Livres Décembre 2019

LES MAUDITS
Direction de Pierre Saint-Servant
Préface d’Alain de Benoist, La Nouvelle Librairie, 2019, 406 pages, 16,90 €

Une trentaine d’écrivains, bons ou moins bons. Parmi eux, les uns ont bâti une œuvre, les autres se sont contentés de commettre des livres, parfois assez quelconques. Réunis, ici, à cause des gros ou petits ennuis qu’ils connurent au moment de la Libération sans que, pour plusieurs, le handicap soit bien lourd ou bien durable. Ne pouvant tous les passer en revue, notre choix s’est porté sur deux hommes de générations différentes mais morts à une année d’intervalle, sur deux romanciers en horreur aux avant-gardes mais longtemps goûtés par des tas de gens : Henry Bordeaux et Pierre Benoit.

Le premier, fils d’avocat, grandi dans l’honnêteté austère de sa Savoie au milieu de sept frères et sœurs, nul n’ignore le contenu positif de son immense production littéraire et ce qui rapproche ses nombreux romans, car lui-même l’a indiqué : c’est le sens de la famille, cellule religieuse et obligatoire de la société – qu’il s’agisse de la montrer sauvée par son chef après une crise factice (Les Roquevillard), reconstruite après un adultère (La Neige sur les pas), ou hiérarchisée à l’image de la maison éternelle (La Maison). Romancier donc, défenseur de l’ordre traditionnel, de la soumission de l’individu aux devoirs collectifs… Mais aussi essayiste et critique, tourné, celui-ci, vers la morale, la psychologie. Capable en conséquence d’approfondir assez un auteur pour déployer à partir de lui un panorama spirituel. Mémorialiste enfin, avec les treize volumes d’Histoire d’une vie, parus entre 1951 et 1973, foisonnants souvenirs de ses travaux et de ses jours, de la douleur et de la gloire de Verdun, de l’entrée dans Metz reconquise, de ses voyages au cœur de l’empire colonial français. Et d’abord au Proche-Orient à l’époque du mandat, qui suscita l’écriture de Yamilé sous les cèdres.

Or, curieuse coïncidence, Pierre Benoit, son talentueux cadet, d’emblée célèbre avec Koenigsmark (1918) et L’Atlantide (1919), mettrait à profit une résidence prolongée en ces mêmes pays pour donner en 1924 La Châtelaine du Liban, remarquable par une géographie exacte comme le seront chacune de ses histoires adroites et saisissantes, pleines d’exotisme, nourries d’étrangeté et d’angoisse – que l’« entrain de hussard » qu’il leur insuffle n’empêche pas de faire se côtoyer (fruits d’une persistante veine poétique) le réel et l’imaginaire. Dès lors, cumulant insolemment succès de vente et adaptations cinématographiques, Pierre Benoit, toujours un peu bohème sous la grêle des droits d’auteur, va céder à la « fièvre verte » et coiffer, en 1932, un bicorne d’académicien. Moins attrayant, toutefois, que les cabines paquebots des Messageries maritimes grâce auxquelles il accomplira plusieurs tours du monde… La suite ? Plus sombre. Appréhendé sans rime ni raison en septembre 1944 (tandis que son vieil ami Henry Bordeaux, par chance, échappe à cette infamie), puis placé en liberté surveillée, le voilà, de janvier à avril 1945, bouclé à Fresnes… et relâché faute de charges. « La vraie cause de mon arrestation, a-t-il expliqué, fut que j’admirais profondément Charles Maurras mais aussi que je faisais partie de ce qu’on appelle les “bourgeois” ». Blessure inguérissable ! Haine définitive de l’iniquité et des « listes noires » ! Cependant il restait, contre vents et marées, le romancier très lu et très fécond que ragaillardit le lancement du Livre de Poche en 1953 et la salve tonique de quatorze de ses titres demandés, réédités, plébiscités.

Pierre Benoit, dont l’ultime roman était sorti en 1961, disparut dans la nuit du 2 au 3 mars 1962. Quant à Henry Bordeaux, doyen d’élection de l’Académie française, et qui ne cessa de témoigner un amour de la France partout sensible et transparent, Dieu l’accueillerait, âgé de quatre-vingt-treize ans, le 29 mars 1963. De profundis.

