Gilets jaunes au rond-point de Menoncourt © Thomas-Bresson-Commons.wikimedia.org

Retour de l’action et du politique

Sans préjuger de sa pérennité, le mouvement des Gilets jaunes a ceci de passionnant qu’il esquisse, sous forme certes élémentaire, un retour au politique. Explications.

«Mais que se passe-t-il donc ? » a-t-on entendu jusqu’à plus soif sur les chaînes d’infos et sur les ondes du pays depuis novembre dernier. Les commentateurs n’ont certes pas cessé de « commenter », les experts n’ont pas cessé d’« expertiser » ; mais le ton avait changé. S’était immiscé un petit quelque chose s’apparentant à de l’humilité, à de la retenue, à un questionnement plus ouvert que les habituels canevas d’interviews. Ruth Elkrief de BFM TV a flairé que, parmi le personnel politique, c’est vers François Ruffin, le petit nouveau de l’hémicycle, l’homme de terrain, le réalisateur de Merci Patron !, qu’il fallait se tourner pour recueillir un témoignage qui sonnât juste et qui ne déformât pas les contours de ce « mouvement biscornu » des Gilets jaunes. La sidération a gagné la cour des grands. Et à dire vrai, on les comprend. Car ce qui a pris forme sous nos yeux est inédit dans notre histoire récente et a de quoi étourdir : nous avons assisté au retour de l’action et du politique.
Les plaintes, les récriminations marmonnées dans ces barbes de Français toujours râleurs, les éternels slogans de manifs toujours menacés d’usure et toujours réentonnés, les affronts ravalés et tus, ont laissé la place à autre chose qu’à des voix se perdant dans le vide, ils ont laissé la place à l’action. Et ce n’est pas un mince bouleversement. Ces Gilets jaunes ont tout simplement renoué avec la capacité d’action. Ils ont refusé de rester à leur place de spectateurs effarés devant les évolutions trop rapides d’un monde qui ne les désire plus et qui décide pour eux sans eux, ils ont rejoint l’arène. Ils ont ouvert de nouveaux possibles, ont été à l’initiative d’événements nouveaux et imprévus, ils ont élargi leur horizon et l’échelle de leur agir. Or, une action complète est une action orientée sur l’idée d’un bien désirable pour lui-même, c’est donc se détacher de l’action guidée par la seule nécessité : c’est retrouver le sens du souhaitable et poser la possibilité d’un bien commun. En un mot, c’est faire renaître la chose politique. Et le miracle des Gilets jaunes est que cette renaissance semble s’être réalisée comme par accident, comme par un jeu de hasard, grâce à un kaïros, à un moment opportun que certains ont su saisir. « Miracle », disons-nous, car l’action a devancé et mis en branle la réflexion, car elle a commencé comme un geste désespéré et s’est muée en une volonté déterminée, car l’action a accouché d’une confiance nouvelle dans le sens de l’action. Hannah Arendt nous avait prévenus, elle qui écrivait que le sens survient toujours dans l’après coup et à condition de ne pas avoir été visé comme une finalité, le sens est chose capricieuse qui ne se donne que quand il n’a pas été poursuivi pour lui-même.
Avec cette irruption de l’action dans un monde qui paraissait jusqu’alors trop immense et trop enchevêtré pour que les citoyens lambda puissent décider de sa physionomie, les hommes et les femmes des ronds-points ont soudainement reconquis, ou du moins remis en lumière, tous les ingrédients élémentaires du politique.

