Fouad Abou Nader

Le rôle clé des chrétiens libanais

Ancien commandant des Forces Libanaises, Fouad Abou Nader, homme politique de premier plan, chrétien maronite, est un ardent défenseur de la souveraineté du Liban où il est reconnu pour son intégrité. Il a fondé en 2007 le Front de la Liberté. Entretien.

La Nef – Pouvez-vous vous présenter et décrire votre parcours ainsi que vos engagements durant la guerre ?

Fouad Abou Nader – Marié, père de quatre enfants, je suis médecin de formation et travaille dans le secteur de la santé. Je préside la fondation libanaise Nawraj et suis activement impliqué dans la société civile.

En 1969, après l’accord du Caire, lorsque les organisations palestiniennes ont tourné leurs armes contre le Liban et ont formé un État dans l’État libanais avec l’intention de faire de notre pays leur patrie de rechange et ce après avoir jeté les chrétiens à la mer (dixit Abou Ayad le numéro deux de Yasser Arafat), j’ai considéré qu’il était de mon devoir de prendre les armes pour défendre ma patrie. Les milices chrétiennes ont vu le jour car l’armée libanaise était à cette époque-là paralysée, le second du Mufti de la République (sunnite) voyant alors dans les organisations palestiniennes l’armée des musulmans au Liban. Nous étions seuls, délaissés de tous, même de la France. Nous avions le dos à la mer face à un ennemi voulant nous annihiler et ayant réussi à créer une véritable internationale du jihadisme en rassemblant des mercenaires du monde musulman. Agressés en tant que chrétiens, nous avons résisté en tant que Libanais, défenseurs de la liberté.

C’est ainsi qu’en 1971 j’ai rejoint la milice du parti Kataëb (parti démocrate social) puis ensuite les Forces libanaises (FL) dans lesquelles Béchir Gemayel avait unifié toutes les milices des formations politiques formant le Front libanais (la milice du parti Kataëb, les « tigres » du parti national libéral, les « gardiens du Cèdre » et le « Tanzim »). Au sein de la milice du parti Kataëb puis des FL, j’ai gravi les échelons un par un. En 1980, je suis devenu le responsable des opérations des FL. Puis en 1982, leur chef d’état-major. Et enfin, en 1984, leur commandant en chef. Mon mandat de commandant en chef s’est terminé en 1985.

Durant toutes ces années, j’ai combattu les organisations palestiniennes et l’armée syrienne. Nous avons remporté nombre de batailles contre elles. Je me suis opposé à l’accord tripartite (fin 1985), à l’accord de Taëf (fin 1989) et au traité de fraternité avec la Syrie (1991) car ceux-ci donnaient un blanc-seing à Damas pour réaliser l’anschluss avec le Liban. Je me suis également opposé à tous les conflits au sein de la région libre qui l’ont mise à genoux. J’ai toujours essayé de rapprocher les protagonistes de ces conflits.

2°/ En tant que neveu de Béchir Gemayel, vous considérez-vous aussi comme son héritier politique ?

Entre Béchir Gemayel et moi, il n’y a que neuf ans de différence. J’ai quatre sœurs mais aucun frère. Il était donc mon grand frère plutôt que mon oncle. Notre relation était très fraternelle.

Béchir Gemayel ne croyait pas dans l’héritage politique mais dans des institutions stables et démocratiques desquelles des leaders pourraient émerger et porter la Cause. Au sein des FL, nous avions des élections démocratiques libres (jusqu’en 1985) pour désigner le commandant en chef. Béchir Gemayel lui-même s’y soumettait.

En 2007, j’ai créé une formation politique, le Front de la liberté, dans laquelle on a organisé les premières élections au suffrage universel direct afin que la base militante décide.

3°/ Il y a quelques années, vous avez fondé l’Assemblée des chrétiens d’Orient ? Pouvez-vous nous parler des motivations, du fonctionnement et des initiatives prises par cette instance ?

