Un essai récent sur Dorothy Day nous présente cette catholique américaine en voie de béatification sous un jour nouveau. Explications.
L’ouvrage de Terrence Wright Dorothy Day. Modèle d’amour et d’engagement chrétien (1), dont une traduction a paru au mois de mai 2019, nous présente un visage neuf de Dorothy Day. Extirpant l’activiste américaine des typologies classiques opposant les progressistes aux conservateurs, il dresse le portrait d’une catholique convertie fidèle au Christ et à son Église.
En mai 1971, Dorothy Day est une femme célèbre et influente aux États-Unis, elle est invitée à donner un discours au sujet des droits des femmes. La responsable de l’événement présente Dorothy avant son intervention et annonce que « Madame Day comprend le droit des femmes au libre choix, et que l’avortement est au cœur de l’émancipation des femmes ». La suite de l’histoire nous est contée par un témoin de l’époque : « Assise au premier rang, Dorothy s’est alors levée de sa chaise et, de toute sa stature osseuse, menaçante, a agité le doigt pour la réprimander avec colère sur la fausseté d’une telle croyance, afin de défendre la dignité des femmes et le droit de l’enfant à la vie. »
La confusion de l’organisatrice de l’événement est symptomatique d’une vision englobante du progrès social, qui d’une lutte pour un progrès ou un droit particulier en déduit l’idée générale de Progrès : sorte de « pack social » qui couvrirait toutes les revendications et les justifierait à l’aune d’un critère unique, celui de la liberté individuelle. Chez Dorothy Day, la réflexion est plus subtile : l’avortement n’est pas une affaire de progrès social, il est davantage le résultat d’une politique sociale visant à déresponsabiliser les êtres humains, à leur ôter toute conscience et en dernière instance à offrir la capacité à un être de déterminer la possibilité de vivre ou de mourir d’un autre être.
Cette pensée étonne plus d’un lecteur de Dorothy Day, et davantage le lecteur contemporain à qui l’on n’offre habituellement qu’un choix binaire : la tradition ou le progrès, le conservatisme ou le progressisme. Terrence Wright nous invite donc à entrer dans la complexité d’une pensée qui mêle élégamment le respect de la tradition doctrinale de l’Église et de ses saints avec une attention responsable aux pauvretés du monde présent.
Le rapport au temps
C’est tout d’abord dans le rapport au temps que Dorothy Day nous guide : la pensée commune se plaît à catégoriser de manière binaire les penseurs, selon leur représentation du temps. Pour les uns, le présent ne serait que la prolongation d’un songe du passé, la reconstruction mythique d’un hier révolu et idéalisé, le présent s’appellerait nostalgie. Pour les autres, le présent ne serait que tension vers l’avenir, vers le lendemain naissant à peine et qui permettrait enfin de voir s’accroître les lumières du jour traversant les barreaux de la prison actuelle, et pour cela, ils souscrivent à toutes les nouveautés idéologiques qui sont considérées comme intrinsèquement bonnes parce que neuves. Et c’est ainsi que se définirait le schéma des luttes sociales.
Dorothy Day, cependant, ne succombe pas à ces facilités systémiques, en choisissant de se fonder sur les lois naturelles. Grande lectrice de saint Thomas d’Aquin, Dorothy croit profondément que la conscience et la raison nous permettent de trouver, grâce à la lumière divine, des lois valables universellement et qui, par conséquent, ne peuvent varier selon les époques : ainsi est la loi d’amour du prochain, ainsi est l’impossibilité de choisir la vie ou la mort d’un être humain. Il ne s’agit plus alors de savoir si les revendications nouvelles sont bonnes parce qu’elles viennent abolir ce qui était dépassé, mais plutôt de juger ces nouvelles lois à l’aune des lois naturelles.
La Tradition serait alors l’ensemble de ces lois et de ces positions qui traversent le temps et que l’on respecterait, non en vertu d’un plaisir d’antiquaire pour les vieilleries, mais parce que ces doctrines ne souffrent pas de l’épreuve du temps, car elles sont aussi permanentes que l’humanité. Dorothy Day s’appuie donc sur cette Tradition chrétienne, lectrice des Pères de l’Église, des scolastiques, qu’elle découvre grâce à Peter Maurin, et lectrice aussi des encycliques des papes, surtout à partir de Léon XIII.
Ainsi le chrétien, tout comme l’Église, se situe dans le temps, non pas en rêvant d’un ailleurs à venir ou déjà mort, il porte en lui l’amande de la Tradition qu’il ne tient qu’à lui de laisser germer, de nourrir par les découvertes qui lui sont contemporaines. Il n’est ni gyrovague, ni nomade, mais enraciné dans une histoire, une famille et un pays, dont il doit être responsable.
