Le cardinal Pell © Kerry Myers-Commons.wikimedia.org

Ces affaires qui n’en finissent plus

Alors que l’Église n’en finit pas d’être secouée par les affaires d’abus sexuels, que deux cardinaux prestigieux viennent d’être condamnés, il est utile de rappeler la nature des rapports qui existent entre le droit pénal de l’État et celui de l’Église.

De l’interminable chemin de croix qu’elle parcourt depuis la déflagration de la crise des abus sexuels sur mineurs, l’Église catholique vient de connaître, avec les condamnations successives des cardinaux Pell et Barbarin, deux nouvelles étapes éprouvantes (1).
S’agissant du cardinal Pell, celui-ci a été déclaré coupable à l’unanimité par un jury du tribunal du comté de Victoria (Australie) d’agression sexuelle et d’attentats à la pudeur commis en décembre 1996 sur deux enfants de chœur. Contre ce verdict, prononcé le 11 décembre 2018 mais rendu public seulement le 25 février 2019, le cardinal Pell a immédiatement annoncé son intention de faire appel, faisant valoir l’inanité des accusations portées contre lui. Alors que le prélat est incarcéré depuis le 27 février 2019 et que le tribunal du comté de Victoria lui a infligé depuis une peine de six ans de réclusion, cet appel sera examiné par la Cour suprême de l’État de Victoria au cours d’une audience qui aura lieu les 5 et 6 juin prochains.
Quant au cardinal Barbarin, si les faits qui lui étaient reprochés étaient d’une gravité évidemment moindre, sa condamnation, le 7 mars 2019, par le tribunal correctionnel de Lyon à une peine de six mois d’emprisonnement avec sursis pour non-dénonciation d’une agression sexuelle sur mineur commise par l’abbé Preynat a plongé l’Église de France dans la tourmente. Là encore, appel a été interjeté contre le jugement.
Puisque ces deux verdicts semblent déjà avoir eu une incidence sur les mesures que sera amenée à prendre l’Église quant au sort des deux cardinaux (le Vatican a exprimé son « profond respect » pour la justice australienne et annoncé l’ouverture d’une enquête canonique contre le cardinal Pell, et le cardinal Barbarin, sitôt sa condamnation, a remis sa démission au pape), l’occasion est fournie de revenir sur la nature des rapports qui existent – ou devraient exister – entre le droit pénal de l’État (le droit pénal étatique) et le droit pénal de l’Église (le droit pénal canonique). À cet égard, deux grands principes gouvernent ces rapports.

Le premier principe est que l’Église reconnaît l’entière légitimité du droit pénal étatique. Même pourvue de ses propres normes pénales, celle-ci prend en compte le droit pénal étatique et, en principe, le respecte. Ce respect ne traduit pas, ou pas seulement, le fait que l’Église aurait accepté, de plus ou moins bonne grâce, de se soumettre à la puissance étatique, à l’instar de tout groupe humain. Il se fonde plus positivement sur la conviction que toute infraction, fût-elle commise par un clerc, appelle une peine temporelle et qu’il appartient à l’État, compétent dans son propre ordre, d’infliger cette peine. C’est d’ailleurs pour cette raison que l’Église, traditionnellement, ne se bornait pas à prescrire des sanctions canoniques à l’encontre des clercs enfreignant gravement les lois de l’Église, mais les livrait également au bras temporel (2). Il en résulte que, même dans le cas où, comme en France avant 1998 ou dans d’autres États encore aujourd’hui, la loi pénale ne prévoirait aucune obligation de dénoncer à la justice les atteintes sexuelles sur mineurs, il appartiendrait à un évêque ayant connaissance de tels faits d’en informer les autorités judiciaires. Il est donc heureux que, contrairement à ce qui a pu être parfois le cas jadis (3), le récent sommet consacré aux abus sexuels sur mineurs ait rappelé expressément cette exigence.

Le second principe est que, si le droit pénal canonique doit prendre en compte le droit pénal étatique, il n’en conserve pas moins son indépendance. Là encore, cette considération repose sur la conception que l’Église se fait d’elle-même, à savoir une société qui, dans un ordre différent de celui de l’État, dispose de son propre système légal et est fondée à appliquer ses propres lois. Par conséquent, s’agissant du cas du clerc abuseur, l’évêque ne doit pas se borner à informer les autorités judiciaires. Il est également tenu, conformément aux règles canoniques, d’ouvrir une enquête afin que le clerc puisse se voir infliger une peine pouvant aller jusqu’au renvoi de l’état clérical. Ainsi, dans l’affaire Preynat, le scandale ne réside pas seulement dans le fait que les archevêques successifs de Lyon n’aient pas dénoncé le prêtre aux autorités judiciaires. Il est aggravé par le fait que ceux-ci, au mépris de toutes les règles expresses de l’Église, se soient abstenus d’engager une procédure canonique à l’encontre de l’intéressé, ou ne l’aient ouverte que tardivement (s’agissant du cardinal Barbarin).

