« Nous, on veut juste que ça aille mieux en France ! » Le mouvement des Gilets jaunes, lancé spontanément le 17 novembre 2018 en réponse à la hausse des taxes sur le carburant et à l’abaissement des limitations de vitesse, en était à son « Xe acte » le 19 janvier. Malgré le froid, ce mouvement porté aussi bien par des hommes que par des femmes, exprime des revendications disparates. La majorité du mouvement semble pourtant se rassembler sur une même aspiration démocratique. Reportage.
Samedi 12 janvier, Paris, faubourg Saint-Honoré. Il est 17 heures. Des manifestants arborant un gilet jaune, partis le matin même de la gare de Bercy en direction de la place de l’Étoile, rebroussent chemin. Des groupes épars, l’air à la fois heureux et dépité, marchent d’un pas pressé. « Ils ont commencé à “nasser” près des Champs, alors nous, on rentre », explique un retraité qu’accompagne son épouse. Des badauds aux allures de notables, qui flânaient dans le quartier, les regardent passer, amusés.
Parmi eux, une élégante quarantenaire, anglaise à en juger son accent, tient d’une main sa fille et de l’autre un Yorkshire Terrier. L’enfant, qui doit avoir 9 ans, porte une robe de princesse sous un joli manteau beige. Elle pleure : elle et sa mère ne peuvent pas traverser la rue pour rejoindre un anniversaire dans une rue adjacente, à cause des barrages de CRS qui bouclent tout l’arrondissement.
« C’est le quotidien du 8ème arrondissement. Voyez : on ne peut plus vivre tranquillement chez nous ! », s’exclame la mère en nous prenant à partie. Un accent posh transparaît derrière son français impeccable. Visiblement agacée, notre interlocutrice apostrophe impérieusement un couple de quinquagénaires venu manifester avec leurs propres enfants, deux jeunes adultes : « Il faut arrêter de venir ici ! Ne revenez plus ! » Les manifestants répondent à l’autochtone : « Mais enfin, Madame, on a bien le droit de manifester ! »
La riveraine s’apprête à leur répondre vertement mais elle se ravise : on aperçoit une centaine de manifestants traverser le boulevard au pas de course. Cette fois, ce sont des militants d’extrême gauche formant un « black bloc ». Ils ont des allures d’étudiants et de jeunes actifs, et portent cagoules et des capuches sombres, des masques à gaz et pour certains des gilets jaunes. Un homme, la trentaine passée et le visage découvert, semble être le meneur. Il encourage ses troupes avec une tranquille autorité « Allez, plus vite les gars, on tourne à la prochaine à gauche ! » On dirait presque un chef scout animant un « dérouillage » matinal.
La mère de famille anglaise, prise d’une panique soudaine en apercevant ces drôles de joggeurs, tire fille et chien à l’intérieur du salon de coiffure qui fait le coin, à deux mètres de nous. La patronne de l’établissement fait une mine effarée en la voyant surgir brusquement dans son salon. L’Anglaise, tout à l’heure si digne et victorienne, semble maintenant traîner avec elle toute la détresse d’un exode forcé. Les autres badauds, eux, reculent tranquillement dans la rue qui jouxte le salon, perpendiculaire au boulevard, et regardent passer un deuxième groupe de coureurs : des CRS au petit trot, talonnés par deux véhicules blindés mobiles et un canon à eau motorisé.
« Les Français tapent sur les Français »
Arrivés à notre hauteur, ils s’arrêtent et tirent des grenades lacrymogènes en direction du groupe de black blocs qui les devance. Certains portent les fameux lanceurs de balles de défense (LBD) de six coups, qui ressemblent aux sulfateuses de la mafia des années 30, et qui peuvent lancer aussi bien des balles en caoutchouc que des grenades. Le Ministère de l’Intérieur en a fourni 600 nouveaux exemplaires aux policiers mobilisés à travers toute la France. Ces derniers portent casque à visière, cuirasse, jambières. La scène est aussi incongrue qu’impressionnante.
Elle nous rappelle la manifestation du 8 décembre, lorsque, après la dispersion des cortèges pacifistes, des centaines de jeunes banlieusards faisaient des courses-poursuites avec des compagnies de CRS sur les Grand Boulevards, tandis que des black blocs d’extrême gauche mettaient à sac une partie des quartiers cossus des 16e et 17 e arrondissements. Ici encore, l’émeute côtoyait la flânerie de quelques centaines de mètres.
