Après l’échec des Républicains et la victoire électorale du Rassemblement national aux élections européennes, les scrutins municipaux et la présidentielle à venir posent la question de la recomposition de l’échiquier politique. Existe-t-il encore une place pour une sensibilité de droite dans le paysage sociopolitique actuel ?
Les travaux de René Rémond sur la droite sont restés célèbres. Pour l’académicien, « l’archéologie » du XIXe siècle révélait, à droite, trois sensibilités : légitimiste (contre-révolutionnaire), orléaniste (libérale) et bonapartiste (plébiscitaire). Ces trois mouvances, nées aux lendemains de la Révolution, structureraient encore aujourd’hui notre sociologie politique et formeraient à la fois une culture fertile et des familles désunies. Comme le rappelait récemment Jérôme Besnard dans un très bel essai (1), ces courants ne partagent pas la même philosophie politique : « Ces trois ordres ont chacun leur valeur, mais ils sont incompatibles, et si leurs partisans s’allient, ils formeront une ligue sans âme, ils ne pourront rien faire ensemble que résister ou haïr » (Daniel Halévy). Durant deux siècles, au gré des régimes et des majorités, ils se sont ainsi successivement alliés, déchirés, trahis ou soutenus.
Le jeu des huit familles
Pour l’historien Gilles Richard (2), qui fait figure de successeur de René Rémond, ces trois familles ne rendent compte qu’imparfaitement du paysage sociopolitique contemporain (un constat partagé par René Rémond lui-même à la fin de sa vie). L’historien distingue alors pas moins de 14 familles politiques, dont huit à droite, qui ont émergé pour répondre à « trois questions centrales successives » : « la question du régime » (1789-1871), « la question sociale » (1871-1980) et enfin « la question nationale » à partir de 1980 avec l’intégration européenne. Pour répondre à ces enjeux, huit familles sont nées à droite : « légitimistes, orléanistes, bonapartistes, républicains libéraux, nationalistes, démocrates-chrétiens, agrariens et gaullistes ». Et si chacune recherche l’hégémonie ou exerce inégalement des mandats politiques, toutes « continuent d’exister » et de donner « son épaisseur historique » à la droite.
De façon surprenante, pour l’historien, c’est d’abord la gauche, et non la droite, qui serait en crise. En effet, depuis les années 1980, elle serait dans l’impossibilité de se prononcer, puisqu’elle a abandonné le concept de nation (de son côté, le philosophe italien Raffaele Simone estime que c’est l’hégémonie de la culture libérale qui a étouffé la gauche). En effet, pour Gilles Richard, le nouveau clivage du débat politique exclurait la gauche en opposant désormais deux familles de droite : « les néolibéraux et les nationalistes ». Droite et gauche auraient donc cessé d’organiser la vie politique française, au profit d’une opposition entre un camp libéral, européiste et progressiste et un camp national, souverainiste et plus ou moins conservateur.
La défaite du conservatisme ?
L’un des camps rassemblerait « un bloc bourgeois » (3), l’autre, « un bloc populiste », signant ainsi la mort du « bloc social » (4). Le politologue Jean-Yves Camus prévoyait déjà en 2014 que le nouveau débat politique verrait s’opposer deux droites concurrentes : « l’une, nationale-républicaine, opérerait une synthèse souverainiste et moralement conservatrice de la tradition plébiscitaire et de la droite radicale frontiste ; ce serait le retour de la famille “nationale”. L’autre serait fédéraliste, pro-européenne, libre-échangiste et libérale au plan sociétal » (5).
Les récents scrutins semblent donner raison à ces analyses. Nicolas Sarkozy était parvenu à rassembler avec succès les familles de la droite en 2007 au nom d’un programme libéral-identitaire face à un PS libéral-social. Mais les défaites successives de son parti depuis 2012, l’accusation qu’on lui lance d’avoir trahi l’esprit de la droite, et les victoires d’En Marche (libéral-libertaire) et du Rassemblement national (social-identitaire), semblent désormais rendre impossible cette synthèse ou sa nuance conservatrice. C’est, en tout cas, ce que tend à démontrer la dispersion du « vote Fillon » aux récentes élections européennes. Tandis que le candidat malheureux aux présidentielles de 2017 avait rassemblé 20 % de l’électorat au 1er tour, la liste de son héritier indirect, François-Xavier Bellamy, n’est parvenue à rallier que 8 % de l’électorat. Selon un sondage Ipsos 2019, seuls 34 % de l’électorat Fillon auraient choisi la liste Bellamy, tandis que 27 % auraient voté pour la liste Loiseau, 18 % pour la liste Bardella et 9 % pour la liste Lagarde.