Assemblée délibérative
En premier lieu, ils redonnent vie au concept d’assemblée délibérative. Les Grecs articulaient déjà le politique autour du noyau dur qu’était la réunion d’hommes libres et égaux entre eux, désireux de vivre sous la même loi, délibérant ensemble pour déterminer leur destin collectif. Or les Gilets jaunes vivent à l’heure d’une crise de la représentation où la classe politique s’est révélée totalement impuissante à se faire l’écho des intérêts du peuple, et ils vivent à l’heure des réseaux sociaux, où le principe « un homme = une voix » se décline aussi en « un compte Twitter = un autre compte Twitter », où n’importe quel twittos peut interpeller ou invectiver son député, son ministre, son président, où chacun s’exprime à la première personne pour donner publiquement son avis, sans en passer par une quelconque médiation. Le monde virtuel a ici refaçonné les exigences du monde réel : les gens prennent plus facilement parti, ils veulent que leur voix compte, ils entendent prendre part aux décisions sans se laisser noyer dans un « grand débat national » et sans plus accorder leur confiance à leurs représentants politiques.
En un sens, c’est tout le contrat social qui s’effondre avec cette défiance : la délégation de la décision n’est plus acceptée. Enterrant ce qui ne serait qu’un contrat de dupes, les Gilets jaunes semblent revenir aux origines de la politique et forment leurs propres « assemblées générales », les assemblées délibératives modernes, au cours desquelles ils établissent ensemble leur discours, leur cap, leurs actions futures dans leurs diverses modalités, leur positionnement face au pouvoir et aux médias, l’organisation de tel repas ou de telle cagnotte, etc. Et ils opposent une fin de non-recevoir au gouvernement qui les somme de désigner des porte-parole. En cela, ils n’agissent même pas sous le coup de « passions tristes » ou dans l’irrationalité du rejet pour le rejet, non, ils appliquent une pensée stratégique qui leur commande de ne pas découvrir leur flanc en le prêtant à des pressions possibles, de ne pas se laisser encadrer pour ne pas se laisser mourir.
Les Gilets jaunes de Commercy, par exemple, justifient leur refus de se donner un leader ou un représentant en exposant les risques courus : un homme seul investi d’une telle mission est plus sujet aux intimidations qu’un groupe, il est plus susceptible de défendre, fût-ce par inattention ou maladresse, les intérêts de certains au détriment d’autres, il peut engendrer des divisions internes, et sa fonction peut endormir les autres dans une douce passivité. D’où leur radical « municipalisme ». Ces résolutions sont certes plus inaugurales que finales, elles ne prétendent pas dire le dernier mot quant à l’avenir du pays, mais elles libèrent l’imagination politique, et ces pratiques agissent comme un laboratoire, une mise à l’épreuve des aspirations démocratiques qui traversent le pays.
Elles ont d’ailleurs le mérite de trancher assez violemment avec le simulacre de démocratie qu’ont joué les députés de la majorité depuis le début du quinquennat. Rarement on avait vu un tel unanimisme dans le vote des lois, rarement la loi du parti a été aussi souveraine, rarement les représentants de la nation avaient autant donné raison à Simone Weil, pour qui le système des partis tuait le mécanisme démocratique. Les députés En marche ont marché, oui, ils ont marché au pas. Au mépris de toute considération de responsabilité morale, de liberté personnelle, de prise en charge du bien commun – on n’a qu’à songer par exemple à l’occasion manquée de l’interdiction du glyphosate ou au rejet d’une loi relative à l’inclusion des élèves en situation de handicap, pour ne citer que des cas au cours desquels ils auraient pu voter en conscience sans pour autant ébranler tout l’édifice de la politique gouvernementale. Face à cela, les Gilets jaunes incarnent la volonté d’un retour à la délibération commune qui débouche sur des décisions prises en vue d’un bien commun saisissable au-delà de la technicité des législations existantes.

