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Loi bioéthique : toujours plus loin

Alors que le projet de loi bioéthique est en discussion au Parlement, il est bon de connaître l’histoire de cette loi et comment on en est arrivée là.

Tandis que progressaient aux États-Unis les expériences sur le clonage d’embryons animaux ou au Japon l’utérus artificiel, la loi dite de bioéthique, « loi relative au respect du corps humain », est née, en France, d’une volonté conjointe du corps médical et du gouvernement de répondre aux nouvelles interrogations soulevées par les développements de la technique et leur application dans le champ de la médecine. Avec les progrès technologiques, le champ des possibilités de l’action humaine s’élargit et le rapport au corps et à la personne se transforme. L’intention initiale du législateur était donc de donner un cadre juridique, fruit d’une réflexion collective menée avec les experts et le corps social, afin d’utiliser au mieux les technologies disponibles, tout en protégeant l’être humain.

Bioéthique : les lois depuis 1994
C’est dans cette optique que fut votée, en 1994, la première loi de bioéthique, dont l’ouverture rappelait la primauté de la personne humaine : « La loi assure la primauté de la personne, interdit toute atteinte à la dignité de celle-ci et garantit le respect de l’être humain dès le commencement de sa vie » (1). Trois objectifs furent alors mis en avant : le traitement des données nominatives liées à la recherche médicale ; le respect du corps humain ; l’encadrement du don et de l’utilisation des produits du corps, de l’assistance médicale à la procréation, du diagnostic prénatal.
La loi était censée établir les principes généraux de protection de la personne humaine parallèlement aux innovations technologiques. Avec le principe de dignité et l’obligation de respecter l’intégrité de la personne, furent également proclamés l’indisponibilité du corps humain et sa non-patrimonialité : le corps n’est pas un objet dont on puisse disposer, il est inviolable et ne peut être soumis à un échange d’argent. Principe fondateur du respect de l’intégrité physique de soi-même et d’autrui, il établit notamment l’interdiction de la vente d’organes et de la GPA. C’est également en vertu de ces principes que la loi de bioéthique a tout d’abord strictement interdit les pratiques de recherche sur l’embryon. L’embryon étant membre de l’espèce humaine, on ne pouvait pas autoriser des pratiques qui consistent à le manipuler et à le détruire au bénéfice d’autrui.
Cependant, malgré la fermeté des principes, la loi de 1994 ouvrit une page d’histoire mortifère pour l’embryon et construisit, entre l’adulte et ce qu’il devrait protéger, un rapport de calcul utilitariste. En effet, tandis qu’elle garantissait le respect de l’être humain dès le commencement de sa vie, la loi autorisait dans le même temps les pratiques qui violent ces principes de dignité et d’intégrité, par l’autorisation de la manipulation et de la sélection embryonnaire.
Cette ambiguïté native de la loi de bioéthique est incarnée par une des techniques fondamentales qu’elle autorisa : l’assistance médicale à la procréation (ou Procréation Médicalement Assistée = PMA) et les diagnostics prénataux qui en découlèrent. La PMA illustre le mouvement qui présida à nombre de réformes dans le domaine bioéthique, et qui peut être résumé par cette expression reprise à Bernard Kouchner : le mouvement des « illégalités fécondes ». En effet, Amandine, le premier « bébé-éprouvette », naquit des mains du gynécologue-obstétricien René Frydman, et du biologiste Jacques Testart en 1982, soit douze ans avant l’autorisation législative de la FIV (fécondation in vitro), dans l’admiration générale. Suite à ce succès, de nombreuses PMA furent pratiquées, en cachette ou à l’étranger, donc sans remboursement et dans l’illégalité. Cette situation créait une « discrimination » entre riches et pauvres, les premiers pouvant financer leur enfant ou leur voyage en Angleterre tandis que les seconds restaient contraints d’obéir à la loi. Pour pallier cette injustice, un collectif de médecins réclama son autorisation et son encadrement par la loi, afin d’en assurer l’égal accès pour tous et plus d’hygiène et de sécurité dans sa réalisation… et c’est ainsi qu’une pratique interdite obtint son autorisation législative au titre de son existence antécédente.
Cette transgression initiale est l’image de la dynamique à l’œuvre dans les révisions de la loi, prévue initialement tous les cinq ans afin de l’adapter aux exigences nouvelles de la société. C’est ainsi que deux révisions eurent lieu : en 2004, puis en 2011, et qu’une nouvelle a été ouverte en 2018 avec les états généraux de la bioéthique, l’élaboration du projet de loi et sa présentation en conseil des ministres en juillet 2019.
Sans doute possible, on peut affirmer que la principale victime fut l’embryon humain, par la PMA dès 1994, par la recherche scientifique à partir de 2004.

