Le cardinal Philippe Barbarin © MEDEF-Commons.wikimedia.org

Procès Barbarin : une dérive juridique dangereuse

Après le procès en appel du cardinal Barbarin, le jugement aura une grande importance jurisprudentielle.

À peine croit-on l’Église sortie du cauchemar de la crise des abus sexuels qu’un nouvel événement l’y replonge. Il en va ainsi de l’interminable affaire Barbarin dont les différents épisodes, aussi nombreux que l’imagination du droit le permet, empoisonnent, depuis près de cinq ans, le diocèse de Lyon et, plus largement, la vie de l’Église catholique en France.
Le procès en appel du cardinal Barbarin, qui vient de se dérouler devant la cour d’appel de Lyon les 28 et 29 novembre derniers après sa condamnation par le tribunal correctionnel le 7 mars 2019 pour non-dénonciation d’agression sexuelle sur mineur, ne constituera donc qu’une étape de cette affaire, étape qui sera suivie du verdict (30 janvier 2020). Toutefois, avant même l’issue de cette triste affaire, trois aspects de celle-ci peuvent d’ores et déjà être soulignés, que l’audience devant la cour d’appel a, une nouvelle fois, mis en évidence.

Le premier aspect est, bien entendu, juridique. La question à laquelle la cour d’appel devra répondre se résume pour l’essentiel à ceci : peut-on imputer à une personne le délit de non-dénonciation d’agression sexuelle sur mineur lorsque, à la date où elle prend connaissance des faits, la victime est devenue majeure et que, en outre, l’infraction principale (l’agression sexuelle) est elle-même prescrite ? Alors que le tribunal correctionnel, usant d’un raisonnement juridique fragile, a répondu par l’affirmative, l’avocat général Sollier, dans des conclusions davantage convaincantes, a proposé à la cour d’appel d’adopter la solution inverse. Si, par impossible, le jugement de première instance devait être confirmé, les conséquences – pas seulement pour le cardinal Barbarin et l’Église de France mais pour l’ensemble de la société –, seraient dévastatrices : toute personne, même âgée, confiant à un tiers – membre de sa famille ou de son entourage – avoir été victime d’une agression lors de son enfance, contraindrait ce tiers à informer l’autorité judiciaire.

Le deuxième aspect de l’affaire Barbarin qui doit être relevé est son aspect médiatique, car c’est devant le tribunal de la presse, peut-être plus que devant celui des juges, que le cardinal de Lyon comparaît depuis plusieurs années. Et, dans ce prétoire, où les droits de la défense n’ont pas accès, les procureurs se bousculent, à commencer par Frédéric Martel, l’auteur de Sodoma, qui, quelques jours avant l’audience de la cour d’appel, a publié dans l’Obs un article, véritable chef-d’œuvre de malhonnêteté journalistique, dont un extrait suffit à résumer l’esprit : « Le Tout-Lyon bruisse sans avoir la moindre preuve : cléricalisme ? Lepénisme ? Franc-maçonnerie ? Opus Dei ? Homosexualité refoulée ? Aucune de ces supputations n’a jamais été prouvée. » Par ailleurs, tout porte à croire que le procès Preynat, qui aura lieu du 13 au 17 janvier 2020 devant le tribunal correctionnel de Lyon, sera l’occasion d’une nouvelle mise en cause du cardinal et fera naître d’autres vocations de procureur. Ainsi, s’impose avec la force de l’évidence le fait que la puissance du tribunal médiatique est désormais sans commune mesure avec celle des tribunaux judiciaires. Le Père Pierre Vignon, à l’origine d’une pétition appelant à la démission de l’archevêque de Lyon, n’a pas hésité à dire crûment les choses : « Et si le cardinal gagnait son procès en appel, le gagnerait-il vraiment pour autant ? […] Philippe Barbarin a déjà perdu son procès devant l’opinion publique. »

Le troisième aspect de l’affaire Barbarin qui mérite d’être souligné est son aspect ecclésial, et il n’est pas le moins préoccupant. Certes, la conviction, exprimée par le journaliste Gérard Leclerc, selon laquelle cette affaire est devenue la parfaite illustration de la théorie du bouc émissaire de René Girard, n’est pas sans fondement. Certes, la personnalité clivante du cardinal Barbarin et ses engagements en faveur de la Manif pour tous le désignaient comme une cible idéale. Certes, beaucoup – parmi lesquels des journalistes de la presse religieuse – auraient mauvaise grâce à reprocher à un homme de ne pas avoir dénoncé des faits qu’ils connaissaient eux-mêmes et qu’ils ont tus. Il n’empêche : les débats devant la cour d’appel ont à nouveau fait éclater au grand jour les dysfonctionnements de la hiérarchie catholique, en particulier à son échelon épiscopal. Comment comprendre, en effet, que le cardinal Decourtray, en 1991, se soit borné, à la demande de parents d’une victime, à éloigner l’abbé Preynat de son ministère, avant de lui confier rapidement une paroisse ? Que le cardinal Billé, également informé du comportement de l’abbé, ne lui ait imposé aucune mesure particulière ? Et que le cardinal Barbarin lui-même ait attendu le mois d’avril 2015 pour le priver de tout ministère, alors que lui-même a reconnu avoir eu connaissance de ces faits en 2007 ? Au vrai, la réponse à cette énigme est peut-être à rechercher dans une conception erronée de la miséricorde, couplée à un antijuridisme naïf : les évêques ont longtemps été convaincus – à rebours du droit canonique lui-même – qu’un prêtre ayant commis des agressions sexuelles sur mineur pouvait, dans le cas où les agressions étaient anciennes et en l’absence de risque de récidive, être maintenu en fonction. Or, le sentiment élémentaire de justice commandait qu’un tel prêtre coupable d’un tel forfait fût privé, en principe définitivement, de tout ministère sacerdotal. En admettant, devant la cour d’appel, qu’il agirait aujourd’hui différemment, le cardinal Barbarin a laissé entendre que la leçon – la dure leçon – avait enfin été comprise par l’Église de France.

Jean Bernard

© LA NEF n°321 Janvier 2020