Une indépendance à respecter
Cette indépendance du droit pénal canonique par rapport au droit pénal étatique doit être rigoureusement respectée, même dans les cas où des distorsions, voire des conflits, pourraient naître entre les deux ordres.
Ainsi, tout d’abord, l’Église ne doit pas hésiter à infliger des peines canoniques pour des délits qui n’ont pas encore été sanctionnés par l’autorité judiciaire étatique, lorsqu’elle dispose d’éléments suffisants pour asseoir une condamnation. Pour revenir à l’affaire Preynat, il importe à cet égard de s’interroger sur les raisons pour lesquelles la juridiction ecclésiastique a cru devoir suspendre le procès canonique ouvert contre le prêtre aussi longtemps que le procès devant les juridictions pénales étatiques n’a pas eu lieu. Si la raison avancée par le journal La Croix est exacte – un procureur aurait indiqué qu’une sanction canonique contre l’abbé Preynat serait considérée comme une « entrave à la justice » (4) –, il y aurait lieu d’en questionner sérieusement la pertinence.
Ensuite, l’Église ne devrait pas non plus hésiter à infliger des peines canoniques pour des faits ne constituant pas des infractions pénales étatiques, quitte à encourir le reproche de ne pas se conformer aux avancées sociétales ou de pratiquer la discrimination. On pense à cet égard à la situation du clerc vivant en concubinage ou entretenant des relations homosexuelles régulières, contre lequel le canon 1395 prévoit expressément une peine pouvant aller jusqu’au renvoi de l’état clérical.
Enfin, et à l’inverse, l’Église pourrait être amenée à ne pas infliger, en dépit des pressions politiques et médiatiques en ce sens, une peine canonique à un clerc condamné par une juridiction étatique pour abus sexuels sur mineur. S’il semble difficile, en particulier dans des sociétés démocratiques, d’imaginer une telle situation, elle pourrait se justifier dans l’hypothèse où, dans un contexte de persécutions contre l’Église, un clerc aurait été condamné à l’issue d’un procès dépourvu des garanties d’impartialité les plus fondamentales et sur les bases d’éléments de preuve manifestement insuffisants ou inexistants. Ainsi que l’a relevé Massimo Faggioli, professeur de théologie et d’histoire religieuse à l’université Villanova de Philadelphie (États-Unis), « dans la plupart des pays, la justice est équitable… mais pas dans tous. Il est arrivé, dans des pays à la situation interne incertaine ou dans lesquels les évêques prenaient des positions fortes dans la société, que le pouvoir politique utilise la justice pour museler l’Église » (5).
L’oubli de ces deux grands principes n’est pas sans lien avec la crise des abus sexuels. Un des grands chantiers que l’Église devra mettre en œuvre pour recouvrer sa crédibilité est donc la redécouverte de l’importance éminente de son droit.

Jean Bernard

(1) Ne seront pas évoqués, dans ces lignes, les abus sexuels commis sur des majeurs, en particulier sur les séminaristes ou les religieuses, dont la réalité commence à être documentée (voir, en ce qui concerne les religieuses, l’émission diffusée sur Arte le 5 mars 2019, Religieuses abusées, l’autre scandale de l’Église).
(2) Dans la constitution Horrendum illud scelus, du 30 août 1568, le pape Pie V ordonnait que les prêtres se livrant à l’homosexualité, « après être privés de tout privilège clérical et de toute charge, dignité et bénéfice ecclésiastique » par le juge ecclésiastique, « soient livrés immédiatement à la puissance séculière et que celle-ci leur applique le même supplice que celui concernant les laïcs ayant glissé en cette ruine, et qui se trouve être institué par les sanctions légales ».
(3) Dans un courrier adressé en 2001 à Mgr Pican, alors accusé de ne pas avoir dénoncé les abus sexuels commis par l’abbé Bissey, le cardinal colombien Castrillon Hoyos, préfet de la Congrégation pour le clergé, s’était réjoui « d’avoir un confrère dans l’épiscopat qui, aux yeux de l’histoire et de tous les autres évêques du monde, aura préféré la prison plutôt que de dénoncer son prêtre ». Mgr Pican a finalement été condamné à trois mois d’emprisonnement avec sursis.
(4) La Croix, 12 septembre 2019.
(5) La Vie, 28 février 2019.

Sur ces questions, signalons la réflexion de Mgr Luc Ravel, archevêque de Strasbourg, Comme un cœur qui écoute. La parole vraie d’un évêque sur les abus sexuels, Artège, 2019, 230 pages, 9,90 €.

© LA NEF n°313 Avril 2019