Michel Toda

© LA NEF le 15 janvier 2020 (exclusivité internet)

BABYLONE ET L’EFFACEMENT DE CÉSAR
GUILHEM GOLFIN
Éditions de L’Homme Nouveau, 2019, 128 pages, 12 €

Le philosophe Guilhem Golfin, par ailleurs auteur d’un essai remarqué paru au Cerf en 2017, Souveraineté et désordre politique, donne un nouveau livre que chacun devrait lire, non qu’il sera en accord avec tout ce qu’écrit l’auteur, c’est justement l’une des grandes qualités de cet ouvrage : d’affirmer des convictions et de proposer des analyses qui conduisent à penser et débattre à un niveau autre que celui d’un banal plateau de télévision. Avec Babylone et l’effacement de César, Golfin propose une analyse pointue, claire et concise des travers d’une mondialisation qui vaut destruction de la souveraineté sous toutes ses formes, déshumanisation à la clé. Une mondialisation qui transforme les sociétés mais aussi les mœurs, considérée comme une sorte de fatalité parce qu’elle se présente comme étant économiquement logique : il n’y aurait pas d’autre chemin possible et ce chemin serait celui du Progrès par la croissance.

Golfin montre une autre réalité de la mondialisation, à la fois politique et anthropologique, un visage qui n’est plus alors destructeur des seules souverainetés nationales mais aussi de la souveraineté personnelle, et ainsi de ce qui fonde les civilisations humaines – à commencer par la nôtre, la civilisation chrétienne. Pourtant, selon Golfin, cette mondialisation serait un produit du catholicisme, ce qui est évidemment discutable (qui peut indiquer précisément le point de départ de ce que nous appelons « mondialisation » et quelle définition consensuelle donner à ce concept ?), devenu, au corps défendant de ce même catholicisme, une nouvelle forme de tyrannie. Cette dernière surgissant de l’alliance de l’économie et du droit, destructrice du politique et finalement de la démocratie, puisque cette alliance postule une supranationalité mise en œuvre par des organes minoritaires et détachés des peuples. C’est ce que Golfin nomme « supra-étatisme juridique ». Or, pour l’auteur, et comment ne pas lui donner raison sur ce point, la politique doit être mise au service du bien commun. Nous en sommes si éloignés maintenant que nous oublions cette évidence. La politique n’a, en effet, pas à créer la société mais a pour vocation, indique Mathieu Bock-Côté dans une pertinente préface, « de constituer la cité, de l’améliorer, de la réformer, de la redresser, de la conserver : il ne saurait la créer dans un grand geste démiurgique ».

Ce court mais dense essai est d’une telle richesse que nombre de points seraient à débattre, ainsi la façon dont Golfin évacue la question contemporaine du conservatisme. Reste que la pensée chrétienne pense toujours, malgré les apparences, avec Golfin et d’autres. Le lecteur ne peut que remercier les Éditions de L’Homme Nouveau de le montrer par la diffusion de tels ouvrages, et le philosophe Golfin de redonner de la verticalité à une époque qui en a bien besoin, montrant avec force que gouverner n’est pas simplement gérer mais maintenir en permanence éveillée l’humanité sacrée en l’Homme.

Matthieu Baumier

LA CHAMBRE DES COUPABLES
La justice face aux djihadistes français
MATHIEU DELAHOUSSE
Fayard, 2018, 240 pages, 19 €

Après Les revenants du grand reporter David Thomson, qui dressait le profil des djihadistes français revenus de Syrie, le grand reporter Mathieu Delahousse propose un récit des audiences des « restants », les « candidats » au djihad qui ont été arrêtés en cours de route avant d’avoir pu combattre. Aucune des histoires que l’auteur raconte, observées depuis son banc dans la 16ème chambre correctionnelle, « n’a fait la une des journaux ». Et pourtant nulles autres qu’elles ne peuvent raconter mieux l’histoire de l’islamisme et de la « radicalisation » en France.