Réappropriation du territoire
En outre, les Gilets jaunes ont rappelé à notre attention une autre notion structurante du politique : celle de territoire. Le territoire entre dans la définition de la souveraineté d’un pays : celle-ci s’exerce toujours sur un espace géographique précis, aux contours finement tracés au gré de l’histoire et des traités internationaux. Il est vrai qu’en ces temps de mondialisation avancée et d’européanisation forcée, notre souveraineté a fini « éparpillée par petits bouts façon puzzle », comme le dirait notre Tonton flingueur favori, tandis que les élites, le système économique, ou encore les nouvelles technologies menaient une guerre contre l’espace, évoluant à leur aise dans une sorte d’« extraterritorialité » mondiale (1) qui contraste sévèrement avec les contraintes de la localité qui s’appliquent de toutes leurs forces sur les « gens du coin » assignés à résidence sur leur lopin de terre périphérique.
Or le mouvement des Gilets jaunes est justement une crise sociale et politique qui s’est cristallisée dans une réalité géographique et qui a trouvé un mode d’expression spatial. Ce que nous traduisons par « gens du coin » ou « gens de quelque part » correspond à la catégorie des « nowhere », inventée par le sociologue anglais David Goodhart en opposition aux « anywhere » : il n’est pas anodin que l’on préfère désigner ces fractions de peuple comme « nowhere » plutôt que comme « nobodies », c’est que le territoire s’impose à eux comme une donnée significative de l’équation. Et les Gilets jaunes ont d’ailleurs construit leur stratégie sur une pensée de l’espace : ils ont souvent articulé des points de blocage et des points d’ancrage. Les premiers (barrages aux ronds-points, aux péages, sur les grands axes qui structurent la mobilité sur le territoire) sont la pointe avant de leur action, les seconds (la « cabane » des Gilets jaunes de Commercy, la « maison du peuple » de Saint-Nazaire ou autres abris de fortune adossés aux braseros) des sortes de camps arrière.
Et ces points d’ancrage révèlent le besoin retrouvé de lieux communs, besoin profondément inscrit en nous car ils sont la condition de possibilité des rencontres entre citoyens membres d’une même communauté politique. Comment une société peut-elle prétendre unir ses membres dans les relations d’amitié et de justice nécessaires à tout sentiment d’appartenance, s’ils n’ont nulle part où se rassembler, où ressusciter à leur façon les antiques agoras ? Or les Gilets jaunes se sont réappropriés la notion d’espaces publics, lui donnant un nouveau souffle dans des sociétés marquées au fer rouge par la raréfaction de ces lieux ouverts à tous, de ces lieux où l’on peut pénétrer sans montrer patte blanche, sans présenter un ticket, un passeport ou un badge, sans passer un contrôle quelconque, de ces lieux qui permettent tout simplement la rencontre véritable et le tissage du lien social. De la sorte, les Gilets jaunes ont en quelque sorte reconstitué et soudé le peuple. Certains insurrectionnistes avaient théorisé cela en amont : il ne faut pas un peuple déjà bien rassemblé pour qu’un soulèvement vienne poindre, c’est au contraire dans le processus de soulèvement qu’un peuple se forge et apprend tout à coup à se donner une consistance. Ainsi, là encore, en faisant émerger de façon plus visible un peuple, les Gilets jaunes auront gagné un élément du politique.

Convergence périphérie et banlieue ?
À propos de territoires, une surprenante convergence pourrait émerger, qui n’a pas encore eu lieu – et qui ne verra peut-être jamais le jour –, une convergence entre la France périphérique et la France des banlieues. Ces deux France qu’on a coutume d’opposer plus qu’on ne se préoccupe de les réunir, semblent toutes deux se définir par leur relégation territoriale. Et leurs points communs ne sont pas inexistants. La France des banlieues avait d’ailleurs annoncé, dans ses mots à elle, la crise des Gilets jaunes. Nous en voulons pour exemple la chanson du rappeur Kery James, Racailles. Produit par un individu aussi peu « convenable » et « fréquentable » que Kery James, ce morceau ne pouvait espérer passer les barrages de notre méfiance au point de le laisser nous alerter et atteindre notre conscience politique ; il comptabilise pourtant plus de 16 millions de visionnage YouTube, et ces millions ne se récoltent pas seulement dans les tours HLM des « quartiers ».
Or Racailles avait tout vu, tout dit : les politiques qui vivent « à l’écart de nos réalités », les désillusions électorales toujours plus cruelles à mesure que la situation sociale s’aggrave, les taux d’abstention qui cachent mal une colère qui enfle, le pouvoir qui n’a plus entre lui et son peuple que des rangées de CRS, le système à bout de souffle, les yeux perdus au gré des tirs de flashball, la montée du sentiment anti-policier suite à un usage abusif de la force, le silence de médias que l’on se croit alors obligé de court-circuiter, et la goutte d’eau qui a fait déborder le vase (« Radars on paie, Péages on paie, Pollution on paie »). Mais cette voix d’un homme qui avait tenu des propos durs contre la France et qui venait d’un certain côté du périphérique était inaudible, la mise en garde n’a pas fonctionné. Peut-être aura-t-elle du moins préparé le terrain à une réconciliation des déshérités ?
Une autre preuve du retour du politique forcé par les Gilets jaunes est le discours du président Macron, que d’aucuns qualifieront s’ils le veulent d’exercice piteux, mais qui, au-delà du notable changement de ton, marque un tournant. Les mesures promises font exploser le plafond du tristement fameux déficit de « 3 % » de PIB autorisé par l’Union européenne. Les hommes en jaune ont peut-être enfin contraint leur gouvernant à opérer un choix politique contre une règle budgétaire, à rehausser le politique au-dessus de l’économique. Ils ont au moins provisoirement cassé le « There is no alternative », et sauvé un bout de contingence dans un monde qu’on nous disait frappé par certains déterminismes financiers.

