La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) à Strasbourg © CherryX-Commons.wikimedia.org

Affaire E.S. c. Autriche à la CEDH : les limites incertaines de la liberté d’expression en matière religieuse


La conférencière autrichienne du FPÖ, dont la condamnation avait été validée par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) pour avoir « dénigré » Mahomet, a décidé de faire appel pour défendre son droit de critiquer la religion musulmane. Cette femme demande aujourd’hui à la Cour un renvoi de son affaire en Grande chambre, ce qui n’est accepté que dans des cas exceptionnels (5 % des demandes). Ce litige pourrait justement être considéré comme revêtant une importance particulière, car c’est la cohérence de la jurisprudence de la Cour sur la liberté d’expression qui est en cause. De plus, les juges de Strasbourg seront probablement attentifs au contexte actuel, marqué par l’abolition généralisée du délit de blasphème en Europe, les fortes critiques de la jurisprudence récente de la CEDH sur l’islam, la résolution européenne condamnant la charia ou encore une pétition de 60 000 signataires soutenant cette Autrichienne.

En 2013, la Cour suprême d’Autriche a condamné la conférencière pour avoir assimilé la consommation du mariage de Mahomet avec la jeune Aïcha âgée de neuf ans à de la pédophilie. Cette femme avait déclaré entre autres que Mahomet « aimait le faire avec des enfants » et s’était interrogée en ces termes : « un homme de cinquante-six ans avec une fille de six ans (…) De quoi s’agit-il, si ce n’est de pédophilie ? ». L’intervention qui lui est reprochée était factuelle et visait à contribuer au débat public. Son objectif était notamment d’alerter sur la pratique du mariage de filles prépubères dans certains pays musulmans, suivant l’exemple du prophète de l’islam. Malgré cela, par un jugement en chambre d’octobre 2018, la CEDH a validé la condamnation de cette femme, estimant qu’elle n’avait pas tant cherché à informer le public qu’à démontrer que Mahomet « n’est pas digne d’être vénéré ». Les juges européens ont considéré que restreindre sa liberté d’expression était nécessaire à la préservation de la « paix religieuse » et de la « tolérance mutuelle ».

Outre ces éléments, ce qui a le plus choqué l’opinion publique, dans cet arrêt, est l’analyse par la Cour des actes pédophiles de Mahomet. En effet, suivant le raisonnement des juridictions autrichiennes, les juges de Strasbourg ont reconnu la réalité historique de ces actes tout en minimisant leur gravité. La CEDH a ainsi considéré qu’insinuer que Mahomet serait « pédophile », alors même qu’il a épousé d’autres femmes majeures ou encore qu’il a continué à avoir des relations avec Aïcha par la suite, serait une « généralisation sans base factuelle ». De plus, l’anachronisme du mot « pédophilie » a également été souligné pour discréditer les paroles de la requérante autrichienne. Le fait que la CEDH relativise les actes pédophiles, sous prétexte de les contextualiser, est choquant. Selon la tradition sunnite, la petite Aïcha était l’épouse préférée de Mahomet. Or, la pédophilie est, selon l’OMS, une « préférence sexuelle pour les enfants, généralement d’âge prépubère ou au début de la puberté ». Serait-il interdit de faire un rapprochement, afin d’initier un débat sur la pertinence de choisir Mahomet comme modèle à « imiter » aujourd’hui ? Il semblerait que oui, d’après le jugement de la Cour.

La Grande chambre, c’est-à-dire la formation la plus solennelle de la CEDH, a maintenant l’opportunité de revenir sur cette décision et de prendre une position juste et raisonnable. D’après son Règlement, la Cour accepte les demandes de renvoi lorsqu’est en jeu « une question grave relative à l’interprétation ou à l’application de la Convention [européenne des droits de l’homme] ou de ses Protocoles, ou encore une question grave de caractère général » : c’est clairement le cas dans l’affaire E.S. c. Autriche, pour plusieurs raisons.

Le « deux poids, deux mesures » de la CEDH sur le blasphème

La confirmation de la condamnation de la conférencière autrichienne par la CEDH a créé de nombreux débats, aussi bien dans la presse que parmi les universitaires, et à l’intérieur de l’institution elle-même. L’incohérence de la jurisprudence récente de la Cour a été soulignée, en particulier son « deux poids, deux mesures », selon que les croyants offensés sont chrétiens ou musulmans, majoritaires ou minoritaires. Ainsi, l’année dernière, les juges de Strasbourg ont censuré la condamnation d’auteurs de blasphèmes antichrétiens. Ils ont par exemple donné raison en juillet au groupe punk et féministe des « Pussy riots », qui avait organisé un concert sauvage blasphématoire dans le chœur de la Cathédrale orthodoxe de Moscou. Quelques mois plus tôt, la Cour avait également condamné la Lituanie pour avoir sanctionné des publicités commerciales représentant le Christ et la Vierge Marie de manière inappropriée. Ces deux jugements, mis en parallèle avec l’affaire E.S. c. Autriche, soulèvent plusieurs problèmes, qui nécessiteraient une clarification de la part de la Grande chambre de la CEDH.

