Livres Février 2019

VOYAGE AU BOUT DES RUINES LIBÉRALES LIBERTAIRES
MATTHIEU BAUMIER
Pierre-Guillaume de Roux, 2019, 230 pages, 17 €

Voilà un pamphlet dans la meilleure acception du terme : un écrit vif d’humeur indignée et argumenté face aux ruines de la Modernité libérale-libertaire. D’emblée, écrit Matthieu Baumier, « Debord, Bernanos, Baudrillard ou Heidegger nous manquent car ils sont ces penseurs qui ont su donner à voir, et non pas démontrer ou théoriser, combien la Modernité n’avait d’autre essence que son absence d’authenticité, autrement dit son absence de réalité réelle ». Et il insiste sur le fait qu’un des travers de l’époque est que « nous ne voyons plus le réel dans lequel nous vivons », et ce d’autant plus que la mondialisation favorise le « monde maritime » contre le « monde terrestre », autrement dit la société « ouverte » et « liquide » qui est celle des « élites mondialisées » et qui s’oppose au réel enraciné.

Pour mieux appuyer son propos, Matthieu Baumier a eu la bonne idée d’interposer des « interludes », comme, par exemple, cet « arrêt sur images » sur la vie ordinaire à Saint-Denis, dans le 9-3 comme l’on dit, avec cette violence des « jeunes » qui est devenue tellement banale que l’on n’en parle plus guère, ce qui permet d’éviter d’évoquer les sujets qui fâchent : l’immigration, le multiculturalisme !

Néanmoins, le constat de notre auteur est finalement positif, puisque « la Modernité est en train de crever et nous devons accompagner son trépas ». En effet, « nous sommes sur un cadavre », insiste-t-il plus loin, nous « errons au milieu des ruines des Lumières, dans les décombres d’une philosophie morte, réellement morte », et ce que l’on reproche à Heidegger est bien plus cette « extraordinaire découverte » que sa prétendue sympathie pour le nazisme. La seule façon de se relever de ces ruines est de revenir à la notion fondamentale de « limite » que l’hubris moderne a voulu refouler. « La limite est sacrée. Elle représente ce qui ne saurait être dépassé. […] C’est cela que nous détruisons en prétendant nous surpasser, le sacré, c’est-à-dire la condition de la perpétuation de ce qui est. Le sacré est ce qui est plus important et au-delà de nous, ce qui importe plus que nos simples existences. »

Christophe Geffroy

CHESTERTON OU LA QUÊTE EXCENTRIQUE DU CENTRE
GERARD JOULIÉ
Pierre-Guillaume de Roux, 2018, 156 pages, 18 €.

Il fallait qu’un jour Gérard Joulié nous donne un Chesterton. « Son » Chesterton ! Après l’avoir beaucoup lu, après l’avoir traduit à plusieurs reprises, il était normal qu’il explique comment il voyait cet étrange écrivain anglais.

Après sa mort, en 1936, Chesterton avait gardé une certaine renommée chez les catholiques et quelques amoureux des lettres. La Guerre froide lui a été fatale – l’époque ne prêtait pas à rire – et la crise de l’Église peut-être encore plus. En Angleterre, on conserva un peu le souvenir des Father Brown, alors qu’en France le silence s’installait. Deux personnalités maintinrent toutefois le flambeau : Francis Lacassin, aujourd’hui décédé, et François Rivière. Celui-ci a publié en 2015 Le divin Chesterton qui, malgré son titre, aborde surtout l’écrivain du côté de la littérature. Depuis, des jeunes gens se sont enthousiasmés pour l’homme et l’œuvre et, à nouveau, Chesterton est à la mode. Est-ce une bonne idée ? Il faut se méfier des modes, mais chacun répondra comme bon lui semble à cette question.

Une chose est sûre ! Quand Gérard Joulié aborde le continent chestertonien il ne répond pas à une injonction du moment : il rentre chez lui. Que l’on n’attende donc pas qu’il dresse un état des lieux précis, dates à l’appui, sources vérifiées, talons de chèques épluchés. Il s’est installé dans un fauteuil, le sien, et explique le maître des lieux.

Comme toujours dans ces cas-là, on parle autant de soi que de son sujet. Et cela file à un rythme effréné, plein de vie et de verve, le tout d’un seul tenant, sans chapitres ni l’apport exagéré de références.