Après chaque dispersion, on assistait en effet au même rituel. Les manifestants pacifiques, plus nombreux que les casseurs opportunistes ou « radicaux », quittaient les points de tensions pour se retrouver en terrasse des brasseries parisiennes. Ce qui donnait à chaque fois un tableau étonnant. Des populations généralement étrangères aux quartiers huppés les animaient tout à coup de leurs conversations et de leurs rires, tandis que des bandes de « pillards », à l’affût, traînaient sur les avenues.
Mais là, les protagonistes sont un peu différents. Tout se déroule très vite. Tandis que les CRS sont postés en ligne, pour tirer, un homme robuste et trapu, d’une cinquantaine d’années, venant manifestement de la place de l’Étoile, passe subrepticement derrière eux et vient se mêler aux badauds et aux quelques manifestants un peu inquiets qui sont venus se ranger, eux aussi, contre la vitrine de la maison de coiffure.
L’homme est seul. Il fait mine de demander de l’aide pour se dévêtir de son gilet jaune : l’épaisseur de sa veste de cuir et de téflon l’incommode. Je l’aide à retirer son gilet. Il me remercie et se justifie, goguenard : « J’enlève mon gilet, parce que ça les excite, les flics. Mais sans le gilet, c’est bon, ils restent calmes. » Je lui fais remarquer qu’il a encore un masque à gaz de chantier sous le menton, et qu’il peut donc rester suspect aux yeux des CRS qui tirent à vingt mètres de nous. « Non, celui-là, c’est comme mes couilles, je le garde avec moi. »
Je l’interroge brièvement sur ce qui se passe plus haut sur le boulevard. « Les flics ont commencé à gazer la tête du cortège, alors qu’on était censé pouvoir accéder à la place. » L’un des CRS armés d’un LBD se tourne vers nous, pointant son arme, mais son officier ordonne à la ligne de CRS de se remettre en marche. Tandis que la compagnie républicaine se met en branle, l’homme en profite pour crier d’une voix forte, qui résonne dans tout le quartier : « Les Français tapent sur les Français ! Les Français tapent sur les Français ! » Puis il part en courant, de son côté. Les badauds, les yeux écarquillés, retournent, eux, en direction de la place Vendôme.
Une répression sans précédent depuis cinquante ans
On déplorera, depuis les débuts du mouvement, 82 blessés graves parmi les manifestants à travers tout le pays. Dont 67 personnes touchées à la tête, notamment par des tirs de LBD. Pourtant l’usage des LBD, strictement encadré, exclut formellement les tirs tendus visant la tête. L’arme suisse, plus puissante que le Flash-Ball français qu’elle a remplacée à partir de 2016, est équipée d’un système de visée qui est censé la rendre en outre très précise.
On compte en tout plus de 1800 blessés depuis « l’acte I » du mouvement, engagé le 17 novembre 2018 en opposition à la hausse des taxes sur le carburant et à la nouvelle réglementation routière des 80 km/h. Un nombre de blessés sans équivalent depuis 1968. La répression est d’autant plus spectaculaire que certains manifestants ont vu leur main arrachée par des grenades GLI-F4 et des yeux énucléés par des tirs de LBD.
Le matin même de cet « acte IX » du 12 janvier, un médecin nous confiait avoir rejoint le mouvement après avoir pris connaissance des « graves blessures » infligées aux manifestants. « Je suis là pour les soutenir, parce qu’il n’est pas acceptable que des revendications légitimes soient réprimées de cette manière. La majorité de ces gens est pacifique. Mais ça, les médias n’insistent pas trop dessus. »
Rejoignant la manifestation le matin même, dont le départ avait été donné à côté de la gare de Bercy, nous avons pu d’abord observer une atmosphère bon enfant parmi les quelques milliers de personnes rassemblées dans le froid et la bonne humeur. Un groupe de trentenaires, venus de Reims, nous expliquent qu’ils viennent d’abord pour « le RIC », le référendum d’initiative citoyenne. « On pourra contrôler nos élus de près avec ça. »
« Nous, on est tout simplement des Français »
Je leur demande comment se passent les manifestations à Reims. « Très bien. Il n’y a jamais de casse. Vous savez pourquoi ? Parce que les gendarmes nous encadrent et nous laissent nous déplacer dans la ville. De notre côté, on empêche les gens de casser. » Pour cette fois, je remarque que le cortège s’est organisé. Des volontaires arborent des tee-shirts blancs et des croix rouges indiquant par là qu’ils sont infirmiers pour la journée. L’un d’entre eux est ambulancier.
