Du 21 au 24 février s’est tenu à Rome le sommet convoqué par le pape François sur les abus sexuels sur mineurs dans l’Église. Un sommet très attendu qui, même s’il laisse des questions sans réponse, a permis une meilleure prise de conscience de l’ampleur de ce drame.
Il est peu dire que le sommet consacré aux abus sexuels sur les mineurs qui vient de s’achever au Vatican était attendu. Attendu par les victimes, trop longtemps enfermées dans le silence et la culpabilité ; par les fidèles catholiques, plongés dans un état de sidération par la litanie sans fin et sordide des révélations ; par le clergé lui-même, confondu dans un même opprobre par les méfaits d’une infime minorité de ses membres ; enfin, par les médias du monde entier, massivement présents à Rome pour couvrir l’événement.
Pourtant, s’il faut saluer l’initiative du pape François d’avoir convoqué un tel sommet, inédit tant par le sujet traité que par les personnalités réunies (environ 200 participants, dont les présidents des 114 conférences épiscopales du monde entier, les chefs des Églises orientales et les supérieurs et supérieures généraux des congrégations religieuses), la raison commandait de ne pas nourrir des attentes exagérées à cet égard, notamment parce que la durée très courte du sommet était un obstacle à ce que les participants puissent débattre librement et longuement du problème. En outre, le sommet est survenu à une période où, depuis le séisme provoqué par les révélations de l’ancien nonce Mgr Vigano en août 2018, le Vatican lui-même se trouve affaibli par une grave crise de crédibilité. Enfin, il était à craindre que le sommet soit médiatiquement parasité par des entreprises de déstabilisation de grande ampleur visant l’Église catholique, et tel a été justement le cas avec le brûlot du sociologue français Frédéric Martel, Sodoma, dénonçant une prétendue hypocrisie de la hiérarchie vaticane dans son rapport à l’homosexualité.
Reste que le sommet a été, en dépit de sa brièveté, une étape importante dans la prise de conscience, au niveau de toute l’Église, et pas seulement dans les pays développés, des ravages causés par les abus sexuels des clercs. Outre qu’il a permis d’entendre des témoignages de victimes, il a été l’occasion de discussions ouvertes sur les mesures à adopter, et ce sur la base de « 21 points de réflexion » suggérés par le pape lui-même. Il a ainsi été question, par exemple, de l’évaluation psychologique des candidats au sacerdoce et à la vie consacrée par des experts qualifiés ; de l’élaboration d’un vade-mecum pour aider les évêques à comprendre clairement leurs devoirs et leurs missions ; de l’accompagnement des victimes ; de la participation des experts laïcs aux enquêtes et aux différents degrés des procès canoniques ; de l’établissement de critères et de protocoles spécifiques pour traiter les accusations contre les évêques ; de l’envoi de task forces auprès des conférences épiscopales pour les assister ; etc.
S’il est trop tôt pour tirer un bilan approfondi de ce sommet, trois grands points méritent, dès maintenant, d’être relevés.
Trois points à relever
Le premier point porte sur les victimes prises en considération par le sommet, à savoir les seuls enfants mineurs. À vrai dire, ce choix n’a pas fait totalement l’unanimité, plusieurs voix ayant regretté que le sommet n’englobe pas tous les abus sexuels, y compris ceux commis sur des adultes. Il est vrai, sur ce point, que des scandales retentissants ont récemment mis en cause des prélats ayant agressé sexuellement des séminaristes ou des jeunes prêtres placés sous leur autorité et donc, en quelque sorte, dans une situation de vulnérabilité. Le nom de l’ancien cardinal McCarrick, principale cible de la dénonciation de Mgr Vigano, vient immédiatement à l’esprit, mais on peut également mentionner le cas de Mgr Zanchetta, ancien évêque d’Oran en Argentine, mis en cause pour des agressions sexuelles de même nature.