En 2010, j’ai initié le projet d’Assemblée des chrétiens d’Orient et avec les quatorze Églises d’Orient nous l’avons fondée à Beyrouth en la dotant des structures requises par le droit libanais (récépissé n°1573/2010). Cette Assemblée a pour but de rassembler, dans un seul cadre, le plus large potentiel de ressources humaines et matérielles possible en Orient et dans les pays de la diaspora avec la bénédiction et la participation de toutes les Églises d’Orient, et ceci, dans le but de promouvoir, de renforcer et de protéger une présence chrétienne libre et dynamique en Orient. Les membres de l’Assemblée ont décidé que l’une des activités premières et principales de leur œuvre devra être la tenue d’un Congrès général des chrétiens d’Orient sous le titre de « Premier forum des chrétiens d’Orient ». Ce Congrès s’est déroulé en 2013 avec pour but de traiter les sujets fondamentaux auxquels font face les chrétiens d’Orient pour leur permettre de trouver des solutions aux défis qui menacent leur existence et leur avenir.

Les objectifs sont :

Premièrement, créer un lieu de rencontre d’échange et de coordination permanent entre toutes les communautés chrétiennes orientales et leur fournir une tribune médiatique, cruciale dans les circonstances historiques dangereuses qu’ils subissent actuellement. Un rassemblement pareil est à même d’accompagner l’action du Conseil des Églises du Moyen-Orient qui réunit les Églises chrétiennes et les chefs ecclésiastiques de tout l’Orient dans un cadre ecclésiastique et œcuménique. L’Assemblée espère que ce forum, de même que cette tribune s’inscrivent dans la durée et deviennent partie intégrante de la présence chrétienne orientale.

Deuxièmement, la création d’un observatoire s’occupant du monitoring de la situation démographique, sociale, économique et politique des chrétiens en Orient et à l’étranger et de proposer des solutions pratiques pour leur survie. Le territoire engloberait les pays allant de la Turquie au Maghreb en passant par l’Iran.

Troisièmement, exposer les défis que les chrétiens rencontrent dans leurs sociétés et dans leur entourage tant en Orient que dans les pays d’émigration, faire face à ces défis qui menacent leur existence et leur avenir et chercher à leur trouver les remèdes adéquats. Parmi ces défis, citons

– Faire respecter les libertés publiques tant politiques que religieuses et les droits de l’homme au sein de leur milieu islamique et ceci dans le cadre de la culture du dialogue convivial ainsi qu’à la lumière du concept de « minorité », des règlements communautaires et des résidus des régimes de Millet.

– La participation politique active des chrétiens dans la vie publique dans le cadre du concept de l’État et de l’égalité entre citoyens en Orient.

– L’émigration et la nécessité de maintenir les chrétiens dans leurs villages et villes en Orient en dépit des situations économiques et sociales négatives.

– L’extrémisme religieux et le recours à la violence et à la persécution.

– L’impact du conflit israélo- arabe sur l’existence des chrétiens d’Orient.

– Les effets de la mondialisation, du modernisme et de la laïcité sur la chrétienté et les chrétiens d’Orient.

– Le rôle de la diaspora chrétienne dans la préservation de la présence chrétienne en Orient, la promotion de sa cause dans le monde et le renforcement de son acte de témoignage.

Quatrièmement, l’établissement de lobbies s’occupant de la poursuite des affaires des chrétiens en Orient et à l’étranger, la mise en place de mécanismes de soutien à l’existence chrétienne en Orient et à sa pérennité, la mise à sa disposition de sources de financement et l’encouragement et le soutien du retour des chrétiens de la diaspora en Orient.


4°/ Vous présidez maintenant Nawraj, une ONG qui œuvre au maintien des chrétiens libanais sur leur terre d’origine. Quels sont les principes qui animent votre action dans ce domaine ?

Oui, je préside Nawraj. L’objectif de cette fondation est de préserver et défendre le pluralisme, la diversité, le dialogue et la paix au Liban, pour que chrétiens et musulmans puissent vivre ensemble en toute : liberté, sécurité, dignité et égalité. Nawraj prône la neutralité positive, permanente et garantie internationalement et le régionalisme qui irait plus loin qu’une simple décentralisation administrative. Nous donnons la priorité aux femmes dans nos actions et dans nos projets. Nous promouvons l’éducation et l’innovation technologique.

Au niveau social, Nawraj met en place des projets de proximité (comme par exemple dans l’agriculture, l’industrie, l’écotourisme et le tourisme religieux) pour pallier les carences de l’État au niveau des services régaliens : accès aux soins de santé (y compris à l’assurance maladie) et à l’éducation (y compris dans l’apprentissage des innovations et des nouvelles technologies), défense de l’environnement et développement durable.