Bien sûr, la vérité se trouve ailleurs que dans les affirmations assenées. Certains détails peuvent être discutables mais le portrait d’ensemble est juste. Joulié a très bien compris l’une des grandes quêtes de Chesterton : ramener l’Angleterre, peuplée d’excentriques, à son centre : Rome et la foi catholique.

Notre auteur, Français éduqué en Angleterre et vivant en Suisse, était décidément l’un des mieux placés pour donner un portrait vivant du plus vivant des Anglais.

Philippe Maxence

BIBLISSIMO
ANDRÉ PAUL
Cerf, 2018, 480 pages, 34 €

Voici un ouvrage impressionnant par son érudition : une vaste synthèse de l’ensemble de la littérature juive, des origines au début du Moyen Âge avec comme axe principal les traditions juives autour des principaux récits et thèmes spirituels du judaïsme ancien (bibliques ou non). Une première partie donne une large vue synthétique sur cette littérature, dont la richesse et la diversité valent le détour. Un point particulièrement intéressant est la mise en évidence des influences précoces de la littérature et philosophie grecques sur les traditions littéraires juives.

Mais je ne peux taire, face à cette vaste synthèse, un certain agacement, tant plusieurs travers de l’exégèse contemporaine se retrouvent ici de façon caractéristique, entre autres :

– À aucun moment l’auteur ne fait de différence de nature entre les textes bibliques et ceux qui ne le sont pas. On s’attendrait à trouver dans la première partie, un chapitre portant sur la constitution du canon de l’Ancien Testament : qu’est-ce qui fait que certains textes se sont retrouvés dans la Bible et d’autres non ? Eh bien, on n’en saura rien.

– Du fait que les récits bibliques peuvent être porteurs de mythes explicables par des influences littéraires, l’auteur néglige le fait qu’ils puissent être aussi des témoignages historiques.

– Le courant du judaïsme représenté par la communauté de Qumrâm est fortement valorisé alors qu’il est généralement considéré comme marginal.

– Le Nouveau Testament est considéré comme l’expression d’un courant du christianisme naissant, précocement anti-judaïque, ce qui donne lieu à des jugements de valeur sans nuance comme celui-ci : « Les textes du Nouveau Testament proposent des informations univoques et partiales, sources inévitables de déformations tenaces et piégées. »

Une seconde partie offre une synthèse des légendes juives centrées sur les principaux personnages de cette tradition, transmise entre autres, mais pas uniquement, par la Bible (en partant d’Adam et Ève pour aboutir aux prophètes Jérémie et Sophonie). L’auteur centre son étude sur l’aspect spirituel de ces légendes, ce qui l’amène à opérer un tri parmi celles-ci. De ce fait, son travail, exploitant les découvertes archéologiques les plus récentes et des textes méconnus, dont les plus significatifs sont présentés et commentés, propose un complément à celui, déjà ancien, de Louis Ginzberg (rabbin juif [1873-1953] auteur de Les légendes des Juifs, édité au Cerf, 6 tomes).

Bruno Massy

SÉROTONINE
MICHEL HOUELLEBECQ
Flammarion, 2019, 350 pages, 22 €

Le nouveau roman de Michel Houellebecq est un événement éditorial dont tout le monde parle, difficile de l’ignorer ! Et la critique est globalement enthousiaste. Houellebecq est le romancier incomparable de notre décadence, de ce monde moderne incapable de rendre l’homme heureux. Il met ici en scène un ingénieur agronome encore jeune (la quarantaine) qui a raté sa vie, laquelle n’a plus guère de sens pour lui. Sa pérégrination le conduit dans la Normandie des éleveurs de bovins, ce qui nous vaut un effroyable tableau de leur situation – moments incontestablement forts du roman. Ces aspects sont très réussis et prouvent, s’il en était besoin, combien notre auteur est un grand écrivain, maîtrisant parfaitement son récit, ayant un art consommé de l’introspection psychologique et sachant toujours tenir son lecteur en haleine. J’ajoute qu’il manie un ton ironique, froid et perçant, qui fait mouche et nous fait rire plus d’une fois. Et nombre de passages sont finalement une critique féroce du libéralisme ambiant (l’Europe technocratique en prend un sacré coup) et soulèvent des questions taboues (comme l’euthanasie).