Pour Marc Trévidic, l’affaire Merah inaugurait « une lame de fond, un courant souterrain, froid et profond ». De fait, on est parfois effaré en écoutant ces jeunes gens, qui ont entre 18 et 26 ans pour la plupart, énoncer avec rage ou naïveté leur parcours, les raisons de leur engagement et témoigner malgré eux d’une « misère intellectuelle et sociale sidérante » ou d’une « inimaginable » haine de la France.

D’après une étude de 2014 réalisée par l’ONU, les groupes de combattants islamistes comptaient 15 000 membres, de 80 nationalités différentes. La France occupait la sixième place en termes de nationalité, après la Tunisie, l’Arabie, la Jordanie, le Maroc et le Liban. Mais on est frappé de voir à quel point le nombre est étonnamment restreint par rapport à l’impact et la médiatisation du mouvement (il y avait par exemple « seulement » 690 Français dans la zone irako-syrienne en 2017).

Ce témoignage précieux et factuel est à lire. Il permet de saisir que l’islamisme est à la croisée de plusieurs fléaux : la misère sociale (pour autant, les djihadistes ne viennent pas tous d’un milieu défavorisé), le nihilisme, le désarroi psychologique, la crise de la culture intellectuelle, l’analphabétisme moral, le désengagement civique, les phénomènes de compensation narcissiques, qui montrent à quel point les fractures sont fortes, et combien la philosophie et la théologie manquent à notre époque.

Yrieix Denis

L’ISLAM : MENACE OU DEFI ?
Mgr DOMINIQUE REY
Artège, 2019, 196 pages, 15,90 €

Il est rare qu’un évêque de France s’exprime sur la question de l’islam et, plus encore, qu’il y consacre tout un ouvrage. Celui-ci mérite donc la plus grande attention. Comment l’Église pourrait-elle rester indifférente à ce sujet qui occupe de plus en plus l’actualité et les préoccupations des Français, catholiques ou non, inquiets des affirmations identitaires qui se manifestent chez les musulmans, compatriotes ou étrangers, tandis que la baisse de la natalité et la sécularisation bouleversent la société dans ses fondements ? Telle est l’interrogation qui justifie la démarche de Mgr Rey, évêque de Fréjus-Toulon.

Le défi est donc réel et l’auteur, très lucide, instruit par l’expérience des chrétiens du Proche-Orient dont il est devenu un familier, propose d’emblée la réponse. La croissance numérique des musulmans, la force d’attraction de l’islam pour « des jeunes en déshérence », tout cela « constitue une sommation faite à l’Église pour qu’elle redevienne une force de proposition et d’attestation ». L’enjeu est d’abord la conversion des baptisés : « Nous ne subsisterons que dans une réappropriation personnelle de notre foi, car l’on ne peut pas se contenter d’une religion uniquement culturelle ou sociologique. »

Mgr Rey l’affirme clairement : face à l’islam, l’Église a un devoir de vérité. Elle doit réhabiliter en son sein l’apologétique afin d’éviter « la naïveté d’un dialogue dépourvu de toute substance » ou relativiste ; elle doit se rappeler que le dialogue n’a de sens que s’il est assorti d’un témoignage authentique, sous peine de perdre toute crédibilité ; et elle ne doit pas se laisser piéger par une laïcité déformée car « qui sème le laïcisme récolte le communautarisme ». Sur cette question, l’évêque précise, en des pages excellentes, le sens chrétien de la « communauté », inséparable de la communion, qui est un concept étranger à l’islam.

Et, bien sûr, l’Église et les fidèles doivent sortir de l’enfouissement pour retrouver leur vocation missionnaire : l’annonce de l’Évangile n’est pas une conquête « au sens premier du terme qui suggère une action violente », elle est motivée par le bien supérieur des musulmans eux-mêmes, sachant que le fanatisme qui séduit certains d’entre eux est l’expression d’une profonde angoisse, observe justement Mgr Rey, attentif aussi à ce que les chrétiens évitent toute tentation de mépriser les croyances islamiques. Car il s’agit d’aimer les musulmans tels qu’ils sont, ainsi que l’enseigne le pape François, souvent cité dans l’ouvrage. Mais faut-il pour autant aller jusqu’à admettre, comme le fait l’auteur, les affirmations ambiguës sur la liberté religieuse, la justice, l’anthropologie et l’éthique, contenues dans le Document sur la fraternité humaine signé à Abou Dhabi le 4 février 2019 par le Saint-Père et Ahmed El-Tayyeb, grand imam d’El Azhar ?