Au niveau politique, Nawraj agit en facilitateur et en médiateur sur le terrain entre chrétiens, sunnites, chiites, druzes et alaouites pour créer ou renforcer les liens entre eux. Nous bâtissons des ponts entre les différents belligérants sur le terrain comme nous l’avons fait au centre de la Bekaa à Koussaya, au nord et au sud du pays. En 2014 suite au conflit sanglant qui a eu lieu entre Daech et l’armée libanaise à Ersal, nous avons œuvré avec les maires chrétiens des villages de Kaa et Rass Baalbeck, à atténuer les tensions entre chiites et sunnites et à faire l’échange des civils, chiites et sunnites, qui furent kidnappés de part et d’autre.

Au niveau économique, Nawraj attire des investissements pour développer des projets dans les territoires périphériques, les collectivités locales et les villages et y apporter croissance, y créer de l’emploi et arrêter l’exode rural et l’émigration.

Au niveau sécuritaire, Nawraj considère que les forces armées de l’État doivent avoir le monopole de la sécurité intérieure, de la défense du Liban et de la détention et de l’usage des armes sur tout son territoire. C’est pourquoi, Nawraj collabore étroitement avec l’armée libanaise et les mairies des villages frontaliers afin d’assurer la sécurité des chrétiens.

5°/ Quelles actions menez-vous dans ce but, en particulier soutenez-vous les familles chrétiennes confrontées aux coûts exorbitants des scolarités dans les établissements dirigés par des congrégations religieuses ?

Nous soutenons 20 familles dans le besoin grâce à 20 donateurs qui sont en train de parrainer. Nous ne disposons malheureusement pas de grands moyens pour pouvoir tout faire. Il existe, heureusement, des associations spécialisées dans le soutien des familles chrétiennes confrontées aux coûts exorbitants des scolarités dans les établissements dirigés par des congrégations religieuses. En revanche, nous avons créé au Couvent du Christ Rédempteur à Zahlé un centre de formation continue gratuit dans plusieurs domaines : une école d’aides-soignantes (trente étudiantes ont déjà été diplômées), une école de langues, une école dans le digital et le numérique et une école de professionnalisation en musique. À Kobayat, à la frontière extrême-nord avec la Syrie, nous avons financé l’extension d’une aile du collège public. À Rass Baalbek, à la frontière nord-est avec la Syrie, nous avons financé l’installation d’un laboratoire digital et numérique dans le lycée public. À Kaa (le village où 8 jihadistes se sont fait exploser le même jour le 27 Juin 2016, tuant et blessant 38 civils), nous avons financé l’installation d’une bibliothèque publique. De plus, dans les villages frontaliers que Daech attaquait, nous avons formé un fonds spécial finançant l’assurance médicale pour 110 familles qui n’avaient aucune assurance maladie. Dans tous les villages où nous agissons, nous faisons tout ce qui est en notre pouvoir pour empêcher que les établissements scolaires privés et publics ferment leurs portes.

6°/ L’Église locale vous soutient-elle ? Où en est l’application de l’exhortation apostolique Une espérance nouvelle pour le Liban, publiée par saint Jean-Paul II en 1997 ?

Nous sommes soutenus par les quatorze Églises du Liban. Les locaux de Nawraj se trouvent au sein du complexe patriarcal maronite à Jounieh. L’Église grecque-catholique (melkite) nous donne tout le support logistique dans la Békaa nord-est. Les Églises grecque-orthodoxe, syriaque-orthodoxe et arménienne-orthodoxe soutiennent nos activités à Zahlé, au cœur de la Békaa. L’Église évangélique nous a obtenu un financement important d’Allemagne. Nous sommes de toutes confessions chrétiennes et coopérons localement avec toutes les Églises. Nous sommes vraiment œcuméniques.

