Il y a chez les Gilets jaunes un cri de détresse. Il ne peut pas ne pas questionner les chrétiens. Mgr Bernard Ginoux a été parmi eux pour écouter ce cri et mieux comprendre. Il nous l’explique.
Un célèbre vers de Térence dit : « Je suis homme et rien de ce qui est humain ne m’est étranger. » L’Église est humaine (en même temps que divine !) et elle a donc à être attentive à tout ce qui est humain. Le concile Vatican II et, après lui, le pape saint Jean-Paul II, pouvait écrire que « par le mystère de l’incarnation Dieu s’était en quelque sorte associé à tout homme » (Redemptor hominis). La crise des Gilets jaunes qui se déroule depuis des semaines devant nous ne peut manquer de nous interroger : elle affecte tout le monde, elle ne vient pas d’un groupe spécifique ou d’une catégorie professionnelle. Il ne semble pas qu’il y ait un quelconque leader, une majorité de la population, selon les sondages, la soutient.
Ces quelques éléments montrent ce que les analystes ont précisé : un mouvement spontané, qui ne veut dépendre de personne, qui exprime un cri : celui du peuple qui en a assez de voir son pouvoir d’achat diminuer, ses droits s’amenuiser et ses conditions de vie de plus en plus dégradées. Beaucoup d’entre eux, quand ils sont proches de la retraite, sont désemparés et se demandent comment ils vont vivre à deux avec 800 euros par mois. Ces réalités m’ont touché et j’ai voulu manifester la compassion de l’Église auprès de ces personnes. Notre pape François ne nous redit-il pas que nous devons être « une Église en sortie » ?
Publication d’une lettre « aux catholiques et aux habitants du Tarn-et-Garonne »
Le 7 décembre j’ai pris l’initiative d’une « lettre ouverte » qui va courir les réseaux sociaux dont le titre était explicite : « Rendre leur dignité aux travailleurs ». Dans cette lettre je me suis largement appuyé sur la pensée sociale de l’Église, cette « Doctrine sociale » développée depuis le XIXe siècle et que réactualise sans cesse l’enseignement des papes actuels. J’insistais sur le sens du travail qui permet à la personne d’avoir un espace de valorisation. Trop de personnes en France, aujourd’hui, ne peuvent plus vivre du fruit de leur travail et cette réalité touche les jeunes générations et les anciennes dont les retraites sont insuffisantes. Je soulignais que notre société est livrée au profit, à la rentabilité, à la performance et « le petit » n’y a plus sa place. Il est donc nécessaire de refonder la relation entre le travail et le capital, de rendre à nos concitoyens un moyen de participation aux décisions économiques et financières. Enfin je souhaitais que les pouvoirs publics entendent ce cri de détresse et que le gouvernement écoute et tende la main.
Mais, une fois ce courrier parti, j’étais insatisfait et, le lendemain 8 décembre, je suis allé sur le rond-point le plus emblématique. Après la surprise, le dialogue s’est vite noué et j’ai pu partager ces souffrances, ces inquiétudes que portent les hommes et les femmes qui vont pendant des semaines rester dans le froid et la pluie pour se faire entendre. Les cabanes ou « tentes » sont leur refuge jusqu’au jour où elles seront systématiquement démolies. Dans la plus grande il y avait un sapin de Noël et une crèche en carton (que l’on m’a demandé de bénir) et j’ai aussi béni la nouvelle cabane que les forces de l’ordre ont détruite. Je suis retourné plusieurs fois sur ces lieux. J’ai compris que leur demande ne concernait pas d’abord l’argent mais le besoin d’être reconnus, la recherche de la compréhension. Ils ont l’impression que beaucoup sont reconnus dans leurs difficultés et qu’eux ne le sont pas parce qu’ils se sentent les victimes du système économique. Les exemples de leur situation étaient probants : gagner 600 euros par mois pour une femme de 60 ans en distribuant des journaux la nuit avec une vieille voiture permet difficilement de vivre correctement, ou à 30 ans avoir travaillé trois mois dans l’année et cru à des promesses d’embauche qui ne sont jamais suivies d’effet. J’entends aussi cet homme jeune handicapé qui pourrait (et voudrait) travailler et qui reçoit 380 euros par mois au titre de son invalidité. Comment vivre ? Je devrais ajouter les plaintes au sujet de médicaments qui ne sont plus remboursés ou de soins médicaux inaccessibles
Comment ce malaise nous interroge-t-il ?