Quoi qu’il en soit, dans son diocèse, où il encourage l’évangélisation, Mgr Rey est le témoin heureux de la conversion de musulmans au christianisme. Ce qui l’a conduit à concevoir une pastorale missionnaire audacieuse dont il détaille les principes et qui pourrait servir de modèle à d’autres diocèses.

Annie Laurent

LE CHANT DES JOURS, UNE ANNEE EN POÉSIE
COLETTE NYS-MAZURE
Desclée de Brouwer, 2019, 144 pages, 8,90 €.
PORTRAITS INTIMES DE MARIE NOËL
CHRYSTELLE CLAUDE DE BOISSIEU
Desclée de Brouwer, 2019, 322 pages, 20,90 €.

Poétesse, Marie Noël n’était pas simplement une femme, mais tout un monde. Un univers, même ! Depuis Auxerre, son œuvre s’est envolée. Elle a traversé nos murs et pénétré nos cœurs. Marie Noël, elle, n’a pas bougé. Elle a entretenu le feu de son âme, à l’aide des brindilles de la joie et du bois de la souffrance. Mystérieuse artiste faite prière, même au plus profond du sentiment d’abandon et de la déréliction.

« Le plus beau chant, écrit-elle, est celui qui contient le plus grand silence. » Pour l’évoquer, elle, il faudrait donc se taire. Ce n’est pourtant pas la voie qu’ont suivi Colette Nys-Mazure et Chrystelle Claude de Boissieu. La première, en fervente admiratrice, propose d’effeuiller le rythme des jours en découvrant quotidiennement un extrait d’une œuvre de Marie Noël, emprunté principalement à Notes intimes et à Les Chansons et les Heures. Ce bréviaire a l’avantage de s’emporter partout, de se lire dans (presque) n’importe quelle condition et, surtout, d’ouvrir une porte, peut-être la première, sur une œuvre immense.

Il faudrait tout citer, tout dire, tout lire. « Je suis ainsi, noire, confie Marie Noël, et, parfois, lumineuse par grâce. » Chaque phrase révèle que derrière la petite bonne femme d’Auxerre, un puissant combat a été mené tout au long d’une vie.

Dans Portraits intimes de Marie Noël, Chrystelle Claude de Boissieu surprend d’emblée son lecteur. L’admiration et la familiarité ne furent pas inscrites d’emblée au rendez-vous avec l’œuvre de son sujet. Il a fallu du temps, des hommes et des circonstances pour que la rencontre se fasse. Elle a produit ce livre un peu étrange, à la fois album photographique, biographie non dite et méditations sur un destin, une vie, une œuvre. Sa grande force, et même si le mot est galvaudé, est de révéler la complexité et « les différentes facettes d’une femme de génie ».

Et de fait, il apparaît à travers ces deux livres, si différents l’un de l’autre, que la beauté se trouve à Auxerre et que nous manquons, nous, souvent de ce regard nécessaire pour contempler le mystère.

Philippe Maxence

ÉCLATS DE VIE
BLANCHE STREB
Éditions Emmanuel, 2019, 288 pages, 18 €

Une femme ordinaire qui vient de se marier devient mère comme la nature l’y autorise. Une erreur médicale vient détruire le muscle utérin, de sorte que cette femme non seulement devient stérile mais apporte la mort. Elle se débat et son combat, elle le mène avec la complicité de la communion des saints.

Tout le monde peut lire ce livre édifiant, même les non-croyants. Car le côté catholique, s’il reste présent, demeure discret. Les chapitres très courts permettent de rester en alerte à chaque page. Ce témoignage de Blanche Streb, tout en émotion, vibre d’authenticité. Cet hymne à la vie et à la maternité bouleverse aussi par sa plume fluide d’humanité et d’espérance.

