Paul Kagamé © David Shankbone-Shankbone-Commons.wikimedia.org

La vérité finit toujours par éclore

Même en politique étrangère où le jeu des États est nécessairement caché (n’en déplaise aux simples d’esprits qui traitent de « complotistes » ceux qui tentent de le décrypter), les vérités finissent toujours par éclore, avec le temps – certes, il y faut souvent des décennies… Quand j’ai entamé ici une réflexion sur les événements du Rwanda, et l’odieux génocide qui a décimé son peuple et frappé tous les esprits en 1994, analysant d’abord les causes du conflit et la responsabilité de l’actuel et inamovible président Kagamé (La Nef oct. 2018), puis l’étrange choix que fit M. Macron en honorant ce dernier de maintes façons, et notamment en lui remettant les clefs de l’organisation francophone (La Nef nov. 2019), je ne me doutais pas que ce sujet prendrait tant d’ampleur.
Il y eut d’abord plusieurs courriers (pas moins de cinq) reçus d’un de nos lecteurs de Genève, auquel j’ai commencé à répondre dans le numéro d’avril, mais qui revient à la charge ; puis plusieurs événements marquant le 25e anniversaire du début des tueries (un grand colloque à la Sorbonne, une soirée spéciale sur France culture, la décision d’ouvrir toutes les archives…) et, à cette occasion, des témoignages nouveaux de première importance. Je reviens donc une dernière fois sur cette affaire qui remonte enfin à la surface, montrant, d’une part, que tout finit par se savoir (ce n’est pas rien !) et, d’autre part, comment la France est prompte à se laisser impressionner par des accusations portées contre elle par une campagne à large échelle, au point de s’excuser publiquement, comme le firent MM. Kouchner et Macron, pour des crimes qu’elle n’a pas commis – le reproche qu’elle pourrait se faire n’étant pas d’être trop intervenue, mais au contraire pas assez.
Notre insistant Genevoix a le mérite de bien formuler l’accusation portée en général contre la France : « La France (a) jugé opportun de soutenir des génocidaires (un régime Hutu extrémiste) au nom du maintien de sa zone d’influence et de la francophonie. » C’est ce qui s’est beaucoup dit et répété mais ne résiste pas à l’examen pour une raison simple dont on ne comprend pas que nos gouvernants ne l’aient pas dite, renonçant si curieusement à se défendre. Après la décolonisation belge, Paris noua de nombreuses coopérations avec Kigali, comprenant des volets militaires. Ce soutien permit aux gouvernements du président Habyarimana de repousser une armée tutsie basée en Ouganda, le FPR, dirigé par Paul Kagamé et soutenu par les États-Unis, dont le but affiché était de reprendre un pouvoir politique longtemps détenu par cette minorité, mais perdu au bénéfice des Hutus, ethnie largement majoritaire (80 % de la population). En 1993, l’action médiatrice de la France parvint à imposer entre les modérés des deux camps des accords permettant un gouvernement pluraliste, dont on peut dire qu’il fut en effet soutenu par Paris. Mais dès le lendemain de l’assassinat, en Ouganda, du président Habyarimana, le 6 avril 1994, d’atroces tueries (à la machette) embrasèrent tout le pays, se prolongeant dans la province du Congo voisin, le Kivu, et livrant pendant des mois toute la région à l’anarchie. Il n’y avait plus alors de gouvernement au Rwanda, qui puisse être réputé soutenu par la France ou par quiconque.

Une nécessaire prudence
Rappelons que, le lendemain de la mort du Président, la Première ministre, Agathe Uwilingiyimana, fut assassinée par des milices tutsies, et de même plusieurs ministres et diverses autres personnalités Hutus, ce qui supprima ipso facto toute autorité légale, et empêcha tout règlement pacifique de la crise. Furent aussi assassinés dix casques bleus belges de la MINUAR, ce qui signifie que la vie même de nos soldats était menacée, point que personne ne reprend, mais qui a déterminé nos officiers à la prudence. Des barrages furent dressés de toutes parts, ajoutant aux massacres blocages et paralysie du pays. Bref, tout devint vite incontrôlable, l’armée régulière rwandaise se scindant elle-même en deux factions ennemies. Que put une poignée de soldats Français face à un peuple décidé à en découdre et d’user pour cela de toute la violence imaginable – et même inimaginable sur le moment ? Le gouvernement français et les généraux français ne pouvaient que demander des renforts, et une mission d’interposition de l’ONU, requête française bloquée au Conseil de Sécurité six semaines durant par Washington – qui au contraire demanda et obtint, le 21 avril, une diminution des effectifs de la MINUAR.
La France amie des Hutus ? Faux : aussi longtemps qu’il exista, elle soutint le gouvernement légal contre le FPR, c’est tout. Si notre irascible lecteur invite des amis à dîner et que, en sortant, l’un d’entre eux commet un crime, s’en déclarerait-il coupable ? Absurde. Hélas, la France ne sut que répondre, ouvrant au moins, elle, ses archives. Comme le dit Hubert Védrine, dénonçant des « accusations révoltantes » dans un entretien publié le 1er avril par le Figaro : « La France a déjà déclassifié beaucoup plus d’archives que les autres pays au moment du rapport Quilès ; peut-être faudrait-il s’intéresser aussi aux archives d’Israël, de Grande-Bretagne, des États-Unis, du Rwanda, du Congo… » Cela se fera. On comprendra mieux pourquoi ce drame arracha au Président Mitterrand, alors gagné par la maladie, ce cri du cœur rapporté par Georges-Marc Benamou, journaliste peu suspect de « nationalisme » : « Les Français ne le savent pas mais la France est en guerre. Les Américains veulent un pouvoir sans partage sur le monde. Ils sont voraces les Américains. C’est une guerre sans morts, apparemment ; et pourtant une guerre à mort. » L’immense affaire du Rwanda ne fait que commencer…

Paul-Marie Coûteaux

© LA NEF n°314 Mai 2019