L’embryon, première victime
La fécondation in vitro est en effet le geste qui rend possible la mise à disposition de l’embryon entre les mains de l’adulte. Alors que celui-ci nous avait échappé pendant des siècles, protégé de sa conception à l’atteinte de sa viabilité par l’enveloppe du corps maternel, la procréation artificielle sort l’embryon de son espace naturel et le soumet à la volonté de l’adulte : le médecin qui le produit, le classe et le manipule, le sélectionne ou le détruit, l’implante ou le congèle ; les parents qui peuvent à tout instant cesser de le désirer et signer le papier qui le condamne, au choix, à l’adoption, à la destruction immédiate ou au laboratoire scientifique qui le détruit au profit de la recherche.
Par ailleurs, en plus de la manipulation embryonnaire qu’elle implique, la PMA fut aussi à l’origine d’un problème collatéral d’importance qui devint la cause directe des débuts de la recherche sur l’embryon engagée en 2004, lors de la première révision de la loi. Le taux d’échec des fécondations in vitro étant relativement élevé (le taux de réussite de la FIV était en 2015 de 21 %) (2), 5 à 10 embryons sont conçus pour une seule demande de PMA. On a ainsi, en cas de besoin, un embryon à disposition immédiate. Au moment de l’implantation, les embryons « de meilleure qualité » sont choisis, et le médecin en implante un, deux ou trois suivant l’âge de la femme, leur morphologie, et les causes de l’infertilité. Les autres sont envoyés dans les CECOS (Centre d’Étude et de Conservation des Œufs et du Sperme) où ils sont congelés à – 196° dans de l’azote liquide.
Cette congélation, qui porte atteinte aux principes de dignité et d’indisponibilité du corps humain, a donné naissance à une réflexion profondément utilitariste. La loi dispose que ces embryons dits « surnuméraires » ne peuvent être conservés que pour une durée de cinq ans. Passée cette date, les parents devaient décider de les détruire ou de les donner à un autre couple. La destruction massive de ces embryons poussa certains chercheurs à réclamer l’autorisation d’exercer leur recherche sur eux. En effet, puisqu’ils sont voués à être détruits, pourquoi ne pas donner une utilité à ces embryons ? Transformés en matériau de laboratoire, ils pourraient servir à la recherche de nouveaux traitements thérapeutiques ou à l’expérimentation de médicaments. S’opposer à cette autorisation semblerait même immoral, car on refuserait alors une pratique bénéfique pour le plus grand nombre, et neutre pour l’embryon qui n’a pas conscience de ce qui lui arrive. C’est ainsi que les chercheurs obtinrent, en 2004, avec la première révision de la loi, une transformation de l’interdiction de la recherche sur l’embryon. Celle-ci demeurait interdite, mais avec dérogation. En 1994, lors de l’autorisation de la FIV, le ministre de la Santé de l’époque, Jean-François Mattei, avait pourtant promis, la main sur le cœur, que jamais les embryons surnuméraires ne seraient utilisés à des fins de recherche. Il suffit de dix ans pour creuser une brèche dans cette interdiction, brèche qui allait s’élargir au fur et à mesure des années, et faire de l’embryon humain fécondé en laboratoire l’objet des chercheurs attirés par ses promesses.
En effet, la dérogation de 2004 ne devait durer que cinq ans, à la fin desquels son efficacité médicale devrait être prouvée. Sept ans plus tard, en 2011, lors de la deuxième révision de la loi, aucune découverte médicale d’importance n’ayant été permise, la brièveté du délai imparti fut soulevée, et la loi reconduisit le système de dérogation, sans y mettre, cette fois, de limite temporelle. Puis en 2013, en dehors du processus de révision de la loi et sans qu’il y ait de réel débat, l’Assemblée vota pour le passage du système d’interdiction avec dérogation au système d’autorisation sous conditions. La recherche sur l’embryon devenait ainsi une pratique autorisée en France.
Ces différentes étapes manifestent bien la dynamique à l’œuvre dans les révisions de la loi. L’embryon, qui échappait à la main de l’homme pendant les neuf mois de sa conception et de son développement, lui permettant ainsi de poursuivre son cycle naturel de croissance sans être soumis au désir de l’adulte, est désormais disponible, remis entre les mains et soumis à la volonté de l’adulte au moment de sa vie où il est le plus faible et le moins capable de se défendre. Ce long processus de mépris de l’embryon a été conduit de façon très insidieuse car apparemment positive. Qu’y a-t-il de plus positif que de donner un enfant à un couple qui ne peut en avoir ? Qu’y a-t-il de négatif à utiliser un embryon qui doit de toute façon mourir pour permettre de faire progresser la science médicale ? La loi de bioéthique est profondément utilitariste, car elle conduit à évaluer le caractère éthique des pratiques en fonction de leur utilité collective et du maximum de plaisir produit pour le plus grand nombre ; en oubliant que le fruit de la conception humaine est un enfant de l’homme, qu’il mérite d’être respecté comme un membre de l’espèce humaine, et, qu’étant le plus fragile des êtres humains, il a droit à la responsabilité de tous les adultes pour le protéger et lui permettre de devenir un homme.

