On assiste depuis quelques années à un renouveau du sujet chrétien dans la littérature et dans le cinéma, qui a ceci de particulier qu’il est le fait d’artistes non-croyants. Le pape, les miracles, la conversion, les apparitions, sont autant de sujets qui remportent parfois de francs succès auprès du public. Mais comment peut-on comprendre ce phénomène, à l’aune de notre récente histoire culturelle ?
Dans une récente interview accordée au Nouveau Magazine littéraire, dans un numéro consacré à « Péguy, Bernanos et Mauriac », Marc Fumaroli demandait avec ironie à son interlocuteur « s’il existait encore aujourd’hui des écrivains catholiques » (1). Un lecteur non moins ironique pourrait lui répondre par l’affirmative : n’avons-nous pas Michel Houellebecq, Emmanuel Carrère, Michel Onfray et Amélie Nothomb ? Ces quatre auteurs n’ont-ils pas en commun d’avoir traité dans leurs œuvres du sujet chrétien ?
En effet le catholicisme « hante » depuis Soumission les romans et les interviews de Michel Houellebecq, lui dont le premier ouvrage publié commençait par cette formule laconique : « La vie est triste et décevante » (2). Michel Onfray a séjourné à l’abbaye de la Trappe pour écrire un ouvrage sur l’abbé de Rancé (3) et il accorde des entretiens à Famille chrétienne. Avant lui, Emmanuel Carrère s’est signalé à propos du catholicisme avec Le Royaume en 2014 (POL), tandis qu’Amélie Nothomb publie cette année son vingt-huitième roman, Soif, une prosopopée d’un Jésus de Nazareth peu canonique (4). À croire que l’Esprit souffle aujourd’hui sur la littérature française. À ceci près qu’aucun de ces auteurs n’a, à ce jour, rejoint les rangs de l’Église catholique et qu’il est peu certain que beaucoup de ces œuvres reçoivent un jour l’imprimatur.
De la conversion des intellectuels au déclin de l’Église dans la culture populaire
C’est pourquoi, indépendamment de la qualité littéraire de ces ouvrages, la comparaison ne tient pas avec la génération de ces grands (re)convertis, qui court de Bloy à Maritain, depuis la fin du XIXe siècle à l’après-guerre. L’historien Frédéric Gugelot a décrit le riche mouvement artistique amorcé par Baudelaire et Verlaine (mais qui toucha aussi la peinture, la science et la musique), comme faisant partie d’un phénomène de « (re)conversion des intellectuels au catholicisme », et qui a marqué la France entre la fin du XIXe siècle et l’entre-deux-guerres (5). Ce mouvement fut d’autant plus marquant, signale le chercheur, qu’il allait à rebours de la sécularisation de la société amorcée par le triomphe des idées d’un Ernest Renan ou d’un Émile Combes et qui se traduisait par la laïcisation de l’État et l’hostilité croissante du monde savant à l’égard de l’Église.
Après-guerre, la culture catholique demeura apparemment vivace. Noël 1948 fut l’occasion de diffuser pour la première fois la messe à la télévision. En 1950, le critique du Monde, Émile Henriot, saluait le dernier roman de Julien Green – dont on ne connaissait pas à l’époque la « double vie » (6) –, Moïra. Mais au mitan de la même décennie, on a assisté au sein de la jeunesse au déclin de cette génération d’ardents défenseurs du catholicisme, au profit d’une nouvelle réaction antireligieuse, qui a touché aussi bien les sciences-sociales que la littérature ou le cinéma. Sous de nouveaux auspices (songeons par exemple que la première publication officielle du marquis de Sade a eu lieu après un procès retentissant en 1957), une nouvelle génération d’artistes et d’écrivains de toutes chapelles, nihiliste, marxiste, libertaire ou existentialiste, s’est mise en tête de délivrer la société du joug de l’Église et de ses clercs.
La « révolution gnostique » et la revanche des gentils
On songera par exemple à Joël Séria et à son film emblématique Ne nous délivrez pas du mal, sorti en 1971. Ou encore au réalisateur Luis Buñuel, qui n’hésitait pas à parodier les noces de Cana pour dénoncer l’Église et la bourgeoisie et qui lançait, provocateur, qu’un bon scénariste devait « chaque jour tuer son père, violer sa mère et trahir sa patrie ». Concomitamment, c’est toute une nouvelle culture qui est née, celle du New Age, et qui s’est appuyée non plus sur la théologie, la spiritualité et la pratique catholique, mais sur l’héritage des Anciens ésotéristes, à la faveur de la redécouverte des évangiles apocryphes, des maîtres gnostiques et de leurs disciples du XIXe siècle. Pour l’écrivain Pacôme Thiellement, la contre-culture des années 60 constitue à ce titre une véritable « révolution gnostique », dont l’héritage imprègne d’une façon presque hégémonique toute la culture populaire contemporaine (7).