Poser la question de la vie bonne
Les Gilets jaunes ont ainsi bel et bien esquissé un retour du politique sous sa forme élémentaire. Mais ce n’est pas tout. Ils nous encouragent à reposer une question fondamentale, que chaque société a à prendre en charge : celle de la vie bonne de la multitude, de la vie désirable – qui est la définition même du bien commun. Les masses ont adhéré au grand récit de la consommation qu’on leur a vendu dans les années soixante ; elles se sont mises à rêver leur réussite en termes de pavillon, de voiture, de petit jardin pour faire gambader le labrador et d’hypermarchés accessibles où s’équiper pour tout, depuis les petits plats tout préparés jusqu’aux vêtements venus droit du Bangladesh en passant par la télévision assemblée en Chine et les cosmétiques Sephora de Mademoiselle. Mais tout ce modèle, tout ce à quoi la petite classe moyenne a « droit » pour se prévaloir de ce statut, tout cela est soudainement montré du doigt car obsolète, dépassé et, pire encore, condamné.
En effet, cette abondance de biens se paie au prix exorbitant de l’exploitation des populations du Sud et de l’hypothèque de la planète. Seulement, voilà : non seulement on culpabilise un modèle, on fustige un mode de vie, on sévit contre des pratiques auxquelles on n’offre pas encore de véritables alternatives immédiates (typiquement, on punit l’automobile sans avoir au préalable construit une offre convenable de services publics), mais aussi ceux-là mêmes qui portent ces discours et ces décisions sont à la fois les premiers pollueurs (il n’y a qu’à lire les études sur la pollution des avions dont le kérosène n’est pourtant pas taxé) et les premiers à pouvoir échapper aux conséquences de la pollution.
Il faut tirer avantage de cette alerte des Gilets jaunes, et déceler l’urgence du moment : urgence à reconstruire un nouveau récit politique, urgence à se redonner des objectifs communs qui nous fédèrent au lieu de nous diviser par leur caractère injuste ou discriminant, urgence à questionner nos modes de consommation, urgence à mieux répartir les charges, urgence à réenchanter le goût de l’effort collectif en vue d’un bien commun partagé par le plus grand nombre.
L’immanquable mantra du « pouvoir d’achat » a encore frayé son chemin jusqu’au-devant de la scène politique durant toute cette crise des Gilets jaunes : et pour cause, c’est la précarité, et parfois la misère, qui a placé ces gens aux abords des ronds-points. Mais qui a eu le courage de pousser plus loin le raisonnement : plus de pouvoir d’achat pour quoi, pour acheter quoi ? Quels biens véritables offre actuellement notre société et que devrait-elle pouvoir nous offrir ? Et si la décroissance nous faisait de l’œil au détour de ce chemin ? En attendant que soient plus pleinement affrontées et traitées ces questions et tout en restant conscient des nombreuses difficultés internes au mouvement (incertitude sur la ligne idéologique qui peut-être s’imposera à partir des mélanges politiques actuels et des alliances provisoires, efficacité méthodologique sur le long terme…), nous avons matière à réjouissance : les Gilets jaunes se sont affirmés dans la société comme autres et plus que de simples consommateurs, ils ont remédié à l’une des pires pauvretés qui hante notre société, « la longue solitude » (2), ils ont goûté au bonheur non achetable, le bonheur qui boude les grands magasins en pleine période de Noël pour leur préférer la solidarité vécue au bord des routes, la joie simple et efficace des repas partagés autour d’un feu, le dévouement de celui qui tient son poste dans le froid en attendant qu’on vienne le relever.
S’ils n’avaient pas trouvé une forme plus vraie du bonheur dans leur combat, les Gilets jaunes auraient-ils tenu si longtemps ?

Élisabeth Geffroy

(1) Cf. Zygmunt Bauman, Le coût humain de la mondialisation, Hachette, 1999, rééd. Fayard/Pluriel, 2011.
(2) Cf. Dorothy Day, La longue solitude, Cerf, 2018.

© LA NEF n°311 Février 2019