Récent auteur, concernant Robespierre, d’un libre essai d’interprétation de sa carrière révolutionnaire et de la trace qu’elle a laissée, où coexistent la grandeur et la noirceur tragique de cette réfrigérante célébrité (1), Marcel Gauchet intéresse et retient. Profitons de son passeport pour remonter, nous aussi, le cours de l’histoire.
Parce que la sédimentation d’une historiographie polémique avait fini par le rendre insaisissable, Maximilien Robespierre, longtemps ballotté entre la piété des uns et l’animosité des autres, donnait l’impression d’appartenir à la mythologie. Et le fait est qu’avec lui, on se trouve devant le personnage (citons Louis Madelin) « à coup sûr le plus difficile à déchiffrer de la Révolution » (2). Mais, énigmatique dans ses ressorts profonds, la masse (aujourd’hui tout entière éditée) des discours et des écrits dont il abreuva les contemporains, aussi le travail incessamment renouvelé des biographes, devraient permettre mieux que jamais de bien cerner ses manifestations extérieures, bref, de bien peser son rôle et circonscrire son dessein à l’époque de la grande rupture de nos annales.
Jeune avocat arrivé à Versailles au printemps 1789 comme député du tiers état de l’Artois, et l’un des premiers signataires, le 20 juin, du serment du Jeu de paume, à quoi va-t-il, presque sans délai, assister ? Dès le 14 juillet, facile assaut d’une forteresse vide de prisonniers et de garnison, à la mort de la royauté ; puis, le 6 octobre, à son cortège funèbre. Car Louis XVI, apathique, indécis, et qui alléguait toujours des raisons pour flancher ou ne pas agir, se montrera incapable, durant les quelques semaines où la chose eut été possible, soit de diriger la Révolution, soit de la combattre. Et donc, dater la chute du trône, selon la chronologie officielle, du 10 août ou du 21 septembre 1792, équivaut à maquiller l’histoire : celle du brutal écroulement, trois ans auparavant, du régime monarchique causé par la défection ou tout au moins par l’inaction d’une armée que Louis, dénué d’esprit et même d’aspect militaire, ne savait commander.
Ainsi, apôtre zélé des « droits de la nation », chantre de « la volonté du peuple », Robespierre, on l’imagine, a tout lieu d’être satisfait. Un roi en tutelle, ou pire, un fantôme de roi, survivait pourtant, bientôt cloîtré aux Tuileries, et, à l’instar de J.-J. Rousseau, lui agrée un moment la fiction d’accorder vieille royauté et modernes impératifs sur des bases à redéfinir. Sauf que, radicalité sous-jacente, les prémisses de sa brochure (où s’évanouissent les traits propres à ladite royauté) tenaient du fourneau de mine en attente de sa mise à feu. Dit autrement, l’évidence d’un ordre pensé en raison ne laisserait rien subsister, à terme, d’un ordre hérité par tradition.
L’âme de la Révolution
De toute manière, plein du sentiment qu’un champ immense s’offrait à la Révolution, le juriste arrageois, chez lequel conviction désintéressée et désir de popularité formaient un alliage indémêlable, fut sur l’heure, en dépit de fugitives apparences « modérées », l’homme de sa réalisation intégrale. Chef de file, après la fuite de Varennes, du club des Jacobins, à présent rigide dépositaire de l’âme de la Révolution, une foule sera là pour l’applaudir et lui décerner une couronne civique, le 30 septembre 1791, séance de clôture de l’Assemblée constituante. En clair, cet étalage de sympathie confortait sa vision d’un peuple fantasmé, tendant spontanément à s’unir dans l’intérêt général – d’un peuple victime, au demeurant, du système électoral censitaire qui, s’indigne-t-il alors, exclut des droits politiques une portion de celui-ci. Abstinence provisoire ! Moins d’un an plus tard, Louis XVI suspendu sous la pression des piques, et dissoute la Législative (substituée à la Constituante), une nouvelle Assemblée sortit des urnes, enfin élue au suffrage universel (masculin)… mais confisqué, la peur aidant, par une petite minorité militante.
Heureux des « triomphes remportés sur le despotisme », voici maintenant Robespierre député de Paris à la Convention. Or la lutte qui, d’emblée, l’oppose au groupe brissotin, connu sous le nom de « Gironde », prolongée et envenimée à l’occasion du procès du roi, allait infléchir, au bénéfice de la « Montagne », les rapports de force. Et, attendu qu’à ses yeux la tyrannie de Louis méritait au plus vite la peine capitale, il ne manqua pas, les Girondins ayant voté le sursis, de s’armer de cette inconduite pour les accabler. Encore une saison et, ajoutée à la perte graduelle de toutes ses positions, une violente campagne de dénigrement conclue par un décret d’arrestation arraché à la Convention, surviendra, les 31 mai et 2 juin 1793, la ruine de la Gironde.