François Dabezies

FEMMES CATHOLIQUES, FEMMES ENGAGÉES
France, Belgique, Angleterre, XXe siècle

sous la dir. de BRUNO DURIEZ, OLIVIER ROTA ET CATHERINE VIALLE
Presses universitaires du Septentrion, 2019, 206 pages, 22 €

L’ouvrage entend revaloriser l’image de la femme catholique (religieuse ou laïque) au XXe siècle, à travers des monographies (par exemple l’étude consacrée à Marie-Louise Lantelme, la fondatrice de l’Institut des maternités catholiques), l’étude de divers mouvements (par exemple les « suffragettes » catholiques anglaises ou le Mouvement Populaire des Familles) ou à travers des problématiques (« L’apport des lectures féminines et féministes en exégèse biblique »). La diversité des sujets autant que la diversité des treize contributeurs et contributrices donnent un volume inégal. L’exégète Catherine Vialle fera sursauter plus d’un lecteur en affirmant que « durant toute l’Antiquité, le Moyen-Âge et la Renaissance, les femmes n’ont pratiquement rien écrit » ! Mais on devra passer outre, et s’intéresser à d’autres contributions plus sereines.

Yves Chiron

L’ÉGLISE FACE À SES DÉFIS
MGR ÉRIC DE MOULINS-BEAUFORT
CLD/Nouvelle Revue théologique, 2019, 178 pages, 18 €

L’actuel archevêque de Reims est le président de la Conférence des Évêques de France depuis quelques mois. Dans ce livre, Mgr de Moulins-Beaufort nous offre ses analyses et ses réflexions à propos des abus sexuels dans l’Église, des défis qui se présentent pour les familles et le sacerdoce en France aujourd’hui. Il écrit dans son introduction : « Ce regroupement [de textes] offre une vue significative, même si elle est très partielle, des questions qui occupent la réflexion et la méditation d’un évêque français. » Pour cet évêque, face à la crise que nous connaissons, il faut faire un acte de foi : « Les temps sont difficiles, la situation de l’Église de France n’est pas fameuse, selon la plupart des indicateurs, et pourtant il nous faut croire que Dieu nous comble de bienfaits et que “sur son passage ruisselle l’abondance” (Ps 64). » « Nous sommes entrés dans une ère où les catholiques doivent accepter d’être un “petit reste”. » « Nous sommes rentrés dans une phase d’émondage, de mise à l’épreuve, de transformations. Nous la traverserons si nous osons croire que le Seigneur ne nous abandonne pas et qu’il vaut la peine d’avancer sur ses chemins comme nous le pouvons. » Que l’on partage ou non les analyses de Mgr de Moulins-Beaufort, il vaut toujours la peine de confronter nos vues.

Abbé Laurent Spriet

MIROIR DU TEMPS
ANDRÉ SUARÈS
Édition établie par Stéphane Barsacq, Bartillat, 2019, 356 pages, 25 €

Esprit libre, non conformiste, né en 1868 et mort en 1948, André Suarès fut plus qu’un écrivain et un poète. Contribuant à la direction de la NRF, il fut le maître à penser de plusieurs générations d’intellectuels et d’écrivains du début du XXe siècle, Valéry, Péguy ou Proust, tout en côtoyant les autres monstres littéraires d’une époque qui, par ricochet, peut apparaître extraordinaire : Alain, Maurras, Gide ou Claudel, sans compter Russes et Américains venus à Paris. Pourtant, ce ne sont pas ces noms qui devraient pousser à la nostalgie, notre époque ayant sans aucun doute aussi ses très grands écrivains obligés à la discrétion par la masse de l’avant-scène médiatique et périssable. La nostalgie naît plutôt du sort fait à Suarès : ainsi que l’écrivait Éric Zemmour dans une belle chronique du Figaro du 25 septembre 2019, « nous connaissons tous le mythe du poète maudit. Il y a pire : le poète ignoré. Le poète dédaigné, méprisé, occulté ». Espérons alors que la figure littéraire hautement importante d’André Suarès sera découverte par les jeunes générations grâce à ce Miroir du temps qui rassemble des textes inédits en un volume permettant de mesurer l’ampleur du talent de l’écrivain et de sa culture. Ici, Suarès s’exprime, mais en homme de lettres ou de l’Être, en écrivain, sur tout ce qui est discuté dans l’art de son temps, peinture, littérature, danse, musique mais aussi mystique. Dans cette édition établie par l’écrivain et éditeur Stéphane Barsacq, le lecteur croisera Péguy, Tolstoï, Dostoïevski, Stevenson, Verlaine, Wagner, D’Annunzio, Cézanne, Van Gogh, Debussy ou saint Augustin… Miroir du temps est sans aucun doute une excellente façon d’entrer dans l’œuvre de Suarès, pour plonger ensuite dans Le Livre de l’émeraude ou bien ses écrits poétiques dont trois volumes sont disponibles aux excellentes éditions Rougerie.