Dans son exhortation apostolique Une espérance nouvelle pour le Liban, saint Jean-Paul II dit que « l’Église désire manifester au monde que le Liban est plus qu’un pays : c’est un message de liberté et un exemple de pluralisme pour l’Orient comme pour l’Occident ! »

La disparition des Libanais chrétiens signerait la fin du pluralisme et du vivre ensemble au Liban car dans une région vivant au rythme du conflit entre sunnites et chiites, ils sont le liant et le ciment social entre Libanais : sur les 1611 villages qui existent au Liban, il n’y a presque aucun village mixte sunnites-chiites, sunnites-druzes ou chiites-druzes, par contre les chrétiens vivent avec toutes les communautés musulmanes sur l’ensemble du territoire libanais.

La neutralité immuniserait le Liban des luttes intercommunautaires pour le pouvoir par l’intermédiaire de formations politiques ayant souvent des allégeances étrangères. Le régionalisme transformerait ces luttes en compétition régionale saine et favoriserait une concurrence économique et sociale entre les régions permettant de pallier aux carences et aux défaillances du pouvoir central et de résoudre rapidement des problèmes locaux. 

7°/ Vous participez activement à la révolte contre le système libanais. Quelles sont vos motivations à ce sujet et comment voyez-vous l’issue de ce mouvement ?

Le Liban est un pays de 10 452 km2 et d’un peu moins de 5 millions d’habitants libanais, montagneux et véritable forteresse naturelle, refuge de toutes les minorités persécutées et bâti sur le principe de la liberté. Malheureusement le système libanais est hérité des Ottomans, reposant d’une part, sur le népotisme, la corruption, le détournement d’argent et de marchés publics et, d’autre part, sur la « peur de l’autre », une lutte intercommunautaire pour le pouvoir, l’allégeance de leaders et de leurs formations politiques à des pays étrangers et enfin le féodalisme. Tout cela fait qu’il y a une léthargie au niveau de l’État. Il est totalement paralysé. La jeunesse libanaise a identifié ces maux et a su créer une cohésion nationale pouvant servir de base à une citoyenneté libanaise au-dessus de l’appartenance communautaire. C’est pourquoi je participe activement à la révolte contre les dirigeants libanais en soutenant les jeunes sur le terrain et en essayant de les guider.

Nous espérons la formation rapide d’un gouvernement de personnes, intègres et propres, capables de changer positivement ce système en adoptant notamment la neutralité et le régionalisme et de résoudre les problèmes économiques et sociaux.

Il existe un problème de liquidités chez les banques car celles-ci ont prêté de l’argent à l’État libanais mais l’argent public a été gaspillé par la classe politique gouvernante de 1992 à aujourd’hui. À cela s’ajoute une crise économique depuis le début de la guerre en Syrie (en 2011) et la présence de 1 600 000 réfugiés syriens au Liban (en plus des 400 000 réfugiés palestiniens) qui constituent un poids socio-économique beaucoup trop important pour un pays où il n’y a pas suffisamment d’emplois créés (ce qui pousse à l’émigration des milliers de jeunes chaque année), où il n’y a pas d’eau et d’électricité en continu et où il n’y a pas de bonnes infrastructures.

Au niveau sécuritaire, aucun Libanais ne veut d’une guerre civile. Pas même le Hezbollah qui est la seule formation politique libanaise armée. En revanche, les réfugiés syriens et palestiniens, essentiellement sunnites, peuvent être utilisés par des puissances étrangères. D’une part, les organisations palestiniennes restent armées. Et, d’autre part, presque tous les hommes parmi les réfugiés syriens ont fait leurs services militaires. Ils pourraient recevoir armes, munitions et argent à tout moment. Syriens et Palestiniens pourraient constituer une armée sunnite contre le Hezbollah chiite. Israël pourrait s’inviter dans un tel conflit. De même que les jihadistes libanais sunnites qui ont affronté l’armée libanaise près de Tripoli (à l’aube de l’an 2000 puis en 2007 dans un camp palestinien) et à Saïda (en 2013) et qui s’en sont pris aux églises du centre-ville et du principal quartier chrétien (Achrafieh) de Beyrouth (en 2006).

8°/ La déconfessionnalisation du système libanais, revendiquée par une partie des manifestants chrétiens, n’est-elle pas un piège pour eux ? Ne risque-t-elle pas de profiter à l’islam, désormais majoritaire, dans la mesure où la charia prévoit qu’en pareille situation cette religion doit régir l’État ?

Il s’agit d’un projet qui prendra du temps car il se fera par étapes et qui dépendra de l’évolution de la société libanaise.