Le projet 2019
Sans étonnement mais non sans inquiétude, le nouveau projet de loi est dans la droite ligne de ses prédécesseurs. Si la réforme la plus médiatisée est celle de la « PMA pour toutes », les sujets sont nombreux : question de l’anonymat du don de gamètes, encadrement du don d’organes, de tissus et de cellules, aménagement et développement de la recherche sur l’embryon.
La réforme sans conteste la plus visible de cette nouvelle loi est, en effet, la proposition d’ouvrir l’assistance médicale à la procréation à toutes les femmes. La PMA, considérée comme un geste médical, est en ce sens réservée aux couples composés d’un homme et d’une femme, confrontés à une incapacité médicale de procréer. Le nouveau projet de loi propose donc de transformer l’accès à la PMA pour l’ouvrir aux couples composés de deux femmes ainsi qu’aux femmes seules. Présentée au nom de l’égalité pour les couples de femmes et les femmes célibataires, cette réclamation renverse le geste médical, prive de père l’enfant conçu et prépare le terrain sur lequel se fera la demande de légalisation de la GPA, au nom de l’égalité des couples d’hommes.
Le nouveau projet propose également de lever l’anonymat du don de gamètes, si le donneur y consent. Une PMA peut en effet être effectuée avec l’ovocyte ou le sperme d’un donneur. L’enfant ainsi conçu n’est pas le descendant génétique de ses deux parents, mais d’un de ses parents et d’un donneur extérieur. Jusqu’à présent, afin de préserver la filiation et de sécuriser les donneurs, l’anonymat est absolu. Il est aujourd’hui impossible à un enfant né de PMA avec donneur d’avoir accès à ses origines génétiques. La révision de la loi prévoit de rendre possible la levée de cet anonymat à la majorité de l’enfant, sous réserve de l’accord préalable du donneur au moment du don.
La PMA et le don de gamètes semblent concentrer tous les débats sociaux et politiques de cette nouvelle révision. Pourtant, ils ne doivent pas occulter un autre danger, tout aussi fondamental, qui est celui des réformes touchant à la recherche sur l’embryon, dont trois principales doivent être soulevées.