Je lui demande ce qu’il pense de l’analyse de Christophe Guilluy, à propos de « la France périphérique » qu’est censé incarner le mouvement, en opposition à la France des grandes métropoles mondialisées. « Je ne me reconnais pas là-dedans. Nous, on est tout simplement des Français. Tout ce qu’on veut, c’est une réforme en profondeur de nos institutions. Et on continuera tant qu’on n’aura pas eu le RIC. »
Un de ses amis, ancien policier, confie ses désillusions face aux autorités garantes de l’ordre public : « J’ai vu ça de l’intérieur. C’est deux poids, deux mesures. Sévères avec les gens normaux, mais indulgents avec les “fils de” et les gens qui ont du pouvoir ou de la notoriété. » Je demande à une jeune femme employée dans la grande distribution, qui nous parle de baisse du pouvoir d’achat et de hausse de la pauvreté, si elle a entendu parler de Mgr Ginoux, qui a pris publiquement la défense du mouvement.
« Cela ne me dit rien. Vous savez moi j’ai été élevée dans une famille catholique, mais je ne me reconnais plus dans cette religion. Pour moi, l’Église, c’est des pédophiles. On n’a pas besoin d’eux. Ce n’est pas une question de croyants ou pas. On est tous des Français, c’est tout, ça doit suffire à animer le mouvement. »
« Une nation qui renaît dans la solidarité et la fraternité »
Au contraire, un autre manifestant, parisien, ancien brancardier désormais au chômage après un accident de la circulation qui l’empêche de poursuivre dans cette activité, nous confie qu’il est sceptique quant à la capacité de l’État d’assumer correctement une politique sociale au jour le jour : « L’État ne croit plus qu’en l’argent. Tandis que l’Église, au moins, était animée par quelque chose. »
Tous ces manifestants partagent le même espoir démocratique de se réapproprier les scrutins et de réinvestir les institutions républicaines. L’un d’eux résumera cet esprit devant une chaîne de télévision indépendante : à le croire, le mouvement des Gilets jaunes exprime « la volonté de renaissance d’une nation par la solidarité et la fraternité ».
Un mois et demi plus tôt, un ouvrier de 61 ans, le cheveu argenté, la mine jeune et en bonne santé apostrophait une représentante de l’État lors d’une consultation publique filmée par TF1 : « Vous devriez nous servir, pas nous asservir. Alors vous allez nous écouter maintenant. Il n’y a personne ici qui a mille euros pour changer de voiture. Ici, les gens sont tous à moins de cinq cents euros chaque mois. Et ça, c’est après avoir épuisé toutes les petites ficelles. On n’emmène plus nos femmes au restaurant, on ne va plus au cinéma, on n’offre plus de cadeaux aux gosses, on ne ramène plus de fleurs à la maison. »
Depuis, le mouvement s’est organisé. Plus qu’une dénonciation de l’indécence de la vie ordinaire, il exprime désormais une volonté sincère et déterminée d’infléchir le destin de toute la société française. Cette détermination se manifeste, par exemple, par la structuration du mouvement, qui se veut pérenne et majoritaire.
Un mouvement qui se structure et se normalise ?
Lors de la manifestation du 19 janvier 2019, on pouvait ainsi apercevoir un véritable service d’ordre, composé d’anciens militaires, de syndicalistes et de manifestants classiques, ayant formé, à force de se retrouver à Paris sur le macadam et sur les réseaux sociaux, un groupe structuré et solidaire, difficile à cerner, tant le cortège peut parfois sembler disparate.
Paul, 45 ans, agent immobilier en région parisienne et « médiateur » chargé par les organisateurs de diriger les manifestants tout au long du parcours validé par la préfecture, nous expliquait, tandis que nous l’interrogions sur la présence de l’intellectuel d’extrême gauche Frédéric Lordon, aperçu près de Montparnasse en train de remonter le cortège : « Ce mouvement concerne tout le monde, on ne fait pas de discrimination du moment que chacun applique les consignes de non-violence. Extrême droite, extrême gauche, tout le monde peut participer. C’est ça la démocratie. » Un désir semble pourtant résumer l’aspiration générale de la majorité du mouvement : « Nous, on veut juste que ça aille mieux en France », déclarait ainsi notre brancardier au chômage.
Pour autant, peu semblent prendre au sérieux le « grand débat national », censé donner une réponse concrète au mouvement et lancé par le Président le 15 janvier dernier dans l’Eure, devant 600 maires. « Il peut faire ce qu’il veut, nous, on attend le RIC et le printemps », taclait le 19 janvier, un carrossier, venu de Normandie. Le candidat Macron n’invitait-il pas lui-même ses concitoyens à mener une « révolution », à « penser Printemps » ?
Yrieix Denis
© LA NEF n°311 Février 2019