Mais son héros, le narrateur, névrosé et dépressif, a une vision désespérante de l’humanité, car portée par son égocentrisme maladif – c’est cela qui le rend inapte au bonheur, au don de soi et donc à l’amour agapè, bien plus que notre société déliquescente – et une obsession sexuelle omniprésente qui occupe une place démesurée, voire oppressante. Et l’auteur ne nous épargne rien, ni un vocabulaire volontairement grossier et cru ni surtout d’innombrables scènes sexuelles glauques et abjectes – allant jusqu’à la zoophilie et la pédophilie ! –, avilissantes pour ses protagonistes (et témoignant d’une vision dégradante de l’homme et la femme).

C’est vraiment dommage, car Houellebecq a un immense talent, avec en prime une ouverture spirituelle inattendue à la dernière page, mais ses obsessions et sa complaisance envers la trivialité finissent par déformer sa représentation du réel.

Christophe Geffroy

LA DROITE IMAGINAIRE
JERÔME BESNARD
Cerf, 2018, 212 pages, 18 €

Une thèse, non dépourvue de pertinence, soutient que la colonne vertébrale de la vie politique française depuis la Révolution n’est pas le prétendu rapport droite-gauche, mais la seule gauche appréhendée dans ses divers courants. Certes, elle doit compter avec des adversaires qu’on range habituellement sous le qualificatif de modérés. Toutefois leur droite, qui dépend de la position qu’ils occupent sur l’échiquier parlementaire, ne constitue qu’une droite situationnelle. Point de droite, et moins encore la droite, ils ne sont, un peu plus timides dans les mêmes déraisons, qu’à droite de la gauche… Car sans contre-feu à opposer à l’envahissante mémoire de leurs voisins de palier. Ainsi, héritier du gaullisme, le RPR arbora longtemps pour emblème le bonnet rouge dit phrygien, et certains se souviennent de l’absurde couronne mise par le président Giscard d’Estaing au tombeau de Lénine. Plus près de nous, afin de remplir un vide embarrassant, la rhétorique sarkozienne persisterait à emprunter ses héros à la gauche. D’ailleurs, dès 2007, début du quinquennat, le Premier ministre François Fillon, devant l’Assemblée nationale, va invoquer les mânes de Voltaire et de Rousseau ; également de Victor Hugo, de Gambetta, de Clemenceau – tous, notons-le, hostiles ou étrangers à l’Église. Or, en novembre 2016, quand l’heure eut sonné d’une houleuse primaire, on claironna qu’il veillait à s’approprier toutes les valeurs du conservatisme, qu’il estimait nécessaire le respect de la religion et de la morale, qu’il donnait du prix à la coutume, à la tradition, à la mos majorum (mœurs des ancêtres). Bravoure ? Vaillance ? En pratique cela se borna au faible souhait de récrire la loi Taubira (du moins son chapitre relatif à la filiation) et d’invalider la possibilité d’adoption plénière d’un enfant par des couples de même sexe… Mais sur l’IVG, ni critique ni réserve.

Entre François Fillon, collé par nature, et par pli de carrière, à ses atermoiements et ses palinodies, et Alain Juppé, symbole caricatural d’abdications prétentieuses, un parti gestionnaire en plein flou doctrinal s’était à moitié englouti. Aujourd’hui, devant ce vaisseau démâté (comme l’appelle Jérôme Besnard, auteur d’un petit livre très vivant), il semble que les travaux de radoub s’avèrent extrêmement difficiles.

Michel Toda

67 RECETTES DE BONHEUR
L’écologie humaine en actions
TUGDUAL DERVILLE
Éditions Emmanuel, 2018, 150 pages, 15 €

Écoutons Tugdual Derville nous livrer ses différentes recettes de vie. Ses 67 recettes de bonheur se présentent sous une couverture colorée, le dessin de première page peut surprendre, mais il est réaliste : la succession des générations est un grand arbre. En effet, le but de cet ouvrage est bien d’offrir au lecteur un retour aux sources.

L’écologie humaine est un dédale de pensées et d’actions que l’auteur met à plat, dans une réflexion limpide. Chacune des 67 recettes est suivie d’un objectif concret, car l’homme ne se réalise toujours qu’en actions. Certaines rubriques vous parleront peut-être plus que d’autres : « Prendre sa place dans l’histoire ». D’autres vous intrigueront : « Passer du groupe à l’équipage ». Mais toujours vous reviendrez à l’essentiel : « Écouter », « Fermer les yeux », « Écrire une lettre ». Car nous avons parfois besoin de réapprendre certains gestes du quotidien ; le plus dur sera sans doute de l’admettre et de saisir le livre. Vous serez ensuite vous-même saisi par cette ramification de méditations simples et construites.