Recherche sur l’embryon
En premier lieu, la loi propose d’établir une séparation entre le régime de recherche sur l’embryon et celui sur les cellules-souches embryonnaires. Les cellules-souches embryonnaires humaines sont les cellules de l’embryon au stade très précoce de son développement. Ces cellules ont la particularité de n’être pas encore différenciées, ce qui signifie qu’elles peuvent donner naissance à tous les types de cellules de l’organisme (sang, os, tissus…). Elles sont par ailleurs capables de se multiplier à l’infini. Ces deux qualités (pluripotence et auto-renouvellement) en font des cellules extrêmement précieuses pour les chercheurs qui espèrent y approfondir leur connaissance du développement de l’organisme ainsi que des maladies génétiques, pouvoir tester sur elles des médicaments ou les utiliser en thérapie cellulaire, par exemple pour réparer les tissus d’un organe brûlé.
Si prometteuses que soient ces perspectives, les cellules-souches embryonnaires sont le cœur de l’embryon : pour les posséder, il faut ouvrir le bouton embryonnaire entre son 5e et son 7e jour et retirer ces cellules, provoquant, par ce geste, sa destruction et sa mort. La recherche sur les cellules-souches embryonnaires est donc, en ce qui concerne le respect de la vie humaine, strictement similaire à la recherche sur l’embryon. Cette séparation est pourtant proposée au titre de la « différence de nature » entre l’embryon et les cellules-souches, « qui ne conduisent pas au même questionnement éthique » (3). Cela permettrait en outre de retirer la recherche sur les cellules du système d’autorisation de l’Agence de la biomédecine : elles ne seraient plus soumises qu’à une simple déclaration.
Par ailleurs le nouveau projet prévoit que cette recherche sur les cellules-souches puisse servir à la production de gamètes qui seraient dérivées à partir de celles-ci… On pourrait ainsi implanter à un adulte des cellules reproductives produites à partir de la destruction d’un embryon conçu par PMA pour satisfaire le désir d’enfant d’un couple qui n’a finalement pas voulu de celui-là !
Enfin, c’est l’interdiction stricte et fondamentale pour la protection de l’intégrité de l’espèce humaine de créer des embryons transgéniques ou chimériques qui pourrait être supprimée. L’article 17 du nouveau projet remplace cette interdiction par celle de modifier un embryon humain en lui adjoignant des cellules provenant d’autres espèces. Cette interdiction autorise donc, de fait, la modification génétique d’un embryon tant que ce n’est pas avec les cellules d’une autre espèce. On pourra donc désormais utiliser la technique CRISPR-Cas 9, un ciseau moléculaire qui permet de couper un morceau d’ADN déplaisant, sur un embryon jugé non-conforme, concevoir des embryons à partir des gamètes de trois parents différents, faisant ainsi entrer le début de la vie humaine dans une analyse eugéniste de sa qualité et sans savoir quelles seront les conséquences à long terme de ces transformations génétiques sur la descendance.
De ces différents éléments, une constante ressort de ce projet bioéthique. Les progrès fulgurants de la technique ouvrent des champs de recherche fascinants pour l’esprit humain. Une possibilité de connaître et de maîtriser les débuts de la vie humaine, sa qualité, son développement, ses facultés. Mais face à cette nouvelle boîte de Pandore, un choix s’impose. Le gouvernement semble vouloir trancher, non pour la protection de l’enfant de l’homme et la responsabilité, mais pour l’intérêt de l’adulte, la performance et le plaisir. Les réformes produites par les différentes révisions de la loi de bioéthique sont progressives et peuvent paraître anodines par leur caractère technique et l’impression d’inéluctable dont elles nous accablent. Elles sont pourtant essentielles, car, bien plus que les robots, ce sont elles qui dessinent le nouveau visage de l’homme que nous sommes en train de concevoir.

Victoire De Jaeghere

(1) Article 16 du Code civil
(2) Rapport d’activité annuel d’AMP de l’Agence de la biomédecine 2017.
(3) Exposé des motifs du projet de loi.

© LA NEF n°317 Septembre 2019