Il est évident que cette crise nous rejoint. D’abord elle affecte gravement notre société et en souligne les carences. Malgré les discours lénifiants, depuis des années, la France va mal. Des réformes seraient indispensables. Malheureusement nos gouvernants, ces dernières années, ont préféré des réformes « sociétales » aux réformes sociales. Par exemple, il n’y avait pas urgence à légiférer sur l’union homosexuelle, il n’y avait pas nécessité de revoir les lois de bioéthique en faveur de l’euthanasie ou de la PMA et de la GPA. Les personnes concernées par ces sujets demeurent une minorité et une minorité plutôt favorisée. Au contraire il s’agissait de développer ce qui promeut la dignité de ceux qui, par leur travail, ont droit à être reconnus. Il n’est pas juste que des activités contraignantes, comme le travail de la terre ou le travail à l’usine ne permettent pas de vivre dignement. La recherche du plein-emploi est la première mission d’un gouvernement. C’est par le travail que la personne humaine se réalise. « Le travail humain, écrivait saint Jean-Paul II, ne concerne pas seulement l’économie mais implique aussi et avant tout des valeurs personnelles » (Laborem exercens). Dans la même encyclique Jean-Paul II rappelle que « le travail est le fondement sur lequel s’édifie la vie familiale qui est un droit naturel et une vocation pour l’homme » (ibidem). Ce sont les grands principes du bien commun, de la subsidiarité et de la fraternité qui sont à retrouver. Que disent les Gilets jaunes de nos ronds-points ? Ils disent qu’ils forment une famille et qu’ils ne se disputent pas, même sur les sujets (en général politiques) sur lesquels ils seraient en désaccord. Ce « vivre ensemble » que l’on veut imposer se crée là tout naturellement, la parité hommes-femmes est aussi surprenante ! Il y a quelque chose du rêve démocratique dans ces tentatives de fraternité. En résumé, il est frappant de voir comment les aspirations mises en avant par les Gilets jaunes ont un fond chrétien certain.
La quête d’un monde meilleur
En raison de cette dernière remarque je peux dire volontiers que le mouvement des Gilets jaunes est en recherche de Dieu. Nous assistons à une démarche qui, inconsciemment, est de l’ordre spirituel. Ces hommes et ces femmes attendent plus qu’un supplément d’argent, plus que des aides financières, ils attendent d’être aimés. L’un d’entre eux, un jour, m’a dit : « Vous êtes ici chez les Nuls, on est tous des Nuls. » Ce sentiment est douloureux et, comme citoyen de France et comme chrétien, je ne peux pas l’entendre. Le défi est donc de redonner confiance à ces personnes et de les soutenir pour avancer. Confusément des balbutiements de foi apparaissent : « Priez pour moi, je n’y arrive plus. » « Quand j’étais jeune j’allais à la messe… c’était le bon temps ! »
Il est vrai aussi que pour beaucoup d’entre eux la piété populaire avait de l’importance dans leur pratique religieuse. La mise de côté ou, du moins, la recherche d’une foi plus « formée », plus argumentée, en a détourné de l’Église. Leur attachement à des traditions locales, à des pèlerinages, à des dévotions populaires n’a pas toujours été respecté et ils se sont sentis frustrés. Tel cet homme, la cinquantaine alerte, motard chevronné, qui m’a parlé avec émotion de la vie du Padre Pio et de sa prière régulière auprès de la statue du saint dans une des églises de Montauban.
Mais au-delà apparaît une quête de sens pour eux, pour leurs enfants et leurs petits-enfants. Ils se sentent incapables de transmettre parce qu’ils ont été rejetés, mis de côté, méprisés. Revêtir un gilet jaune c’est reconnaître qu’on est au bord de la route, plus ou moins en détresse et qu’on attend une main secourable. Tels sont les familiers de nos ronds-points depuis ce mois de novembre où ils se sont retrouvés pour exprimer leur souffrance. Je suis allé vers eux, je les ai écoutés et je leur ai dit « le Seigneur vous aime », me rappelant la phrase du psalmiste : « Un pauvre crie, le Seigneur entend » (Ps 33, 7).
Mgr Bernard Ginoux
Evêque de Montauban
© LA NEF n°311 Février 2019