Or, cette responsabilité et cette sujétion aux lois naturelles lui permettent de désobéir à l’État lorsqu’il contrevient à Dieu, mais ne lui permettraient-elles pas aussi de désobéir à l’Église lorsqu’elle semble se fourvoyer ?
« Je n’ai voulu défier l’Église sur aucune de ses positions doctrinales. J’essaie d’être fidèle à l’Église – à ses enseignements, ses idéaux. J’aime l’Église de tout mon cœur et de toute mon âme. […] L’Église est ma maison, et je ne voudrais pas être sans domicile », déclare Dorothy Day, et pourtant beaucoup la considèrent comme une dissidente privilégiant l’universalisme plutôt que la défense de la patrie, semblant créer une secte au sein même de l’Église catholique, une secte de pacifistes radicaux : moitié-hippies, moitié-trappistes.
Obéissance et fidélité à l’Église
Dorothy n’est dissidente qu’à l’égard des institutions étatiques, son rapport à l’Église est tout d’obéissance et de fidélité. Elle répétera qu’un mot de son évêque aurait suffi pour qu’elle cesse son activité journalistique. Et pourtant ses prises de position dérangent : elle proclame une neutralité absolue durant la guerre d’Espagne, elle préconise un pacifisme absolu durant la Seconde Guerre mondiale et, enfin, elle affirme que plus aucune guerre juste ne peut être possible, à cause de l’avancée technique et technologique de l’armement. Sans rappeler ses propos élogieux à l’égard de Fidel Castro …
Comment Dorothy a-t-elle pu unifier sa foi et son action sociale sans succomber à la tentation de vouloir changer l’Église ?
L’exemple de l’obéissance des saints est primordial pour Dorothy et notamment saint François d’Assise. Ce saint dont la renommée ne cesse de grandir depuis l’élection de notre pape, Dorothy, pourtant, ne semble pas l’aimer pour les mêmes raisons que les nôtres. Terrence Wright affirme que Dorothy est influencée par l’encyclique du pape Pie XI, Rite Expiatis, qui célèbre le septième centenaire de la mort de saint François. Encyclique dans laquelle le pape déclare : « Lui, le héraut du grand Roi, il n’avait d’autre but que de communiquer aux hommes la sainteté évangélique et l’amour de la croix ; il se souciait fort peu d’en faire des amis des fleurs, des oiseaux, des agneaux, des poissons ou des lièvres. »
C’est ici même que se joue le nœud du progrès social et de la justice sociale : certains seront prêts à appauvrir une figure, une doctrine, en vertu d’un critère de liberté ou d’amour, afin d’établir de nouvelles lois. Expliquons-nous : la figure de saint François a été bien souvent appauvrie pour servir des intérêts écologiques détachés de toute spiritualité. Or, Dorothy Day nous invite à suivre un chemin diamétralement opposé : il faut fonder la justice sociale sur la radicalité évangélique, le physique dans la métaphysique, et les lois sociales sur les lois naturelles.
Pour revenir à l’exemple initial, celui de l’avortement, Dorothy Day pourrait, en vertu de l’amour et de la liberté individuelle, légitimer un tel acte, mais elle appauvrirait alors la notion d’amour et de liberté chrétienne. L’obéissance aux doctrines de l’Église, à ses dogmes permet donc d’éviter de sombrer dans de tels nids de vipères.
La justice sociale
Il faut donc apporter à la justice sociale une réponse chrétienne, et non apporter à l’Église des questions sociales. C’est pour cela que Dorothy écrit en 1960 : « L’Église représente tout pour moi. Elle est le Christ lui-même. Je sais bien qu’il ne peut m’être demandé de faire quelque chose contre ma propre conscience. » Elle connaît les faiblesses des hommes et des femmes qui constituent l’Église, mais elle croit en même temps à sa sainteté, à sa vocation de mère, d’éducatrice et d’épouse du Christ.
Et c’est à elle seule, servante de Dieu, qu’il appartient de conclure par ces mots : « Je déteste être utilisée comme un gourdin pour frapper sur la tête de l’Église et la hiérarchie. Je suis une catholique fidèle et, s’il plaît à Dieu, j’ai l’intention de le rester tout au long de mes jours. Je suis sans réserve lorsque je me dis réellement une catholique obéissante. […] J’ai du mal à faire comprendre ces idées aux libéraux. »
Baudouin de Guillebon
(1) Terrence Wright, Dorothy Day. Modèle d’amour et d’engagement chrétien, Éditions des Béatitudes, 2019, 176 pages, 19,90 €.
Rappelons également que Baudouin de Guillebon est l’auteur, avec Élisabeth Geffroy et Floriane de Rivaz, de Dorothy Day. La révolution du cœur, Tallandier, 2018, 256 pages, 19,90 €, première biographie en français de la vénérable américaine.
© LA NEF n°317 Septembre 2019