Vers la fin des médias « traditionnels » ?

Mi-juin 2019, une étude franco-américaine faisait l’état des lieux des médias français, marquant une polarisation de plus en plus nette entre les médias traditionnels et émergents, notamment depuis la crise des Gilets jaunes.

Depuis la révolution numérique opérée à la fin des années 1990 début des années 2000, les médias traditionnels ont connu une crise sans précédent qui n’est pas seulement liée au changement de support ni au modèle économique, mais aussi à la forte remise en cause du métier de journaliste. Jusqu’ici, ceux qu’on appelle les médias « mainstream » faisaient la sourde oreille, laissant progressivement les médias « alternatifs » – les réseaux sociaux, les blogueurs, les influenceurs – gagner en popularité. Le mouvement des gilets jaunes a marqué l’échec du rôle de médiation des journalistes.

Nouvelle étude, nouvelles méthodes

Il est étonnant de voir que la profession commence à s’en rendre réellement compte. Une étude de l’Institut Montaigne a paru mi-juin, faisant le constat de cette polarisation des médias français. Elle a été réalisée avec le Médialab et l’École de journalisme de Sciences Po ainsi que le Center for Civic Media du MIT aux États-Unis. Elle s’appuie sur des données collectées et analysées par le Pew Research Center. « Les articles de 420 médias et blogs, ainsi que 18 millions de tweets, ont été collectés et analysés », ont-ils précisé. Le procédé est donc différent du traditionnel sondage calqué sur une cartographie française qui n’est plus en adéquation avec la réalité. Il suffit de prendre l’exemple du fameux audimètre de médiamétrie : 5000 foyers (11 400 personnes) sondés chaque jour grâce à ce boîtier relié à la télévision. Ils servent d’échantillon représentatif de la société française. Ce fonctionnement n’a pas pu mesurer la désertion progressive des téléspectateurs vers les plateformes sur le web, ni l’opinion réelle de la population française vis-à-vis du média télévisé. Les lignes éditoriales pouvaient ainsi être confortées. Aujourd’hui, la télévision française est dans un état de décomposition avancée, mais les journaux télévisés peuvent pourtant se targuer d’une audience significative.

Des vieux médias endogames

Chaque année, le baromètre de la confiance des Français dans les médias commandé par La Croix alertait déjà sur la défiance croissante de la population à leur égard. Dans le cadre de cette étude, les centres de recherche qui révèlent les difficultés du journalisme « mainstream » utilisent un autre biais : ils traitent de la concurrence des médias alternatifs et de la manière dont ceux-ci sont traités par les autres et inversement. Ces chercheurs suivent tout simplement la logique du web : ils s’appuient sur les liens externes utilisés dans les articles, ils regardent comment les médias se référencent entre eux : « Ils se citent régulièrement, sans citer les nouveaux arrivants, et paraissent partager des pratiques et valeurs communes », tandis que les médias alternatifs n’hésitent pas à s’appuyer sur des sources traditionnelles.

Deux pôles se distinguent qui n’est pas le fait d’opinions politiques, mais plutôt entre ce qu’ils appellent « les institutionnels » (constitués par les médias traditionnels) et les « anti-élites ». Ces derniers prennent progressivement du crédit au fur et à mesure que se reconstitue l’espace politique en France. Cette étude caractériserait quatre types de médias : le « Cœur », « cités par tous et ne citant personne en retour » (Le Monde, Le Figaro, Libération…), la « Couronne » (Russia Today, Valeurs actuelles, Contrepoints…), les « Satellites », à la marge, les citant tous mais sans retour (Les Crises, Égalité et Réconciliation, Fawkes News…), enfin la « Niche », les médias indépendants cités en petite quantité par tous.

Le renversement des Gilets jaunes

À travers cette nouvelle catégorisation, on assiste à un véritable bouleversement du paysage médiatique français, voyant émerger des nouveaux médias qui gagnent rapidement en crédibilité et d’autres qui frôlent l’endogamie.

Les Gilets jaunes ont été un révélateur de la nouvelle donne. 70 000 articles d’un corpus de 391 médias de septembre 2018 à février 2019 ont été analysés. Résultats : le « Cœur » s’est focalisé sur les conséquences du mouvement sur l’élite (Gouvernement, partis…) dans la même logique clivante entre la droite et la gauche, fonctionnant sur des vieux schémas de pensée. À l’inverse, les « Satellites » et la « Couronne » ont évoqué les attentes des Gilets jaunes.

Pierre Mayrant

© LA NEF le 28 novembre 2019, exclusivité internet