Les élections européennes ont été un choc pour bien des Français attachés à ces idées qu’on appelle de droite ou conservatrices, d’autant qu’ils pouvaient interpréter positivement l’évolution apparente des Républicains (LR) avec et après Fillon, ou le choix de François-Xavier Bellamy.
Mais comme on sait, au lieu d’un signal positif, on a assisté à l’effondrement de LR, combiné avec un déport massif de son électorat vers le parti du président (LREM), qui apparaît désormais comme le parti de l’ordre. Circonstance aggravante, les catholiques pratiquants ont voté massivement pour lui. Parallèlement le RN, ex-FN, est stable, mais sur une plateforme syncrétiste à dominante populiste.
Même en mettant à part le peu de signification des européennes, la fière chandelle que E. Macron doit paradoxalement aux Gilets jaunes, ou les questions de personnes, il est au minimum clair que les idées dominantes du moment, qu’on les appelle libérales ou progressistes, ne donnent pas de signe manifeste de recul, et certainement pas sur leur droite.
Indifférence envers le vrai et le bien
Faut-il s’en étonner ? Non, malheureusement. Car, comme je le montre dans un livre qui vient de paraître, Pour un grand retournement politique (1), l’enjeu va bien au-delà d’un mouvement d’opinion : il s’agit en effet du retournement du paradigme de pensée dominant depuis trois siècles. Un paradigme est ce qui structure la pensée ou l’expression commune : celui-ci, qu’on appelle selon les cas libéral, relativiste, démocratique ou autrement, est fondé sur le refus de la recherche du vrai et du bien dans la vie commune, au profit d’un a priori de neutralité dans lequel l’homme se fait lui-même et où le seul bien reconnu est cette liberté même. Les conséquences d’un tel paradigme ne font sentir leur effet que progressivement, mais l’époque actuelle est particulièrement radicale en ce sens. Et comme on le voit, son emprise reste prépondérante, malgré certains signes positifs. Parmi ceux-ci, justement, la timide renaissance d’une expression conservatrice, dans le sillage de la pensée anglo-saxonne du même nom : intéressante certes, mais limitée, et sans impact politique.
C’est que retourner un tel paradigme est une opération de grande ampleur, qui demande beaucoup de temps, et largement découplée des péripéties de la vie politique. Cela demande trois choses, que je développe dans ce livre : rebâtir une pensée politique digne de ce nom et parlante pour son époque ; agir à la base dans les communautés ; et ne pas délaisser le champ politique malgré la dominante adverse.
Le premier point suppose le retour à la pensée classique. C’est notre grande tradition politique, qui met l’accent sur trois traits : la recherche du bien, la reconnaissance des communautés, et le rôle de la prudence fondée sur l’expérience. Élaborée par Aristote et saint Thomas d’Aquin, elle trouve de nos jours un écho chez un Alasdair MacIntyre ou un Roger Scruton, malgré certaines limites. Et si elle n’est aujourd’hui pas dominante, elle reste latente dans la vie et la pensée commune, et peut refaire surface dans des endroits inattendus. Ceux qu’on appelle conservateurs, au meilleur sens du terme, développent en fait une forme adaptative de cette pensée, se voulant plus pragmatique mais mélangée avec des éléments allogènes parfois incohérents avec elle.
Le deuxième point, le travail à la base, est essentiel, c’est l’action dans la famille, l’éducation, les associations, voire les entreprises. Je n’insiste pas ici : il va de soi.
Le troisième, l’action politique, est plus rébarbatif, car l’emprise du paradigme fait qu’on doit en permanence jouer avec des vents contraires. D’où les déconvenues de cette année. Ou la déception consécutive à la Manif pour tous : des manifestations rassemblant plus d’un million de personnes nullement prises en compte, car décalées par rapport aux dominantes de pensée du temps. Parallèlement la tentation populiste conduit à placer des espoirs excessifs dans des mouvements de révolte comme les Gilets jaunes, sans programme ni direction ; ou dans des partis protestataires sans socle de pensée forte, ni dirigeants véritablement aptes à gouverner, comme le RN.
Il n’empêche : le besoin de continuer à agir sans relâche s’accroît chaque jour, face à la décomposition de la société, à l’érosion du cadre national, et à la pression croissante de l’immigration. Il faut donc prendre les aléas électoraux comme ce qu’ils sont : des étapes, voire des péripéties. Et garder joyeusement le cap.
Pierre de Lauzun
(1) Pierre de Lauzun, Pour un grand retournement politique. Face aux impasses du paradigme actuel, Éditions du Bien commun, 2019, 360 pages, 20 €.
Pierre de Lauzun (X et ENA) est familier de la finance et auteur d’une œuvre de réflexion sur la démocratie et le christianisme. Ce nouvel ouvrage, qui offre d’intéressantes pistes, s’inscrit dans cette perspective.
© LA NEF n°316 Juillet-Août 2019