En effet, la requérante autrichienne n’a fait que rappeler et analyser un fait historique reconnu par les textes sacrés de l’islam, dans le cadre d’une conférence avec une trentaine de participants. L’action en justice a été initiée non pas par une personne de religion musulmane, mais par le Procureur à la demande de journalistes opposés au FPÖ. Malgré ces réalités, la CEDH a validé l’amende pénale infligée à la conférencière, afin de protéger le « sentiment religieux » des musulmans. Au contraire, l’action des « Pussy riots » a eu lieu dans une cathédrale, depuis l’autel, ce qui correspond à une première profanation pour l’Église orthodoxe. De plus, leur chanson vulgaire, chantée en présence de croyants et dont le refrain était « merde, merde, merde du Seigneur », avait clairement pour objectif d’offenser la sensibilité religieuse des chrétiens. Pourtant, la CEDH a reproché aux juridictions russes d’avoir condamné les « Pussy riots » « pour la simple raison que celles-ci avaient porté des vêtements de couleurs vives, fait des mouvements de bras, lancé leurs jambes en l’air et utilisé un langage ordurier », alors qu’il aurait fallu « analyser le texte de leur chanson » et « tenir compte du contexte ».

Pourquoi serait-il permis de blasphémer contre le Christ et la Vierge Marie dans des publicités ou en envahissant un lieu de culte, alors qu’il serait interdit de critiquer dans le cadre d’une conférence le fait que Mahomet a eu des relations sexuelles avec une fille de neuf ans ? La Cour pourrait saisir l’occasion de la demande de renvoi pour expliquer ce décalage entre des décisions apparemment contradictoires.

Les limites incertaines du droit à la liberté d’expression

La jurisprudence classique de la CEDH sur la liberté d’expression date de 1976 : la liberté d’expression « vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l’État ou une fraction quelconque de la population » (Handyside c. Royaume-Uni). Les juges de Strasbourg ont parfois accepté des limites à la liberté d’expression sur des sujets religieux, mais dans des cas de représentations obscènes et agressives de personnes qui sont l’objet d’une vénération. La jurisprudence fait en effet la différence entre l’offense gratuite et à connotation sexuelle, dont l’expression peut être limitée par la loi, et la critique rationnelle des religions, que les États doivent tolérer.

Par le jugement de chambre E.S. c. Autriche, la Cour place les personnes dans une grande insécurité juridique. En effet, quelles sont les limites de leur liberté d’expression en matière religieuse ? Est-ce que, sur ce sujet, la CEDH réoriente sa jurisprudence, sous prétexte de préserver la « tolérance » et le multiculturalisme ? Le fait que la réponse à ces questions soit très incertaine risque de verrouiller tout débat religieux, même fondé sur la raison. C’est pour éviter cela que la Grande chambre doit accepter la demande de renvoi, afin de garantir la liberté d’expression en matière religieuse.  

La nécessité de clarifier l’étendue et les limites de la liberté d’expression sur l’islam est d’autant plus essentielle que ce droit est contraire à la charia islamique. En effet, la charia interdit le blasphème contre Allah et Mahomet et définit des peines à partir des hadiths. Si le blasphème est commis par un musulman, il est l’équivalent d’une apostasie et peut donc être puni de mort. Cette question a été vivement débattue en janvier dernier à l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, car trois États membres ont adhéré à la Déclaration des droits de l’homme en islam du Caire de 1990, selon laquelle « tout homme a le droit d’exprimer librement son opinion pourvu qu’elle ne soit pas en contradiction avec les principes de la charia » et « il est prohibé [d’utiliser l’information] ou de l’exploiter pour porter atteinte au sacré et à la dignité des prophètes » (article 22). De même, les États de l’Organisation de la coopération islamique (OCI) souhaitent instaurer un délit international de blasphème, sous le nom de « diffamation de l’islam » ou « diffamation des religions ». La demande de renvoi en Grande chambre dans l’affaire E.S. c. Autriche incite la Cour à se positionner clairement en réaction à toutes ces offensives contre le droit à la liberté d’expression.

L’acceptation de la critique comme condition de l’intégration de l’islam

L’affaire E.S. c. Autriche est politisée et médiatisée. Les juges de la CEDH ont l’impression qu’en acceptant la demande de renvoi, ils donneraient raison au FPÖ, parti considéré d’extrême droite et soutenant l’actuel chancelier autrichien Sebastian Kurz. L’actualité de l’islam semble également perturber l’appréciation de la Cour. Les juges ont ainsi peur des réactions disproportionnées de croyants musulmans refusant toute critique de leur religion. Il est aussi probable que la Cour surprotège délibérément les religions minoritaires et non-européennes afin de préserver le « pluralisme ». Ainsi, la situation politique actuelle amène les juges de Strasbourg à accepter en pratique l’équivalent d’un délit de blasphème qui ne dit pas son nom. Si la Cour refuse de réexaminer l’affaire en Grande chambre, c’est qu’elle se résigne à un verrouillage de la liberté d’expression par l’islam.

Il est pourtant vital de défendre le débat religieux et le droit de critiquer rationnellement les religions. Ce sont des acquis de la civilisation occidentale. La condition de l’intégration de l’islam en Europe devrait être son humilité face à la critique fondée sur la raison et l’histoire. En cela, le rôle de la CEDH dans l’affaire E.S. c. Autriche est important. Si la Cour persiste à protéger Mahomet et l’islam de toute critique, elle entérine un choix de « société » : un multiculturalisme sans dialogue entre les communautés.

Nicolas Bauer*

* Diplômé d’un double Master à HEC et Sciences Po Paris, ainsi que d’un Master II en droits de l’homme à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Nicolas Bauer est chercheur associé à l’ECLJ (https://eclj.org).

N.B. – L’ECLJ a été autorisée à intervenir dans l’affaire E.S. c. Autriche, en soumettant des observations écrites à la CEDH.

© LA NEF Exclusivité internet le 26 février 2019