Le deuxième point qu’il convient de constater – et peut-être de regretter – concerne la réticence du sommet à oser une véritable discussion approfondie sur les causes des abus sexuels dans l’Église. Les participants se sont bornés à reprendre l’explication désormais officielle de cette tragédie, en l’occurrence le cléricalisme, que le pape François avait défini dans sa Lettre au peuple de Dieu du 20 août 2018 comme une « manière déviante de concevoir l’autorité dans l’Église » (1). Or, si cette explication correspond à une partie de la vérité, en ce sens que tout abus sexuel procède toujours, en quelque manière, d’un abus de pouvoir, des hauts prélats n’ont pas hésité, y compris en des termes très vifs, à affirmer que cette explication était insuffisante et servait à taire la cause essentielle des abus sexuels, à savoir l’homosexualité répandue dans une grande partie du clergé. Ainsi, dans un entretien accordé le 21 novembre 2018 au site américain LifeSiteNews, le cardinal Gerhard Müller a rappelé que « plus de 80 % des victimes [des prêtres] délinquants sexuels étaient des adolescents de sexe mâle » et que « cela faisait partie de la crise que de refuser d’en voir les vraies causes et de les occulter à l’aide des termes de propagande du lobby homosexuel ». Et cette position a été également exprimée par les cardinaux Brandmüller et Burke dans une lettre ouverte publiée quelques heures avant l’ouverture du sommet.
Le troisième point concerne les mesures auxquelles, comme beaucoup l’espéraient, le sommet devait aboutir. Sans doute le plus attendu, ce point était également le plus difficile à satisfaire, puisque, bien avant l’ouverture de ce sommet, la conviction était acquise que le fléau des abus sexuels était la conséquence non seulement de défaillances individuelles mais aussi d’un dysfonctionnement systémique, plus complexe à combattre. Or, si aucune mesure concrète et définitive n’a été véritablement annoncée à l’issue du sommet, il est possible d’entrevoir quelles pourraient être les avancées décisives à venir. Deux d’entre elles méritent tout particulièrement d’être relevées.
Deux innovations
La première innovation concerne les évêques, puisque, en l’état, ceux-ci ne sont soumis qu’au pape lui-même, ce qui rend, en pratique, très difficile la mise en cause de leur responsabilité. Certes, les évêques abuseurs peuvent être réduits à l’état laïc, de même que peuvent être privés de leur office les évêques ayant fait preuve de négligence à sanctionner un prêtre abuseur (2). Toutefois, il n’existe pas encore de dispositif réellement efficace permettant l’engagement de procédures contre ces évêques défaillants. À l’avenir, comme l’ont confirmé les débats du sommet, un rôle déterminant pourrait être confié aux archevêques métropolitains, c’est-à-dire aux archevêques qui, placés à la tête d’une province ecclésiastique, exercent une autorité sur les autres diocèses de la province. C’est à eux que seraient adressées, par le biais d’une ligne de téléphone ou d’un site internet, les plaintes pour abus ou négligence. C’est à eux qu’il appartiendrait, après accord du Saint-Siège, de procéder aux enquêtes canoniques.
La seconde innovation porte sur l’exigence de transparence. Le sommet a en effet évoqué la nécessité que tous les fidèles soient informés sur les normes procédurales et les règles relatives aux procès ecclésiastiques. De même, restant sauf le principe de la présomption d’innocence, il a souligné l’importance que les cas d’abus et les procédures en cours fassent l’objet d’une communication, et que, une fois les condamnations prononcées, celles-ci soient portées à la connaissance du public.
Des interrogations subsistent
En dépit de ces avancées, des interrogations subsistent néanmoins.