Détail appréciable, quand s’était levé, cela au mois d’avril, le Comité de salut public destiné à canaliser les pouvoirs de la Convention, et que seuls y siégeaient Danton et ses amis, garder peu ou prou une attitude expectante semblait arranger Robespierre. Conséquence de la proscription des Girondins, son entrée, le 27 juillet, à ce Comité purifié, affermit l’« image de statue vivante des grands principes qu’il s’est construite », pour répéter François Furet (3). Dorénavant, homme sensible par-dessus tout aux « charmes de la vertu » éducatrice du citoyen, homme ennemi de la corruption, une posture gouvernante achève l’incarnation de la Liberté, de la République, de la Révolution dans son austère personne – de telle sorte que diverger ou se mettre à la traverse vous rend suspect illico d’obéir à des motifs inavouables.
L’absolutisme du pouvoir
Saut de l’absolutisme des principes (dont l’interprète, auréolé du titre d’« Incorruptible », exerce un magistère hors ligne) à l’absolutisme du pouvoir au nom des principes, alliance de la vertu et de la terreur, cette dernière, chargée de séparer les « bons » des « méchants », étant décrétée, depuis septembre 1793, par la Convention, une institutionnalisation contrôlée des exigences de la rue parisienne avait donné naissance le 4 décembre, au « gouvernement révolutionnaire ». Son but ? Fonder la République, énonçait Robespierre dans un Rapport du 25 décembre où ressurgissait la hantise de préserver la souveraineté du peuple, attaché à « l’amour de la patrie et de la vérité », contre les entreprises des factions. En définitive, ce qui, à l’entendre, dominait la vie politique, était un critère moral. Si bien qu’au bout d’une marche passablement accidentée, deux dévoiements rivaux auxquels répondaient les étiquettes d’Exagérés et d’Indulgents connaîtront, les uns en mars 1794, les autres en avril, leur fournée d’échafaud.
Tournée la page d’un exécutif collégial au sein du puissant Comité de salut public, place à la dictature de l’Incorruptible – réelle quoique non explicite ; lourde quoique dépendante, vis-à-vis de la Convention comme du Comité, de l’efficace de son verbe et de sa popularité. Et place, en théorie, au règne de la vertu, laquelle, on le sait, a la morale, appuyée sur les idées religieuses, pour cause agissante. De là, réappropriation utilitaire de l’Être divin ou Être suprême par la République et fameuse cérémonie d’hommage parmi les fanfares et les mélodies présidée, le 20 prairial an II (8 juin 1794), sous un énorme panache tricolore, par celui qui, le mois précédent, en un discours-fleuve, avait imposé à tous son credo déiste. Mais, le 22, changement de décor ! L’intrigue éparpillée des égoïsmes, des convoitises et des craintes sert de prétexte à une loi ultra-répressive. Inventer d’obscurs délits, dispenser l’accusation de presque toute preuve, retirer à l’accusé tout moyen de défense, Robespierre, grâce à ce texte, fit le « rêve insensé, a observé Jean Jaurès, d’intensifier le terrorisme, de le concentrer en quelques semaines effroyables et inoubliables, pour avoir la force et le droit d’en finir avec le terrorisme ». Oui, rêve insensé, car « il s’était condamné à réserver toujours la possibilité de frapper encore » (4), de ne porter plus « pour perspective, confirme Marcel Gauchet, que la perpétuation en forme d’impasse d’une épuration sans terme ». Orgueil aveugle ou ténacité suicidaire, le 8 thermidor (26 juillet), à la tribune de la Convention, en laissant derechef planer la menace, il ne sut qu’exacerber haines et rancunes. Le lendemain elles le balayèrent.
Question : l’adversité des circonstances exonère-t-elle (un tantinet) Robespierre ? Évoquant sa définition très hardie encore que restreinte à une épure conceptuelle individualiste de la propriété (qui « ouvrait les plus vastes horizons de justice sociale »), Albert Mathiez notera, sur le sujet des lois de ventôse, relatives à la mise sous séquestre des biens des suspects et de leur distribution aux sans-culottes pauvres et patriotes, qu’elles « résument l’état dernier de la pensée des robespierristes » (5) – et que, « replacée dans son cadre réel », la grande terreur postérieure au 22 prairial servait le projet, désagréable aux possédants, mais « médité et mûri », d’égaliser les conditions. Jusqu’à déplorer (un peu ? beaucoup ?) le 9 thermidor…
Michel Toda
(1) Marcel Gauchet, Robespierre, Gallimard, 2018, 280 pages, 21 €.
(2) Les hommes de la Révolution, Librairie Plon, 1928.
(3) La Révolution française, tome I, Hachette, 1988.
(4) Histoire socialiste de la Révolution française, Messidor/Ed. sociales, 1968-1973.
(5) Girondins et Montagnards, Firmin-Didot, 1930.
© LA NEF n°312 Mars 2019