Olympe de La Chapelle

DE POTENTIA
SAINT THOMAS D’AQUIN
Trad. et notes de Fr. André Aniorté, Introd. du Père Battista Mondin, Éditions Sainte-Madeleine, 2018, 1104 pages, 79 €

C’est un immense service que rendent le Frère André Aniorté et les Éditions Sainte-Madeleine en publiant l’édition bilingue (latin-français) du De potentia de saint Thomas d’Aquin. Il s’agit de la première traduction française intégrale de cette œuvre majeure. Traduire saint Thomas n’est pas une chose aisée, non pas en raison de la difficulté du latin mais parce que le langage scolastique se prête mal à la langue de Corneille et de Chateaubriand. Certains optent pour le littéral et n’évitent pas un formalisme quasi-tribal ; d’autres prennent le parti de l’interprétation et ne rendent pas compte des nuances de l’auteur. La traduction ici proposée est en même temps fluide et fidèle.

Le genre de la « question disputée », pouvant porter sur un sujet défini ou sur n’importe quoi (quodlibet), rappelle la liberté des débats, la différenciation épistémologique des niveaux d’autorité et la participation des étudiants qui caractérisent le climat universitaire au XIIIe siècle. Les questions disputées du De potentia ont une grande importance, notamment en métaphysique puisque saint Thomas y développe ce qui constitue son apport spécifique à la philosophie d’Aristote : la découverte du concept intensif d’être (esse) qui, dans la créature, est distinct de l’essence, et par conséquent n’est pas cause de lui-même mais participe de l’Ipsum Esse subsitens, lequel s’identifie avec l’essence même de Dieu. À propos des noms divins, saint Thomas affine sa doctrine de l’analogie, qu’Aristote utilisait sans la théoriser. Au sujet de la Trinité, saint Thomas analyse les concepts de « personne » et de « relation » – et par conséquent de « relation subsistante » – qui seront tout aussi stimulants pour la recherche philosophique. Cet ouvrage est une démonstration de la fécondité de l’alliance entre la foi et la raison.

Abbé Christian Gouyaud

LES BÂTARDS DE SARTRE
BENOIT RAYSKI
Pierre-Guillaume de Roux, 2018, 170 pages, 16,90 €

Essayiste et journaliste, ayant autrefois écrit à Globe ou à l’Événement du jeudi, contributeur fréquent des sites de Causeur et d’Atlantico, Benoît Rayski donne avec ces Bâtards de Sartre un pamphlet qui ne garde pas la plume dans l’encrier. L’auteur décrit à juste titre l’armada de plumitifs des médias, de militants des universités, intellectuels de plateaux télévisés et autres acteurs du milieu de la culture, formatés à la même soupe idéologique dont Rayski identifie la source du côté de Frantz Fanon et de Sartre. Ces rejetons de Sartre sont ceux qui aujourd’hui voient des islamophobes partout, pour mieux se voiler la face devant la réalité de l’islamisation du territoire, ceux qui défendent toutes les minorités, au prétexte que nous serions responsables de tous les malheurs de la terre, repentance, repentance, disent-ils, ceux qui récrivent l’histoire d’une France imaginaire mais qui, justement, n’a jamais existé ailleurs que dans leur tête, ceux qui censurent doucement, refusent tout débat ailleurs que dans l’entre-soi, ceux qui voient un retour permanent des années trente mais sont aveugles devant les nouvelles formes de racisme, celui des Indigènes de la République par exemple, et de l’antisémitisme, celui qui imprègne le quotidien des musulmans vivant en France. Il y a donc un état d’esprit nauséabond en effet en France, ce texte virulent et drôle le montre bien et la nausée ne provient pas d’une quelconque bête qui serait de retour, elle est simplement l’effet du « progressisme » ambiant et dominant. Peut-être cet état d’esprit contribue-t-il à la situation pathétique du pays ?

Matthieu Baumier

SORTIR DU CHAOS
Les crises en Méditerranée et au Moyen-Orient
GILLES KEPEL
Gallimard, 2018, 514 pages, 22 €

Spécialiste du monde arabe, l’universitaire Gilles Kepel est considéré à juste titre comme particulièrement crédible dans ses analyses relatives non seulement au Maghreb et au Machrek (Levant) mais aussi à la situation de l’islam dans les banlieues françaises. Son dernier livre présente donc un réel intérêt pour ceux qui veulent saisir les causes des bouleversements qui secouent les rives méridionales et orientales de la Méditerranée, Turquie et Iran compris, et leurs répercussions en Europe, sans omettre les stratégies des États-Unis et de la Russie.

