François-Xavier Nguyen Van Thuan (1928-2002), homme d’une profonde spiritualité, est un évêque vietnamien qui lutta héroïquement contre le communisme et qui a été reconnu vénérable en 2017. Une magnifique biographie vient de lui être consacrée, occasion de découvrir un grand saint contemporain.
15 août 1975. Arrestation de Monseigneur Van Thuan qui vient d’être nommé archevêque coadjuteur de Saïgon. Les communistes, au pouvoir depuis peu sur l’ensemble du Vietnam, pensent ainsi mettre hors état de nuire un prélat dont les multiples actions évangéliques engendrent méfiance et panique de leur part. Cependant, ils ne se doutent pas de la force de la foi de leur prisonnier, qui déclarait quelques mois plus tôt : « Je serai martyr de ma foi. C’est le rôle normal d’un évêque. »
Qui est-il Monsieur Thuan comme l’appelleront les adhérents du Parti durant ces années d’emprisonnement ? Un passionné de Dieu, rien de moins. Le Seigneur prit la première place dans son âme dès ses jeunes années ; il entre au petit séminaire à 13 ans et fait déjà preuve d’une persévérance remarquable face à la dureté de la vie là-bas, sorte de préparation aux déchaînements futurs.
Élève studieux et brillant, sa curiosité intellectuelle n’est jamais assouvie. Ce profil lui vaut d’être envoyé à Rome à la fin du séminaire, où il devient docteur en Droit canon avec la plus haute distinction. Il ne tire pourtant aucune gloire ni des origines ni de ses talents divers et son humilité ne cessera d’en étonner plus d’un au cours des années : « Celui qui vit sous le regard de Dieu ne peut être orgueilleux. De quoi pourrait-il être fier ? Tout vient de Dieu. »
Connu aussi pour son humour et sa finesse d’esprit, il fait preuve d’une vive sensibilité ; les vicissitudes rencontrées l’atteindront pleinement avec leur part de doutes et d’angoisses, de colères et de rancunes. Cette fragilité apparente constitue l’une des clés de son rayonnement ; il sait rejoindre chacun dans son humanité blessée, toujours en vue d’un relèvement en Dieu. En outre, le parcours sacerdotal de François souligne la variété des postes dont il tire une connaissance de l’âme humaine précise. Ordonné prêtre en 1953, après ses années romaines, il devient professeur puis directeur du petit séminaire de Phu Xuan où il a lui-même grandi. Il fait alors face à l’éducation des consciences et au discernement de vocations authentiques. Il étonne par la modernité de sa pédagogie, fondée sur celle de Don Bosco.
Le contexte politique empire et François, qui n’a jamais connu la paix dans son pays, traverse durant les années 60 des moments de ténèbres. Ngo Dinh Diem et Nhu, ses oncles alors au pouvoir, sont assassinés lors du coup d’État de 1963 ; l’incompréhension d’une telle violence et le chagrin d’une telle perte rendent le pardon difficile. Il s’agit d’un point qui, pour lui, restera douloureux durant de nombreuses années.
Son programme : joie et espérance
En avril 1967, à 39 ans, il est nommé évêque de Nha Trang : « mon message, c’est un sourire », annonce-t-il. Qu’entend-il par là ? Il a pour objectif la rencontre de tous dans son diocèse. Son programme tient en trois mots : gaudium et spes (joie et espérance). Messager ardent et joyeux, il parcourt les rues et les villages et diffuse le message de paix et de justice du concile Vatican II, auquel il est très attaché. Il veut comprendre les mésententes entre communautés et juger les talents ; et tel un père, il se démène pour ses enfants avec toujours cette devise au cœur : « en premier lieu, la prière ; ensuite, le sacrifice ; ce n’est qu’après qu’il faut agir. » Cette figure d’évêque hors du commun fait rêver ; on le voit partout : dans les hôpitaux, les léproseries, les prisons ou encore au sein des forces de l’armée. Ses lettres pastorales éveillent les cœurs dont il sait se faire proche et l’actualité de ces dernières surprend. Son message sur la formation et la place des laïcs dans l’Église, sur la vocation, l’évangélisation, l’éducation et la famille ou encore sur la doctrine sociale manifeste une pensée visionnaire.
En 1972, Thuan devient vice-président du COREV, branche vietnamienne du Conseil pontifical Cor unum, par laquelle il œuvre notamment pour les populations réfugiées. Son action pourrait, en outre, donner quelques idées à nos dirigeants. Un génie propre à la sainteté existe certainement, car il déploie des capacités incroyables dignes des plus grands commerciaux pour obtenir des dons. Le sacerdoce demeure l’une des préoccupations premières de cet inlassable missionnaire. Il organise ainsi des rencontres annuelles avec ses futurs prêtres pour connaître leurs besoins et leurs attentes. En sept ans le nombre de vocations adultes a triplé et celui des entrées d’enfants au petit séminaire a quadruplé dans son diocèse.
