Le pape et la dissuasion nucléaire

Le 24 novembre, à Nagasaki et Hiroshima, le pape François a tenu de fermes propos contre les armes nucléaires. Réflexion d’un militaire qui a été confronté à l’aspect moral de ces armes.

Comment les chrétiens doivent-ils comprendre les déclarations que le Saint-Père a tenues lors de son voyage au Japon, à Nagasaki et Hiroshima, mettant en cause le principe même de la dissuasion nucléaire et jetant l’opprobre sur la menace d’utilisation de telles armes.
Faut-il y voir une condamnation sans appel des États qui usent de cette dialectique, qui produisent des armes nucléaires ou qui veulent s’en doter ?
Les paroles sont fortes : « l’utilisation de l’énergie atomique à des fins militaires est aujourd’hui plus que jamais un crime, non seulement contre l’homme et sa dignité, mais aussi contre toute possibilité d’avenir dans notre maison commune… » ; et plus loin, encore : « … l’utilisation de l’énergie atomique à des fins militaires est immorale » (1).
Le pape exhorte même à inscrire dans le Catéchisme de l’Église catholique « l’immoralité de l’arme nucléaire » ; non seulement son usage, mais aussi sa possession (2).
La parole du pape François va dès lors plus loin que ne l’ont jamais fait ses prédécesseurs dans la condamnation de l’usage de l’énergie nucléaire à des fins militaires. Si le militaire reste celui qui mettrait en œuvre de tels armements, la responsabilité première en revient pour autant au politique qui a décidé de leur réalisation et qui conceptualise son éventuel emploi.
Mais faut-il aussi considérer, dans les propos du pape, une mise en cause de tous ceux qui contribuent à la définition d’une doctrine de dissuasion nucléaire, à la posture « stratégique » qu’elle implique ? Faut-il confondre dans cette réprobation ceux, chercheurs, scientifiques et techniciens qui conçoivent et réalisent l’arme nucléaire et, in fine, les militaires chargés de sa mise en œuvre matérielle et opérationnelle, si le politique en décidait ?
La dissuasion reste cependant une posture stratégique visant à assurer la paix en rendant la guerre impossible par la menace d’effets destructeurs incomparables, comme les bombardements d’Hiroshima et Nagasaki l’ont montré. Faut-il aussi différencier dans cette posture entre celle, offensive, d’une menace d’emploi en premier et celle, défensive, d’un emploi en second à titre de représailles ? Cette distinction est-elle tenable sur un plan moral ?
Pour un chrétien dans un tel contexte, peut-on concilier foi et raison, tout en restant assuré de se conformer à la morale chrétienne ?

Le chrétien face aux armes nucléaires
Le sujet est difficile, car il ramène aux notions de « guerre juste » argumentées, notamment, par saint Augustin et saint Thomas d’Aquin et à la licéité des armements. Au long de l’Histoire, l’Église a déjà condamné l’usage de certaines armes comme l’arbalète au XIIe siècle. À l’époque contemporaine, la communauté internationale a mis hors la loi les armements chimiques et biologiques et les armes à sous-munitions, a interdit également les essais nucléaires et établit des traités de non-prolifération peu efficaces puisque la dissémination demeure bien réelle. On peut d’ailleurs s’interroger sur la légitimité de ces interdictions, dès lors qu’elles sont voulues par des nations déjà détentrices d’une panoplie conséquente d’armements nucléaires ; au nom de quoi interdirait-on aux autres la possession d’armements que l’on détient soi-même ?
Il est possible d’objecter que cet édifice juridique vient du fait que les effets destructeurs de l’arme sont sans commune mesure avec les armements conventionnels, cependant de plus en plus puissants eux aussi. La démesure également des arsenaux détenus par certains États du temps de la guerre froide (États-Unis et Union soviétique exclusivement, avec chacun plus de dix mille têtes nucléaires) et encore aujourd’hui, qui laisse entendre que les cibles potentielles seraient majoritairement des centres urbains désignant ainsi les futures victimes essentiellement parmi les populations civiles, ajoute encore à la confusion et à la réprobation de la menace de leur emploi. Serait ainsi introduite une dialectique de proportionnalité des effets des armes face à la crainte d’une guerre totale qu’un nouvel usage ne manquerait pas de provoquer. Mais quel seuil admissible, « moral », fixer sur cette échelle de la capacité destructrice ? La raison peut-elle suffire à dicter des limites aux effets exterminateurs des armes, effets scandaleusement disproportionnés aux objectifs.
Le Saint-Père estime qu’un « monde sans armes nucléaires est possible et nécessaire… », jetant le doute sur le fait que la paix puisse se construire sur un tel concept. Ici, les débats pourraient être sans fin. Il est incontestable que les bombardements du Japon en 1945 ont mis un terme à la guerre du Pacifique. En 1951, la menace d’emploi de l’arme en Corée fut rapidement dissipée par le président Truman contre l’avis du général MacArthur et, en 1962, l’ombre d’un conflit nucléaire plana encore lors de la crise des missiles de Cuba. D’un autre côté, si l’Europe connaît enfin la paix depuis plus 70 ans, y compris durant l’épisode de la Guerre froide, n’est-ce pas en raison de la terreur qu’inspirait un éventuel usage de l’arme nucléaire ? Même si un tel constat n’a rien à devoir à une analyse scientifique, il est admis que la course aux armements et à toujours plus de technologie a conduit l’Union soviétique à l’effondrement. En ce sens, la dissuasion nucléaire n’a-t-elle pas fonctionné, reposant, certes, sur la peur de destructions considérables, mais efficace tout de même ?