Pour ne pas que la déconfessionnalisation politique soit un piège pour les chrétiens dans le sens où elle permette aux musulmans d’imposer la charia comme source de la loi comme on l’a vu dans les pays où se sont produits les « printemps arabes », il est important de commencer par le bas : afin d’édifier un État-nation, l’identité communautaire doit laisser place à une identité citoyenne ; pour cela, il faut instituer un Code civil unifié du statut personnel, première étape vers la séparation avec les religions, y compris l’islam, et donc vers ce qu’on appelle au Liban, l’état civil, et que vous appelez en France, la laïcité.

Ce serait la première fois de l’Histoire que les musulmans accepteraient à la fois librement et volontairement un Code civil unifié. Cela pourrait provoquer un effet boule de neige et toucher les pays environnants et tout le monde musulman. Les Libanais musulmans ont beaucoup évolué grâce à leur contact au quotidien avec les Libanais chrétiens. Au Liban, le 25 mars a été proclamé fête nationale islamo-chrétienne pour célébrer ensemble la fête de l’Annonciation à la Vierge Marie. Au Moyen-Orient, cette réalisation n’aurait pu se faire qu’au Liban. Les musulmans visitent les sites religieux chrétiens et y prient à leur façon. Cette année, au cours du même mois, un imam chiite a annoncé la guérison de sa mère par Saint Charbel avant qu’un druze puis un sunnite annoncent à leur tour leurs guérisons par le saint le plus connu du Liban.

9°/ D’une manière générale, les chrétiens sont-ils encore en mesure de relever les défis religieux, sociaux et culturels auxquels le Liban est aujourd’hui confronté ? Leur alignement fréquent sur les idées et les mœurs de l’Occident ne les affaiblit-elle pas aux yeux des musulmans ?

Mon regretté ami et ancien ministre Sélim Jahel avait rédigé un discours à Béchir Gemayel que j’aime citer : « Dans les moments de total dénuement, où livrés au bombardement sauvage de l’artillerie syrienne et palestinienne, sans armes, sans argent, sans amis, calomniés, vilipendés par les mass media et les chancelleries du monde entier, nous n’avons jamais, pas un seul instant, douté de l’issue finale. (…). Comment imaginer le Moyen-Orient sans le Liban ? Pour les peuples persécutés de la région, le Liban c’est le bout du tunnel, la lumière de la liberté. Arracher à ce monde-là cet ultime espoir est un péché contre l’esprit. »

Depuis la chute de Saddam Hussein (2003) et le retrait syrien du Liban (2005), trois paramètres ont changé pour les Libanais chrétiens. Premièrement, pour la première fois depuis 1 400 ans, les Libanais musulmans ont besoin des Libanais chrétiens et ne sont plus dans une logique de confrontation avec eux en raison du conflit qui oppose les sunnites et les chiites au Liban et dans toute la région. Deuxièmement, la proclamation de l’État du Grand-Liban en 1920 a insufflé le virus de la liberté et on observe que toutes les dictatures arabes (Égypte, Syrie, Arabie saoudite, etc.) qui nous voulaient du mal sont en crise et peinent à se relever et à trouver des solutions à leurs propres problèmes. Troisièmement, la présence d’une coalition internationale sur le terrain au Moyen-Orient est peut-être signe d’un remodelage prochain de la région mais la nouveauté est surtout que la Russie qui nous a combattus à l’époque de l’Union soviétique se pose désormais en protectrice des chrétiens d’Orient.

Je suis profondément croyant et je suis pratiquant. J’ai espoir car j’ai la foi. Je crois donc qu’il est possible pour les chrétiens de relever les défis religieux, sociaux et cultures auxquels le Liban est aujourd’hui confronté.

Vous avez raison de dire que la société chrétienne libanaise est fréquemment alignée sur les idées et les mœurs de l’Occident mais dans le même temps nous avons aussi le sentiment d’être, au fond, pour l’âme occidentale une nouvelle Jérusalem. Cela peut vous paraître déconnecté des réalités aujourd’hui mais je vous l’assure : le renouveau chrétien de l’Europe viendra du Liban.
Le terrorisme jihadiste pose de vrais défis religieux, sociaux et culturels aux musulmans. De plus en plus de musulmans deviennent chrétiens ou athées. Le malaise est profond. L’islam doit changer ou alors il explosera de l’intérieur. On voit partout dans le monde musulman et surtout en Arabie saoudite, en Égypte et en Iran, une jeunesse désireuse de libertés.