Tout d’abord, pour quelle raison l’Église paraît-elle si réticente à aborder de front la question, mentionnée ci-dessus, des liens entre les abus sexuels sur mineurs et l’homosexualité des clercs ? En particulier, sur quel motif Mgr Scicluna, homme clé du comité organisateur du sommet, s’est-il appuyé pour affirmer, lors de la conférence de presse du 18 février 2019, que l’homosexualité « n’avait rien à voir avec l’abus sexuel sur mineurs » ? La réponse est peut-être à rechercher dans la crainte qu’un tel débat déclenche un nouveau « procès en homophobie » contre l’Église, alors que celle-ci, ou une partie de celle-ci, s’est précisément efforcée, au cours des deux synodes sur la famille de 2014 et 2015 et du synode sur la jeunesse de 2018, d’adopter une vision plus positive de l’homosexualité (3). Reste que l’Église catholique devra un jour affronter lucidement et de manière dépassionnée cette question, tant celle-ci est d’une importance fondamentale pour une juste compréhension du fléau des abus, tant les débats en la matière ont atteint, notamment aux États-Unis et en Allemagne, une violence dont on a peine ailleurs à prendre la mesure (4).
Ensuite, que signifie, s’agissant des peines à infliger aux prêtres abuseurs, le slogan « tolérance zéro » si souvent entendu ? À Rome, il ne semble pas que celui-ci implique, en principe, l’exclusion de l’état clérical, comme en témoigne un article récemment publié par la revue allemande Herder Korrespondenz. Son auteur a en effet mis en évidence la politique d’indulgence menée en la matière par la Congrégation pour la Doctrine de la foi, certains de ses membres souhaitant épargner à ces prêtres une peine équivalant, à leurs yeux, à une véritable « mort civile » (5). Telle ne semble pas être, en revanche, la position de nombreux fidèles, en particulier des associations de victimes, favorables à une beaucoup plus grande sévérité.
Le sommet consacré aux abus sexuels sur les mineurs n’a constitué ni l’« année zéro » de la lutte de l’Église catholique contre les abus sexuels, puisque beaucoup a déjà été fait depuis les années 2000, ni l’étape ultime de cette lutte, puisque beaucoup reste à faire pour comprendre et éradiquer les causes de ce fléau. Peut-être plus que l’annonce de mesures concrètes, qui demeurent encore à mettre en œuvre (6), il restera de ce sommet des images – celles des victimes invitées à témoigner – et des paroles – celles du pape dans son discours de clôture : « Dans ces cas douloureux, je vois la main du mal qui n’épargne même pas l’innocence des petits… Derrière cela, il y a Satan. »
Jean Bernard
(1) Dans son discours de clôture du sommet, le pape François a repris cette explication : « ce saint peuple de Dieu nous libérera du fléau du cléricalisme, terrain fertile de toutes ces abominations.
(2) Voir le motu proprio Comme une mère aimante du 4 juin 2016.
(3) Deux des cinq membres du comité d’organisation du sommet, les cardinaux Blase Cupich (Chicago) et Oswald Gracias (Bombay), s’étaient prononcés en faveur d’une plus grande ouverture de l’Église à l’égard du monde LGBT.
(4) Ainsi, deux jours après l’entretien du cardinal Müller à LifeSiteNews le 21 novembre 2018, le site officiel de la Conférence des évêques d’Allemagne a publié une interview du père jésuite allemand Klaus Mertres, dans laquelle celui-ci n’hésitait pas à affirmer que l’ancien préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la foi, en établissant un lien entre abus sexuels et homosexualité, « n’avait rien compris au problème » et que les propos de celui-ci participaient d’une « stratégie homophobe ». Ce à quoi le cardinal a vertement répondu que les « insultes éhontées » proférées par le jésuite allemand n’étaient rien d’autre que le produit d’une « rage aveugle », qui témoignait « du déclin de la foi et de la raison dans certains cercles ecclésiastiques allemands », et qu’il était hors de question pour lui « d’offrir des sacrifices sur les médiocres autels domestiques d’idoles auto-proclamées ».
(5) B. Leven, « Päpstliches Geheimnis », Herder Korrespondanz, 10/2018, p. 22.
(6) Cette absence de mesure concrète a été critiquée dès la clôture du sommet par plusieurs organisations de victimes, parmi lesquelles Eckiger Tisch (Allemagne) ou La Parole libérée (France).
© LA NEF n°312 Mars 2019