Cette révolution culturelle n’a pas été neutre pour le traitement du sujet chrétien. Après les blasphèmes et les imprécations, les tribulations du catholicisme dans les arts ont pris un nouveau cours. D’abord la dénonciation d’une Église mythifiée, présentée comme une marâtre persécutrice par des « esprits libres » et les adeptes du New Age désireux de ressusciter une culture ésotérique et de réécrire l’histoire en présentant la civilisation chrétienne comme un âge sombre pour l’humanité. On songera autant aux écrits maçonniques d’un Oswald Wirth (1860-1943), qui connaissent encore un grand succès aujourd’hui, qu’aux romans de Dan Brown (Da Vinci code en 2003, etc.) et de ses innombrables épigones. Les catholiques se sont habitués depuis à ces assauts de caricatures, de fictions vengeresses et de contrefaçons historiques dans la culture populaire, que ce soit à la télévision, au théâtre ou dans la littérature.
Le christianisme, la nouvelle Nouvelle Vague ?
Dans ce contexte, des films comme La Prière de Cédric Kahn (2018) ou L’Apparition de Xavier Giannoli (2018), ou bien encore les séries à succès The Young Pope de Paolo Sorrentino (2016) et Il Miraculo de Niccolò Ammaniti (2018), d’une grande qualité cinématographique, font figure de traitement plus valorisant pour l’Église, même si aucune de ces œuvres n’est irréprochable. En traitant des grands sujets de la conversion, du miracle, de l’autorité apostolique, de la tentation, du péché et de la grâce, elles redonnent une actualité inespérée au message chrétien. Actualité d’autant plus surprenante qu’on assiste à un regain apparent pour le christianisme en même temps qu’à un rejet de l’autorité et de la légitimité de l’Église catholique en matière morale, sociale ou intellectuelle.
Ceci est le fait d’une nouvelle génération d’artistes qui ont vécu plus ou moins douloureusement les affres d’une existence placée sous les auspices « d’un monde sans Dieu et sans impératifs », pour reprendre la formule de Simon Liberati et de son extraordinaire, quoique très crue, Anthologie des apparitions (2004). Une génération postchrétienne qui aura vécu les fruits amers de la libération des mœurs et les euphories passagères des « paradis artificiels ». Une génération de « l’innocence bafouée », pour reprendre une autre formule, d’Olivier Maulin cette fois, à propos du remarquable Triomphe de Thomas Zins de Matthieu Jung (2017). Une génération qui se sera brûlée au feu du nihilisme, ennuyée dans le bain refroidi du matérialisme philosophique et qui redécouvre avec étrangeté le mystère chrétien, avec plus ou moins de justesse et de profondeur.
Cette appropriation du message évangélique par les « gentils » n’est pas nouvelle et remonte aux premiers temps de l’Église. Dans son Commentaire de l’Évangile selon Matthieu, Origène n’écrivait-il pas : « Nous savons que beaucoup de ces écritures secrètes ont été composées par des impies, de ceux qui font le plus haut sonner leur iniquité […] et les hérétiques font grand usage de ces fictions. En règle générale, nous ne devons pas rejeter en bloc ce dont nous pouvons tirer quelque utilité pour l’éclaircissement des saintes Écritures. C’est la marque d’un esprit sage de comprendre et d’appliquer le précepte divin : “Éprouvez tout, retenez ce qui est bon.” »
Au lecteur chrétien, donc, d’y séparer le bon grain de l’ivraie, la vérité de la gnose. Et peut-être que cette mode suscitera, comme à chaque génération, de nouveaux « écrivains catholiques », et autres artistes, qui sauront se faire entendre au-delà du monde parfois rétréci du « catholicisme sociologique ».
Yrieix Denis
(1) Voir dans le numéro de mai 2019 le dossier « Péguy, Bernanos, Mauriac… L’impossible salut des écrivains catholiques ».
(2) Michel Houellebecq, H.P. Lovecraft, contre le monde, contre la vie, Le Rocher, 2005.
(3) Michel Onfray, La stricte observance : avec Rancé à la Trappe, Gallimard, 2018.
(4) Amélie Nothomb, Soif, Albin Michel, 2019.
(5) Frédéric Gugelot, La conversion des intellectuels au catholicisme en France (1885-1935), CNRS éditions, 2010.
(6) Le lecteur pourra en juger à la lecture de son Journal intégral, pour la première fois non-expurgé, chez Bouquins (septembre 2019).
(7) Pacôme Thiellement, La victoire des Sans Roi. Révolution Gnostique, PUF, 2017.
© LA NEF n°318 Octobre 2019