10°/ Quels rapports entretenez-vous avec la France ? Vous avez lancé un appel pour susciter des jumelages entre communes françaises et libanaises. Avez-vous été entendu ?

Avec la France, il est difficile de déceler toutes les choses communes qui existent entre nous, de les nommer, de les énumérer, elles sont incrustées dans l’inconscient collectif de nos deux peuples. Les Libanais chrétiens restent francophiles et francophones, cela fait partie de leur identité culturelle. C’est essentiellement grâce aux congrégations chrétiennes que le français s’est propagé et se maintient. Francophiles, les Libanais chrétiens sont donc le relais de la francophonie et de l’influence de la France au Moyen-Orient. Au Moyen-Orient, le Liban est encore le pays où la francophonie est fortement présente et où la France reste le pays qui possède le plus d’institutions : des établissements d’enseignement, des centres culturels, des centres hospitaliers et des entreprises commerciales. Par conséquent, des liens solides unissent nos deux pays et nos peuples respectifs.

Nous comptons donc sur la France pour accélérer le processus de rapatriement des réfugiés syriens en Syrie afin d’éviter un drame économique et social, voire même sécuritaire.

Nous cherchons à obtenir une aide financière de la France et de l’Union européenne car les chrétiens sont les Libanais recevant le moins d’aide financière de l’étranger alors qu’ils en ont besoin pour promouvoir les projets de développement générateurs d’emplois. Les aider ne veut pas dire leur donner une assistance à caractère humanitaire mais les aider à construire et renforcer leurs structures de base et les moyens nécessaires (économiques, politiques, sociaux et culturels) pour s’affirmer.

Nous recherchons des entreprises françaises intéressées par la force de travail et qualifiée du Liban désireuses de s’installer au Moyen-Orient et aussi de celles qui pourraient exporter des produits fabriqués au Liban surtout dans les zones les plus reculées afin de préserver la production artisanale locale.

La France peut exercer un lobbying et des pressions politiques et économiques sur les gouvernements des pays du Moyen-Orient pour les inciter à préserver les droits des chrétiens au niveau politique mais aussi au niveau économique et social. La France peut par exemple conditionner et lier ses appuis politiques, économiques ou même militaires au degré de respect des droits des chrétiens, et notamment leur droit à exercer librement leur culte, participer équitablement au pouvoir, etc.

Un observatoire pourrait être ainsi créé à cet effet. Son but serait de surveiller la situation des Chrétiens vivant au Moyen-Orient et au Maghreb en passant par la Turquie et l’Iran et d’identifier les projets de développement économique et social qui serviraient à consolider leur présence et leur rôle dans leurs pays d’origines. Son siège naturel pourrait être Paris. Cet observatoire pourrait aussi attirer l’attention de l’opinion publique, des gouvernements en Europe et des médias sur leur situation.

Il est primordial de multiplier l’exposition médiatique sur la situation des chrétiens au Moyen-Orient. Il faut davantage de tribunes dans la presse et plus de diffusion d’information à leur sujet.

L’Europe et la France surtout, pourraient œuvrer pour établir la neutralité du Liban qui devrait être garantie internationalement comme l’Autriche autrefois et le Turkménistan aujourd’hui.

Nous cherchons à jumeler des villages chrétiens du Liban avec des communes françaises. Nous avons réussi le premier projet de jumelage entre un des villages frontaliers, en l’occurrence Rass-Baalbeck, et un village français, Camaret-sur-Aigues. Notre projet de « jumelages » comprend 40 villages libanais frontaliers. Ce processus va beaucoup contribuer à l’enracinement des chrétiens dans leurs villages d’origine. Ces villages pourraient ainsi bénéficier d’une aide au développement. Ce jumelage peut également se faire au niveau des paroisses libanaises et françaises, des écoles et universités chrétiennes libanaises et françaises, des groupements sociaux libanais chrétiens et français, etc.

Propos recueillis par Annie Laurent

© LA NEF n°321 Janvier 2020 (version intégrale de l’entretien paru dans la version papier)