Un impossible consensus
Un consensus sur l’élimination totale des armes nucléaires relève de l’utopie dans le monde d’aujourd’hui. Pour autant, les efforts doivent tendre vers une interdiction générale, contrôlable, à un horizon insoupçonnable au moment où les États-Unis se sont retirés de l’accord de désarmement sur les missiles de portée intermédiaire au motif que la Russie ne le respectait pas, où la Corée du Nord poursuit la réalisation de son arsenal et où, enfin, l’Iran reprend le chemin de s’en doter, avant d’autres toujours possibles. Il reste une interrogation majeure à partir du constat de l’impuissance foncière des responsables politiques, où qu’ils soient, à contenir ce que René Girard appelait « la montée aux extrêmes » que présuppose la menace nucléaire, et à l’heure où, dans le monde, la violence semble sans frein. Sans doute est-ce ce qu’entrevoit le pape François dans la marche actuelle du monde, d’où sa ferme exhortation qu’une interprétation prudente de notre part voit plus comme une alerte que comme une condamnation définitive.
Car l’arme nucléaire, en raison de sa démesure planétaire, pourrait s’inscrire dans une vision eschatologique propre à faire réfléchir un monde occidental, autrefois très chrétien, avant qu’il ne soit trop tard, et l’inciter à revenir aux origines de sa foi. En ce sens, le cri du Saint-Père aurait une autre ambition pour les puissances occidentales. Déjà Alexis de Tocqueville voyait, dans l’avenir des démocraties, une lente montée vers le totalitarisme que l’on sent poindre aujourd’hui dans le domaine de la pensée, bien plus insidieux que ce qu’a connu l’Europe au siècle dernier avec ses dizaines de millions de morts au cours de deux conflits mondiaux et des soixante-dix ans de communisme. L’origine de ces maux appartient bien au monde occidental tout comme celle de la conception de l’arme atomique.

L’homme asservi par la machine
Plus près de nous, il faut relire les textes prémonitoires d’un Bernanos qui voyait naître dans ce qu’il appelait la « civilisation des machines » et donc du Progrès, une « contre-civilisation… non pas faite pour l’homme, mais qui prétend s’asservir l’homme, faire l’homme pour elle, à son image et à sa ressemblance, usurper ainsi la puissance de Dieu » (3). Paroles fortes, qu’il convient de méditer dans nos démocraties dévoyées avec leurs lois iniques qui sont autant d’atteintes à la Vérité de Dieu. Aujourd’hui, l’énergie nucléaire ne représente-t-elle pas le sommet encore indépassé de bienfaits potentiels pour l’homme non moins qu’une prochaine apocalypse ?
René Girard, encore lui, mais bien plus proche de nous par sa perception de la « montée aux extrêmes » où il mêle, tout autant, un islamisme conquérant et le réchauffement de la planète qu’il lie à cette montée de la violence, nous avertit : « Les hommes sont plus que jamais les artisans de leur chute, puisqu’ils sont devenus capables de détruire leur univers », conclut-il dans un livre dense et immense mais difficile (4). L’arme nucléaire n’en serait-elle pas l’outil démesuré, si elle tombait dans des mains impies ?
Évidemment, le pessimisme de ces propos sera insupportable aux esprits faibles, rongés par le déni et qui ont tourné le dos à la finalité de l’Homme, à commencer par nos élites qui ont rejeté toute transcendance dans l’évolution de nos sociétés qu’ils appellent de tous leurs discours de communicants. Mais, n’est-ce pas ce cri d’alarme que veut nous faire entendre le Saint-Père, pour nous conduire à la conversion des cœurs, comme à un retour vers la foi et l’espérance en Jésus-Christ ?

Général Jean-Marie Faugère

(1) Discours au Mémorial de la paix à Hiroshima, le 24 novembre.
(2) Notons que la mention de la possession immorale de l’arme atomique et son inscription au Catéchisme ont été évoquées dans la conférence de presse dans l’avion du retour, le 26 novembre.
(3) Georges Bernanos, La liberté pour quoi faire ?, Folio Essais, 1995, p. 111.
(4) René Girard, Achever Clausewitz, Carnets Nord, 2007, p. 364.

Le général d’armée Jean-Marie Faugère est ancien inspecteur général des armées. Il a notamment exercé la tutelle des programmes d’armement de la dissuasion nucléaire à l’état-major des armées durant trois ans. Il est aussi président de la lieutenance de France de l’Ordre du Saint-Sépulcre de Jérusalem.

© LA NEF n°321 Janvier 2020