Libre-échange et capitalisme

Le fameux accord de libre-échange entre l’Europe et le Canada (le CETA) nous oblige à engager une réflexion plus large sur la mondialisation. Tout a commencé dans les années 1980-1990 lorsque la Première ministre britannique, Margaret Thatcher, surnommée « la dame de fer », et le président des États-Unis, Ronald Reagan, ont lancé une formule qui a fait le tour de la planète : « l’État n’est pas la solution, c’est le problème. » La formule devint le summum de la pensée économique.
Il est vrai qu’à l’époque, l’évolution rapide et planétaire des technologies et des marchés imposait des adaptations rapides à la fois aux États et aux entreprises. Elles furent mises en œuvre. Malheureusement, ces adaptations étaient porteuses de risques pourtant identifiés, qui n’ont pas été pris en compte. Résultat : les sociétés se sont vite divisées en trois groupes, que l’on peut schématiquement résumer ainsi : en haut de l’échelle, une classe peu nombreuse d’ultra-riches. Tout en bas une classe évaluée il y a trente ans à un milliard d’individus dénommés : « les damnés de la terre », dont le seul avenir est la misère et la précarité. Enfin, au milieu, une immense classe moyenne vivant dans l’espérance factice de parvenir au sommet, et dans la crainte réelle et vécue du déclassement vers le bas.

Les quatre causes du déclassement
En moins de quarante ans, cette situation s’est largement imposée sur la planète. Elle résulte des quatre principales réformes suivantes :
– Suppression des contrôles des changes, permettant ainsi à l’argent de circuler en un clic sur la planète ce qui rendait mécaniquement les délocalisations et l’évasion fiscale de plus en plus faciles.
– Très forte baisse des droits de douane et actions visant à supprimer les « obstacles aux échanges ». Conséquence : non seulement il est devenu relativement aisé de fermer des usines, mais il est devenu possible d’exporter gratuitement dans le pays que l’on a quitté, les produits fabriqués à vils prix ailleurs. C’est une incitation à délocaliser, donc à désindustrialiser nos pays.
– Privatisations à marche accélérée, pour remettre entre les mains du secteur privé tout ce qui peut être rentable, sans trop d’états d’âme pour l’intérêt général et les biens communs (car « l’État est le problème »).
– Mise en place (notamment dans les accords de libre-échange) de systèmes d’arbitrage permettant à des multinationales étrangères implantées dans un pays, de contester devant des arbitres, une loi du pays d’accueil qui viendrait à réduire leurs profits. Les arbitres peuvent s’abstraire du droit national. Légèrement amélioré en raison des milliers d’abus constatés depuis 30 ans, on trouve ce système dans le CETA. Il permet de contrôler les réglementations décidées par les peuples.
Le drame n’est pas tant dans les réformes décrites ci-dessus, que dans la façon dont elles ont été conduites à partir de considérations purement doctrinales (et partiellement erronées selon le Père jésuite Gaël Giraud, économiste) sans aucune contrepartie demandée aux bénéficiaires, sans aucune précaution, sans aucune étude d’impact à long terme. D’où les dérives et les abus.

Prépondérance des acteurs privés
Le bilan est sans appel. Selon le président de la République française qui s’exprimait en mai dernier au salon VivaTech (le temple de la robotisation et de l’intelligence artificielle) : « Les États-Unis […] ont un modèle aujourd’hui qui est complètement conduit, piloté par des grands acteurs privés et donc qui, en quelque sorte, n’est plus sous contrôle démocratique ». « Donc il n’y a plus un gouvernement aux États-Unis qui peut vous garantir sur le respect de votre vie privée, ou sur de vraies politiques comme le changement climatique » (1).
Croire que l’Europe est indemne de cette prise de contrôle par les grands acteurs privés serait naïf. Le président du Forum Économique Mondial de Davos est encore plus net. Après avoir déclaré en 2014 que « la gestion de la mondialisation est un échec collectif qui s’est construit pas à pas au cours des dernières décennies » (2), il ajoutait en 2017 : « Il faut une réforme du système capitaliste. Les gens ne s’y identifient pas en raison de trois sortes de défaillances : la corruption, le court-termisme des acteurs, des mécanismes fondés sur la méritocratie qui en tant que tels engendrent des gagnants et des perdants, or les premiers tendent à se désintéresser totalement du sort des seconds ! » (3).
Les Gilets jaunes (2018-2019), les bonnets rouges (2014) ou encore les indignés et Occupy Wall Street (2011), ne sont-ils pas nés de ce constat ?

Bertrand de Kermel

(1) L’Opinion, 16 mai 2019.
(2) Les Échos 20 janvier 2014 « Votre mission sera de réorganiser le monde ».
(3) Le Figaro 1er janvier 2017 : « Klaus Schwab, le directeur du Forum de Davos est devenu le Maître des Maîtres du monde ».

Bertrand de Kermel préside le Comité Pauvreté et Politique (www.pauvrete-politique.com/), laboratoire d’idées créé en 1994 avec pour but : « Placer le plus démuni au cœur du débat politique. » Son originalité est que toutes ses propositions visent à éradiquer la pauvreté, en s’attaquant à leurs causes et non à leurs effets ; et parmi ces causes, il y a en premier lieu la mondialisation.

© LA NEF n°317 Septembre 2019