L’auteur part de la guerre israélo-arabe de 1973, année qui marque selon lui le terme d’une période jusque-là influencée par une certaine laïcisation d’États tels que la Turquie, l’Égypte et l’Iran, laquelle ne représentait pourtant « qu’un simulacre de la laïcité démocratique en terre européenne ». L’échec arabe face à Israël, la révolution iranienne (1979), suivie du réveil du vieux clivage entre islam sunnite et islam chiite, le financement américain du djihad contre l’occupation soviétique en Afghanistan (1979-1989) ont suscité un processus de re-islamisation jusque dans sa dimension djihadiste (Frères musulmans, El-Qaïda, Daech, etc.) qui, à partir des attentats du 11 septembre 2001, s’est transformée en menace pour la paix mondiale, phénomène que les Occidentaux n’ont pas su comprendre avant d’être acculés à réagir par la voie militaire contre les territoires de l’État islamique.

Ces évolutions rendaient inéluctable la confessionnalisation rapide des révoltes arabes déclenchées en 2011, auxquelles Kepel consacre des pages abondantes, distinguant la situation des pays du Maghreb, dominés par le sunnisme (ce qui n’a pas empêché la fragmentation de la Libye), de celle des pays composites du Proche-Orient (Syrie, Yémen), où la haine des sunnites contre les chiites et les alaouites a conduit à l’éclatement confessionnel, ce qui est également le cas en Irak depuis l’offensive américaine de 2003, laquelle a, en outre, fait ressurgir la question kurde.

Les analyses fouillées de Kepel, illustrées par ses contacts et ses voyages, pèchent cependant par l’absence de toute prise en compte de la vocation et de l’avenir des chrétiens du Proche-Orient (est-ce parce qu’il se déclare athée ?) ainsi que des perspectives concernant une improbable paix entre Israël et ses voisins.

Annie Laurent

JACQUES CHEVALLIER
ALAIN HERBETH
L’Harmattan, 2018, 198 pages, 20,50 €

Sait-on encore qu’en 1956, presqu’au lendemain de la guerre d’Indochine, une nouvelle épreuve, dont le premier signal remontait au mois de novembre 1954, était en train de détruire, au sud de la Méditerranée, ce qui s’appelait la IVe République ? Assailli par une furieuse rébellion, le peuple pied-noir, en proie à l’inquiétude et bientôt à la colère, n’entend pas se laisser faire. D’ailleurs, confiant dans la fermeté des chefs militaires, jugeant écartées, après le coup de théâtre de 1958 et le retour de De Gaulle, toutes les menaces d’abandon, l’idée qu’il pourrait n’avoir désormais comme avenir qu’une manière de sursis semble à peine l’effleurer.

Quelques-uns, cependant, percevaient les choses assez différemment. Par exemple Jacques Chevallier (1911-1971). Élu maire d’Alger en 1953, ce jeune père de famille nombreuse, d’origine bourgeoise, qui aborda la carrière politique, vers la fin des années trente, sous le patronage des Croix-de-Feu et avait gagné, aux législatives du bout de 1946, un siège à l’Assemblée nationale (abandonné en 1951, puis reconquis en 1952), va figurer, en 1954, dans le gouvernement de Pierre Mendès France. Jusqu’alors campé sur des positions peu ou prou conservatrices, Chevallier croit maintenant entrevoir la possibilité d’une certaine autonomie algérienne conduite au sein d’un cadre fédéral à définir. Il oubliait quel terrible enchevêtrement d’intérêts antagonistes prévalait. Et quand, cible hier déjà d’une rumeur de séparatisme, se sera enclenchée tout de bon (au mois d’août 1955) la course à l’abîme, n’allaient pas manquer contre lui les mots accusateurs de lâchage et de bradage.