Matthieu Baumier

D’UN AMOUR BRÛLANT
MICHEL-MARIE ZANOTTI-SORKINE
Artège, 2019, 158 pages, 12 €

Dans ce petit volume, l’auteur se substitue à Jésus-Christ pour nous écrire une lettre écrite d’une plume alerte et vivante avec une pointe de cabotinage. Cela donne une relecture de l’Évangile profonde, originale, décoiffante parfois, avec malgré tout quelques discutables extrapolations que rien, dans le texte de l’Écriture, ne justifie : Judas au paradis ainsi que le deuxième larron, par exemple. Cela n’empêche pas une décapante interprétation de l’Évangile et, surtout, le très émouvant témoignage de l’amour passionné de l’auteur pour la Sainte Vierge. Au final, du « Zanotti pur jus » !

Marie-Dominique Germain

MARIE BALMARY
MAIN BASSE SUR LA BIBLE
ALAIN TORNAY
Éditions de L’Homme Nouveau, 2019, 268 pages, 20 €

La Bible fait l’objet d’innombrables commentaires, y compris hors des Églises. Marie Balmary appartient à ce monde qui « vit sur la bête », sans en être, jouissant d’une complaisance étrange dans le monde catholique, alors que ces « lecteurs du dehors » en rejettent par ailleurs l’autorité lorsqu’ils n’en dénoncent pas la malignité. Il va sans dire que cette occupation du terrain se fait aux dépens d’auteurs authentiquement catholiques, qui peinent à trouver soutien et relais chez ceux-là mêmes qui auraient vocation à leur en offrir.

L’ouvrage d’Alain Tournay, professeur émérite de philosophie, vient à point nommé pour analyser l’œuvre de Marie Balmary, psychanalyste dissidente, « thérapeute-lectrice », rejetée par l’école freudienne, revendiquant son héritage lacanien. Elle s’est attachée à une lecture « psychanalytique » du texte sacré, en revendiquant les associations libres, la quête des sens voilés, dans une lecture-débat où chacun apporterait sa part de sens. Curieusement, elle réclame également une lecture littéraliste, au plus près de l’original hébreu ou grec, tout en considérant qu’il n’y a pas de littéralité du texte biblique… contradiction qu’A. Tornay (et le lecteur) peine à démêler. Ce qui est plus clair, c’est que, pour Balmary, le message révélé se réduit essentiellement à un enseignement de nature psychologique ; là où la tradition voit l’ouverture à une dimension surnaturelle, la Bible n’est pour elle qu’un traité de psychologie sous forme mythique. Jésus n’est qu’un thérapeute juif comme les autres, « qui a tout incarné, mais rien inventé ». L’Évangile est la confirmation de la théorie psychanalytique, et non une Révélation.

Pour conclure, il n’y aurait pas à attacher plus d’importance que cela à cet éternel retour, parfaitement décrypté par l’auteur, de certaines formes d’arianisme et de gnose, si ce n’était la complaisance de certains milieux catholiques à les relayer. D’où l’utilité supplémentaire de ce livre pour dévoiler les « impensés philosophiques » (pour ne pas dire les falsifications) des thèses de la très lacanienne Marie Balmary.