Le contexte politique s’assombrit de plus en plus et l’année 1975 marque la victoire des communistes du Vietcong et le début de son martyre. Ces derniers redoutent terriblement son charisme apostolique et ses prises de position claires. Son emprisonnement débute en résidence surveillée près de Nha Trang ; là, il se promet de ne pas attendre indéfiniment une libération mais de vivre l’instant présent. La solitude et l’inactivité lui pèsent terriblement. D’octobre à novembre 1975, il rédigera son ouvrage Le chemin de l’espérance, pilier spirituel pour les catholiques vietnamiens de l’époque : « J’ai écrit de prison un message à mon peuple. » Quelques mois plus tard, il est transféré à Phu Khanh, un camp de prisonniers où la présence du Mal le frappe immédiatement. Son enfer commence véritablement. Il est enfermé en cellule d’isolement total, sans lumière ni voix humaine. Il fait face aux insultes, aux coups, aux interrogatoires répétés et absurdes pour le faire avouer des fautes inexistantes, le tout dans des conditions épouvantables.
Épuisé moralement et physiquement, la prière devient alors impossible. Ou plutôt, celle-ci prend une autre forme : « De nombreux sentiments confus tournent dans ma tête, écrit-il : tristesse, peur, tension nerveuse. Mon cœur est déchiré par l’éloignement de mon peuple… Je ne réussissais pas à dormir, j’étais tourmenté à l’idée de laisser aller à la ruine tant d’œuvres que j’avais engagées pour Dieu, et mon être se révoltait. Une nuit, une voix m’a dit, au profond de mon cœur : “Pourquoi te tourmenter ainsi ? Tu dois faire la différence entre Dieu et les œuvres de Dieu. Tout ce que tu as entrepris et que tu désires continuer à faire est excellent : ce sont les œuvres de Dieu, mais ce n’est pas Dieu ! Si Dieu veut que tu abandonnes tout cela, fais-le tout de suite et mets ta confiance en Lui. Il fera les choses infiniment mieux que toi… Tu as choisi Dieu seul, et non pas ses œuvres !” Cette lumière m’a apporté une paix nouvelle, qui m’a aidé à dépasser des moments physiquement à la limite du supportable. »
S’ensuivent des transferts réguliers. En novembre 1976, il se trouve en camp de travail où il parviendra à dire sa messe quotidiennement. Le retour à la foi ou les conversions se multiplient à son contact, le soin des âmes ne le quitte pas. Il devient le refuge et la référence du lieu, y compris de ses gardiens. Son amour de l’Eucharistie prend toute sa mesure, car la joie ne le quitte plus depuis qu’il peut à nouveau célébrer. En 1977 à Hanoï, en 1978 dans le village abandonné de Giang Xa, puis en 1982 dans la résidence du Parti où il est retenu, le même constat se fait partout : il s’attire la sympathie de tous avec une gentillesse sans nul égal pour conduire chacun au Père. « La charité est sans limite. Limitée, elle n’existe plus. »
Libéré en 1988, après treize ans de prison dont neuf en isolement total, son calvaire ne s’achève pas encore : le berger doit laisser son troupeau à nouveau, il est en effet banni de sa terre natale. En 1994, il devient vice-président du Conseil pontifical Justice et Paix dont il prendra la tête quatre ans plus tard. Ses écrits déplorent la course effrénée vers une mondialisation qui s’étend à tous les domaines. Il parle ainsi de dépersonnalisation des individus, communautés et nations. Il aborde également des sujets comme le racisme, la discrimination des femmes, le travail des enfants ou la liberté de culte avec un regard futuriste et tellement valable actuellement. Il n’a pas peur d’aller sur le terrain politique en parlant des risques du libéralisme ou des problèmes de la dette des pays en voie de développement par exemple. Proche de Jean-Paul II qui l’appréciait beaucoup, ce dernier lui demande de prêcher les exercices spirituels du carême devant la Curie romaine, lui demandant explicitement un témoignage personnel. Frayeur pour François qui ne s’en croit pas capable. Après que le pape l’ait rassuré, celui qui devint cardinal un an et demi plus tard prêche sur l’Espérance et laisse un témoignage époustouflant de simplicité et de force.
Pourquoi s’attacher à la personne de Mgr Van Thuan aujourd’hui ? Car, celui qui espère est un collaborateur de Dieu comme il aimait à le dire. Anne Bernet rapporte cette espérance qu’il nous laisse en héritage. La précision historique avec laquelle elle reprend sa vie fait entrer au cœur de l’existence de François. Il devient sous sa plume un compagnon de route capable de tout comprendre de nos difficultés. Sans lyrisme ni développement spirituel, elle met admirablement en lumière le combat permanent de ce chevalier de la foi.
Laurence Geffroy
Anne Bernet, Monseigneur Thuan. Un évêque face au communisme, Tallandier, 2018, 534 pages, 23,90 €.
Les écrits spirituels de Mgr Thuan ont été édités par les Éditions du Jubilé et Nouvelle Cité. Nous avons particulièrement utilisé ici Le chemin de l’Espérance dans l’édition Le Sarment/ Fayard de 1994.
© LA NEF n°313 Avril 2019