Perdu, au début de 1956, son mandat de député, et relégué dans sa solitude municipale, le tumulte algérois du 13 mai 1958, suivi de sa renonciation à la mairie, elle-même suivie de son emménagement à Paris, mit sur la touche Jacques Chevallier – tandis que les fellagas, en 1959, encaissaient une pile. Mais, après le discours présidentiel du 16 septembre de cette année-là, vinrent des temps d’extrême douleur (de la « semaine des barricades » au putsch des généraux) où Chevallier, quoique revenant souvent à Alger, se tairait. Et pourtant, le 31 octobre 1961, il accepta de rencontrer en secret Salan, promu chef de l’OAS. En juin 1962, lorsque brûleront les derniers feux de l’Algérie française, il trempa dans d’irréelles « négociations » menées par une OAS à bout de souffle et une frange déclinante du FLN. Irréelles, en effet, car les centaines de milliers de membres de la communauté européenne, dont le seul choix est « la valise ou le cercueil », s’entassent à présent, vraie atmosphère de fin du monde, sur les bateaux de l’exil.

Défi ou conviction, Jacques Chevallier, de son côté, obtiendrait la nationalité algérienne. Spolié de tous ses biens, mortifié de toutes les façons, goujaterie insigne d’une « nouvelle » patrie, « creuset imaginaire de sa rédemption », il voulut néanmoins, en 1971, y être chrétiennement enseveli.

Michel Toda

COMMENT L’ÉVANGILE A CHANGE LE MONDE
CHANTAL REYNIER
Cerf, 2018, 338 pages, 24 €

Qu’est-ce que le christianisme a apporté de neuf au monde ? Telle est la question à laquelle tente de répondre Chantal Reynier par une étude fine et détaillée de la pensée de saint Paul. Le résultat est un livre clair et tout en nuances. Les chapitres sur les valeurs éthiques originales du christianisme sont excellents. Le parallèle fait avec les pensées des grands auteurs païens contemporains ou presque contemporains de l’Apôtre révèle parfois des convergences, mais également des différences irréductibles (notamment sur la conception aristocratique de la société païenne, en opposition à celle du christianisme proclamant l’égale dignité de tout homme devant Dieu). Un ouvrage qui mérite d’être lu.

Bruno Massy

L’INSTITUTION DE LA LIBERTÉ
MURIEL FABRE-MAGNAN
Puf, 2018, 350 pages, 21 €

L’époque nous a habitués à désigner par un mot la réalité proprement inverse. La liberté n’échappe pas à cette perte de sens. Dans son livre L’institution de la liberté, Muriel Fabre-Magnan, professeur de droit, remet les pendules à l’heure et les concepts à leurs places. La liberté est souvent ravalée au « droit de faire ce que l’on veut ». L’équation est pourtant doublement erronée.

D’une part, la liberté n’est pas le droit. Le juriste le sait : la liberté est une faculté alors que le droit est un dû qui implique une relation créancier-débiteur en vertu de laquelle le créancier (qui a un « droit ») peut exiger de son débiteur (qui a une « obligation ») une prestation ou une abstention. Par exemple, concevoir des enfants est une faculté ouverte à toute personne, mais n’est jamais une obligation ni un droit qu’une personne ou le corps médical devrait satisfaire sur demande. L’enfant est bien davantage un « don » qu’un « dû ». Il convient donc de parler de « liberté de concevoir » et non de « droit à l’enfant », pure ineptie juridique.

D’autre part, le consentement n’est pas la liberté. Consentir est l’exercice d’une liberté dite liberté contractuelle. Mais le consentement, pour être une partie de la liberté, n’en est pas le tout. Il est par ailleurs des cas où le consentement est contraint. Prostitution, mère porteuse, qui oserait parler de liberté ? À supposer même que ces pratiques soient consenties sans pression, elles sont peut-être l’exercice initial d’une liberté, mais certainement pas son plein accomplissement.

C’est en cela que l’ouvrage du professeur Fabre-Magnan est intéressant. Il donne à la liberté une acception plus substantielle et plus riche que l’antienne vulgaire du « je fais ce que je veux ». Il remet un peu de verticalité dans une époque marquée par l’horizontalité. Si l’ouvrage souffre quelques réserves sur le fond, il a le mérite de rappeler que le Droit a nécessairement une part d’hétéronomie et qu’il ne peut se résoudre à entériner purement et simplement la volonté des hommes sans courir à sa propre dissolution. Le droit est, en cela, l’art de se donner des limites. L’auteur signe ainsi un essai argumenté et accessible qui apporte son écot à la déconstruction du libéralisme culturel.

Guilhem Le Gars

© LA NEF n°311 Février 2019