Abbé Hervé Benoît

DE LA « FRANCE D’ABORD » A LA « FRANCE SEULE »
MICHEL GRUNEWALD
Pierre-Guillaume de Roux, 2019, 348 pages, 27 €

Le 23 novembre 1933, quelques mois après la chute de la république de Weimar, Léon Daudet écrivait dans L’Action Française : « Un prestige aussi formidable que celui d’Hitler, chez un peuple aussi guerrier et militaire que le peuple allemand ne peut se réaliser et se consolider que par la guerre, une guerre dépassant en intensité, en matériel et en carnage, tout ce qui a jamais été vu. » Déjà, trois ans plus tôt, au lendemain de l’évacuation anticipée de Mayence par nos soldats, et la France, « protégée par une épée tendue au bon endroit », ayant perdu cette garantie, Charles Maurras avait déploré que l’équilibre avec le redoutable voisin soit « rompu en notre défaveur ». Ainsi, de 1930 à 1933, alarme, inquiétude. Et, au plus tard dès 1936, quand Hitler rentre en zone rhénane, crainte lancinante d’une défaite en cas de nouvelle guerre. D’où l’appel à un « rude effort » d’armement joint au souhait de voir se mobiliser l’ensemble de la société afin que de « bonnes cartes » reviennent dans nos mains. Or, ces bonnes cartes, nous ne les avions pas rattrapées au moment de la crise des Sudètes, et donc, face aux accords munichois du 30 septembre 1938, grave revers assurément, L’AF, sur-le-champ, les considéra comme le « précieux répit » qu’il fallait à la patrie – autant pour « armer et réarmer » que pour lui permettre de retrouver (exigence suprême !) sa « force intérieure ».

Mais après l’évanouissement, le 15 mars 1939, de la Tchécoslovaquie, après la signature, le 23 août, du pacte germano-soviétique, préambule à un re-partage de l’État polonais ressuscité, quel espoir subsistait d’éloigner encore la tragédie prête à s’ouvrir ? Au mois de juin, évoquant les souffrances terribles subies par la France en 1914-1918, la fleur disparue de toutes ses générations, « surtout sa plus belle jeunesse », Maurras s’était écrié : « Alors, une nouvelle saignée ? Alors, un nouveau massacre ? » Une dernière fois, le 28 août 1939, sans illusion aucune sur « la plus dangereuse des grandes Allemagnes », mais toujours hanté par la perspective d’une hécatombe recommencée, il adjura le gouvernement de « laisser courir les délais ». En vain. Le 3 septembre, Londres et Paris déclarèrent la guerre, et le vieux lutteur sacrifia loyalement à la solidarité nationale : « En avant ! Puisque voilà la guerre, en avant pour notre victoire ! »

Fort instructif, ce regard scrutateur sur L’Action Française quotidienne devant Hitler et le Troisième Reich. Il plaira ou déplaira ; il ne trouvera pas d’indifférents.

Michel Toda

L’EFFONDREMENT DES PUISSANCES
LEOPOLD KOHR
Préface d’Olivier Rey, présentation d’Ivan Illich, R&N Éditions, 2018, 302 pages, 19,90 €

Cet essai riche et touffu, paru originellement en 1957, est l’aboutissement des recherches de l’économiste, juriste, théoricien politique et philosophe anglais Leopold Kohr (1909-1994). Désireux de développer « une seule théorie à travers laquelle tous les phénomènes de l’univers social seraient réduits à un dénominateur commun », Kohr a bâti une « théorie de la taille », qui suggère « qu’il ne semble y avoir qu’une seule cause derrière toute forme de misère sociale : la taille excessive ».

Le philosophe pousse sa thèse à l’extrême jusqu’à la résumer par une formule devenue célèbre : « partout où quelque chose ne va pas, quelque chose est trop gros. » Ivan Illich (1926-2002) commente cependant : « la vérité du beau et du bon n’est pas une affaire de taille, ni même de dimension ou d’intensité, mais de proportion. » Cette question de la proportion comme concept déterminant d’une science sociale aboutie, reprise aujourd’hui par le mathématicien Olivier Rey après Illich et Kohr, trouve son origine dans la plus noble tradition.

