Progrès technique et innovation sont les principaux ressorts de la croissance. Tel était en substance le message central du rapport que Philippe Aghion, Jean Pisany-Ferry, Élie Cohen et Gilbert Cette remirent dès 2007 à François Fillon. Ils invitaient alors le nouveau Premier ministre à tout mettre en œuvre pour favoriser l’innovation. L’un des rédacteurs, Philippe Aghion, professeur au Collège de France et à Harvard, devint quelques années plus tard l’inspirateur du programme économique d’Emmanuel Macron, où il exprima la même conviction.
Aujourd’hui, le président Macron est positionné exactement sur cette ligne doctrinale. Pour lui, l’innovation est à l’origine de toute croissance, et l’État doit aider l’individu et le capital à être plus « agiles » en les émancipant. Chacun doit s’adapter aux mutations : mobilité dans les compétences, mobilité dans les métiers, mobilité géographique, mobilité dans les placements. Pour faire la place belle à l’innovation, la politique économique doit dès à présent émanciper, et lutter contre ce qui sclérose et empêche d’être adaptable, tant en haut qu’en bas de l’échelle sociale.
Les conséquences néfastes de l’innovation à tout prix
Toutefois, ce modèle qui fascine tant notre élite économique et politique provoque aujourd’hui de lourdes conséquences, qui commencent tout juste à apparaître.
Premièrement, la nature hautement technologique de la croissance par l’innovation concentre la création de richesse dans les villes et appauvrit les territoires ruraux. Cette dimension territoriale de la destruction créatrice schumpetérienne a été bien identifiée par Christophe Guilluy et est dorénavant au cœur du débat public.
La deuxième conséquence de cette mutation économique est plus sociale. En exigeant une mobilité absolue et une agilité pour tous, cette économie de l’innovation, servie docilement par l’action politique, liquéfie progressivement l’ensemble des structures de la société. Comme le remarque très justement le sociologue Zygmunt Bauman dans La Vie liquide (Pluriel, 2013), pour saisir les vents porteurs de l’époque, il est nécessaire de ne pas être trop attaché, de ne pas trop se lier. Moins un individu a de liens familiaux, géographiques, culturels ou religieux, plus il est agile. Suppression des corps intermédiaires, affaiblissement de la famille stable : les symptômes de cette dissolution sont nombreux et ont tous été validés et accélérés par les politiques menées ces dernières décennies. En « émancipant » l’individu, l’économie de l’innovation, renforcée par l’action de l’État, coupe la personne de tous ses soutiens et de toutes ses attaches. Chacun devient ainsi libre de s’adapter aux mutations économiques, quand il en a les moyens.
Mais la mécanique économique n’est jamais une science exacte, et la puissance des phénomènes engendrés par ce fétichisme de l’innovation déborde désormais l’action publique, remettant en cause son efficacité. Face à la « disruption » tant recherchée et à ses conséquences mal anticipées, l’État ne parvient plus à être le stabilisateur économique qu’il avait la prétention d’être. La crise des Gilets jaunes est venue le rappeler de manière cinglante.
La responsabilité des chrétiens
Face à ce constat d’échec, nous, chrétiens, avons le devoir de nous questionner à la lumière de la doctrine sociale de l’Église. N’avons-nous pas une responsabilité par rapport à ce modèle de croissance ? Quelles solutions avons-nous pour replacer ces innovations au service du bien commun ?
Nous pourrions peut-être commencer par reconstruire tous les stabilisateurs économiques organiques progressivement détruits, tant leur caractère sclérosant nous paraissait contradictoire avec l’impératif d’agilité.
La famille, comme acteur économique, est bien souvent le dernier rempart contre la précarité. Dès lors, pourquoi continuer à détricoter les politiques qui la soutiennent sous couvert « d’adaptation » ? Comment repenser une nouvelle politique familiale ambitieuse ? L’enracinement économique constitue le meilleur rempart contre la métropolisation de l’économie. Comment le favoriser de manière réaliste ? Enfin, les corps intermédiaires, syndicats en tête, contribuent à ennoblir le travail de l’homme, si tant est que leurs organisations ne soient pas intrinsèquement cyniques. Comment recréer un syndicalisme populaire qui soit au service du bien commun ?
La situation actuelle nous rappelle que l’État n’est pas la Providence, et que l’innovation n’est pas forcément notre planche de salut. L’homme doit revenir au centre du système économique, avec ses relations, ses réalités concrètes, ses potentiels et aussi ses limites. Nous devons à présent repenser nos structures économiques afin de recréer d’urgence les stabilisateurs organiques qui font aujourd’hui tant défaut.
Thibault Baranger
Thibault Baranger est conseiller de la direction d’une entreprise industrielle.
© LA NEF n°313 Avril 2019