’attaquent désormais aux hiérarchies (le réseau social permet l’organisation de la contestation). Une armée de demi-instruits mène une guerre ouverte contre leurs élites démissionnaires et demi-habiles. C’est ce que Martin Gurri appelle « la révolte du public » (8), à l’origine aussi bien de Trump que du Brexit. La démocratie libérale y survivra-t-elle ?

Yrieix Denis

(1) Renaud Beauchard, Christopher Lasch. Un populisme vertueux, Michalon, 2018, 124 pages, 12 €.
(2) Karl Paul Reinhold Niebuhr (1892-1971). Conservateurs comme libéraux se sont réclamés de sa pensée, notamment Martin Luther King et Barack Obama.
(3) Voir Laurent Ottavi, Contre nos élites et pour la démocratie : le populisme selon Christopher Lasch, Revue des Deux Mondes, 2018.
(4) Ch. Lasch, Les femmes et la vie ordinaire (1997).
(5) Ch. Lasch, La culture du narcissisme (1979).
(6) Ch. Lasch, La révolte des élites et la trahison de la démocratie (1995).
(7) L’alternative est du sociologue François Dubet.
(8) Martin Gurri, The Revolt of the Public and the Crisis of Authority, 2018.

Christopher Lasch : Principaux livres édités chez Champs/Flammarion :

  • La culture du narcissisme, [1979] présenté par Jean-Claude Michéa, 2018, 416 pages, 10 €.
  • Le seul et vrai paradis. Une histoire de l’idéologie du progrès et de ses critiques, [1991] 2006, 686 pages, 12 €.
  • La révolte des élites et la trahison de la démocratie, [1994] 2010, 270 pages, 9 €.
  • Les femmes et la vie ordinaire, [1997] 2018, 252 pages, 10 €.

© LA NEF n°310 Janvier 2019