Aristote, pour ne citer que lui, ne faisait pas l’économie de la question préalable du nombre avant d’entrer dans une discussion de philosophie politique. Selon Olivier Rey, la thèse de Kohr nous permet de saisir « un facteur déterminant de [notre] précarité : le franchissement de certains seuils qualitatifs ». Cependant, le systématisme de cette analyse conduit son auteur à un sentiment d’inéluctabilité, non dénué de bravoure : la catastrophe de la disproportion a déjà eu lieu, elle touche tous les domaines, elle s’accélère et nous laissera sans ressources. De toute évidence, il y a là un catastrophisme par trop disproportionné – mais qui n’ôte pas pour autant son intérêt à l’ouvrage.

Yrieix Denis

LE JEUNE HOMME À LA MULE
MICHEL ORCEL
Pierre-Guillaume de Roux, 2019, 220 pages, 17,90 €

Charmant roman que voilà, qui mêle fort intelligemment histoire, aventure et amour. Et qui nous fait découvrir une page peu connue de la Révolution française, la situation de la ville de Nice, alors dépendance du royaume de Sardaigne, qui se voit menacée par l’approche des troupes révolutionnaires. Dans ce contexte, le héros, Jouan, chargé d’une importante mission pour l’Église, voit la belle Giuditta croiser son chemin… Magnifiquement écrit, ce beau roman nous fait revivre une époque lointaine et mouvementée en pénétrant son esprit et en restituant son vocabulaire sans pédanterie. Et les personnages sont bien dessinés, attachants et sans manichéisme.

Patrick Kervinec

UNE RIVIÈRE DANS LES ARBRES
JACQUELINE O’MAHONY
Les Escales, 2019, 320 pages, 21,90 €

Ellen, Irlandaise mariée à un Anglais, vit à Londres une phase de déprime : elle a du mal à avoir un enfant et vient de perdre celui qu’elle portait lorsqu’elle apprend que la ferme de sa famille, dans la région du Kerry, est à vendre. Elle décide d’y aller pour l’acheter. En même temps que l’on suit les péripéties d’Ellen arrivée en Irlande, l’auteur nous transporte un siècle en arrière, en 1919, sur ces mêmes lieux qui ont vu la famille de l’héroïne confrontée aux drames de la guerre d’indépendance et à la cruauté des Black and Tans, ces factions armées britanniques chargées d’éliminer tous ceux qui soutiennent les « rebelles ». Ainsi Ellen va-t-elle peu à peu découvrir ce que sa famille avait toujours caché, histoire terrible et émouvante d’où émerge la figure de sa grande tante, Hannah O’Donovan.

Remarquablement construit sur ce va-et-vient entre deux époques, écrit dans une langue fluide et bien maîtrisée, ce premier roman, très réaliste et d’une belle facture mais parfois quelque peu glauque, montre une fois de plus combien les Irlandais, enrichis par les drames de leur histoire, ont la littérature dans le sang.

Christophe Geffroy

NE T’ENFUIS PLUS
HARLAN COBEN
Belfond, 2019, 416 pages, 21,90 €

Harlan Coben est un maître incontesté du thriller et il faut reconnaître que ces livres sont efficaces, dans le sens qu’ils captivent et qu’on ne les lâche pas. Ce dernier opus ne déroge pas à la règle, c’est un « bon » Coben, avec une histoire rondement menée d’un père de famille qui recherche sa fille disparue, alors qu’elle est devenue une junkie (une droguée) et que son compagnon a été assassiné. Coben a le génie des scénarios les plus improbables et on le suit ici avec plaisir. Certes, ce n’est pas de la haute littérature, et dès que l’auteur s’aventure du côté psychologique, on a droit aux banalités du conformisme ambiant, tout cela reste bien dans le cadre du politiquement correct, les grands éditeurs américains veillant tout particulièrement à éviter tout procès. Mais pour ceux que le genre attire, c’est plaisant à lire, une détente légère et agréable qui ne prend pas la tête malgré une fin à la morale surprenante !

Patrick Kervinec

© LA NEF n°320 Décembre 2019