Un conservatisme libéral, à l’image de celui que défendent des intellectuels catholiques comme Chantal Delsol ou Pierre Manent, se trouve donc, avec l’échec de la liste Bellamy, renvoyé aux colloques, aux Think tanks et à la guerre culturelle. Jérôme Besnard estime ainsi que la « droite Trocadéro » (Fillon-Bellamy) doit s’atteler à un « redressement intellectuel et moral du pays si elle souhaite accéder de nouveau au pouvoir ». À l’opposé, le lent travail de reconquête des nationalistes, amorcé après la mort du général de Gaulle (le FN a été créé en 1972), semble aujourd’hui porter ses fruits pour le RN, tandis que le mouvement d’Emmanuel Macron profite de l’hégémonie culturelle du libéralisme progressiste. Pour les géographes, le RN rassemblerait ainsi les périphéries et En Marche les villes mondialisées.
Quel leader pour la droite ?
D’un côté, Marine Le Pen, forte de ses 23 % aux élections européennes, défend un parti social-identitaire rassembleur. Mais peut-elle compter principalement sur les classes populaires pour dépasser les 34 % du second tour de 2017 et le fameux « plafond de verre » ? Les partisans de « l’union des droites » misent plutôt, comme la presse s’en est fait l’écho, sur un nouveau mouvement conservateur et inédit, rassemblant aussi bien Marion Maréchal qu’Éric Zemmour (6). Mais si ce mouvement prenait de l’ampleur, quels rôles y joueraient le RN et LR ? Le conservatisme, même social et national, peut-il rassembler plus de 8 % de l’électorat ?
De son côté, le mouvement présidentiel En Marche peut se prévaloir d’incarner le parti de l’ordre et des affaires depuis l’essoufflement des Gilets jaunes (Neuilly et Versailles ont, par exemple, voté en majorité pour la liste Loiseau). Chez LR, 19 % des sympathisants imaginent une alliance avec La République En Marche, contre 24 % avec le RN (selon un sondage Ipsos 2019 pour Le JDD). Quelle majorité peut espérer chacun de ces camps ? Et quelles alliances ? De toute évidence, les municipales seront l’occasion d’ententes inédites et de surprises électorales.
Mais, au jeu de la recomposition, les droites cumulent plusieurs handicaps. « Depuis Chateaubriand, la droite n’a cessé de se déchirer », déplore ainsi l’auteur de La Droite imaginaire. Avant lui, Lucien Rebatet remarquait dans ses sulfureux Décombres qu’elles n’étaient « d’accord que sur des désaccords ». On peut aussi déplorer, avec Philippe Raynaud, son manque de mémoire politique : combien de jeunes gardes se sont succédé sans apprendre de leurs prédécesseurs et sont ressorties, penaudes et désenchantées, de l’expérience « du feu » ?
On peut aussi reprocher à la droite, selon la sensibilité qu’on aura en tête, de s’enfermer dans un combat culturel marginal, de manquer d’expérience et d’imagination, de ne pas avoir les compétences nécessaires à la conquête et à l’exercice du pouvoir, de sombrer dans le défaitisme, de s’évaluer complaisamment à la hauteur flatteuse de ses idéaux, de rester focalisée sur des questions bioéthiques sans élargir ses préoccupations au-delà de ce que tolèrent les préjugés de classe, de trahir systématiquement son électorat ou d’avoir perdu le peuple. Mais quoi qu’il en soit de leurs carences ou de leurs défauts, les droites n’ont pas encore réalisé leur « mue » et tout reste à jouer. Comme le disait le philosophe et théologien Phillip Blond (7), ancien conseiller de David Cameron, le populisme a triomphé de la démocratie : en conséquence il faut espérer dans « un monarque populaire » plutôt que dans les démagogues populistes et progressistes. Qui sait si les Gilets jaunes n’iront pas demander « le RIC et un roi » ?
Yrieix Denis
(1) Jérôme Besnard, La droite imaginaire, de Chateaubriand à François Fillon, Cerf, 2018. L’essayiste cite La république des ducs de Daniel Halévy (1937).
(2) Gilles Richard, Histoire des droites en France de 1815 à nos jours, Perrin, 2017.
(3) Voir B. Amable et S. Palombarini, L’illusion du bloc bourgeois, RAE, rééd. 2018.
(4) On notera au passage la disparition du « bloc démocrate-chrétien ».
(5) Le Monde diplomatique, mars 2014.
(6) Ces rumeurs émanent de différents militants de LR, du RN, du PCD et d’intellectuels de la droite conservatrice.
(7) Cf. La nouvelle génération est épouvantable. J’aimerais tellement en faire partie ! Collectif, Tilder, 2016.
© LA NEF n°317 Septembre 2019