Les martyres d’Orange

32 religieuses furent guillotinées en 1794 à Orange en martyres de la foi. Béatifiées en 1925, elles pourraient prochainement être canonisées. La publication d’un livre qui leur est consacré (1) est l’occasion de revenir sur cet épisode de la Révolution.

Mardi 9 juillet 2019. Depuis plusieurs jours, la canicule s’abat sur la France mais les fortes chaleurs ne découragent pas les pèlerins. Partis de plusieurs endroits du diocèse d’Avignon, ils sont nombreux à converger vers la chapelle de Gabet, à quelques kilomètres au nord-ouest d’Orange. C’est là, que Mgr Cattenoz a donné rendez-vous pour la messe. Le lieu est étonnant. Une bande verte d’herbe ombragée fait tache au milieu des champs dont la terre est séchée par le soleil au point de n’être qu’une sorte de poussière. À l’entrée de la parcelle, la chapelle a été érigée en 1832. Bien précieux transmis de génération en génération, elle nous est parvenue en bel écrin. C’est sous cette terre fertile que reposent les trente-deux bienheureuses dont le diocèse fête, en ce jour, le deux-cent vingt-cinquième anniversaire du martyre. Pourquoi ces quelques femmes de « l’ancien monde » sont-elles encore l’objet d’une telle ferveur populaire au XXIe siècle ? Il y a autant de réponses que de pèlerins mais, il est probable que chacun se reconnaît un peu en elles. Car ces femmes ordinaires ont affronté un monde ayant perdu ses repères tout en restant fidèles au Christ d’une manière « extraordinaire ».
Les martyres d’Orange font partie de nos proches car chacune a grandi dans l’une de nos familles. Certaines dont sœur Sainte-Mélanie, ou les deux sœurs Sainte-Sophie, l’une ursuline à Bollène et l’autre à Pont-Saint-Esprit, appartiennent aux grandes lignées de Provence que sont les Guilhermier, les d’Alauzier et les d’Albarède. D’autres sont issues de familles de notables comme sœur Iphigénie, sœur Saint-Théotiste ou sœur Saint-Basile dont les pères étaient médecins, notaires ou avocats. D’autres encore proviennent de milieu tout simple de paysans, de militaires ou de marchands comme sœur Saint André, sœur Claire ou sœur Saint-François. Les bienheureuses nous indiquent que la sainteté est un appel auquel nous pouvons tous répondre !
Et si l’appel est universel, c’est donc qu’il n’a pas de limite d’âge ! La plus jeune d’elles, sœur Marie de l’Annonciation, a tout juste vingt-quatre ans tandis que la doyenne, sœur Saint-Augustin est dans sa soixante-seizième année. Elle aurait pu être la grand-mère de la première. Ce sont donc trois générations qui montent à l’échafaud. La sainteté s’adresse dès maintenant à chacun de nous. Tout juste un siècle avant sainte Thérèse, les martyres d’Orange disent aussi : « Tu le sais, ô mon Dieu ! Pour t’aimer sur la terre, je n’ai rien qu’aujourd’hui ! »
Si toutes ont suivi le Christ en embrassant la vie religieuse, leurs vocations sont différentes. Seize des bienheureuses sont issues de plusieurs couvents de l’Ordre de sainte Ursule qui a pour mission l’éducation des jeunes filles. Treize martyres sont des contemplatives qui appartiennent au monastère du Saint-Sacrement de Bollène dont le charisme est l’adoration eucharistique perpétuelle. Enfin, il y a aussi deux cisterciennes et une sœur bénédictine. La plupart sont sœurs de chœurs dont trois mères supérieures, mais il y a aussi quatre converses dont la charge est de pourvoir à la vie matérielle de leur communauté. Elles n’assistent donc pas à tous les offices. Les bienheureuses nous montrent que même au sein d’un couvent, il existe plusieurs chemins pour accéder à la sainteté.

Un monde déboussolé
Lorsque Louis XVI convoque les États généraux, il ne se doute pas, qu’insidieusement, s’annonce la fin du régime. D’ailleurs, la Révolution se fait aussi contre l’Église avec l’étrange complicité de quelques évêques, de prêtres et de religieux. Issue des États généraux, l’Assemblée interdit les vœux de religion (octobre 1789), met les biens de l’Église, confisqués, à la disposition de la nation (novembre 1789), annule les vœux déjà prononcés et abolit les congrégations (février 1790) ; établit la Constitution civile du clergé, avec évêques et curés désignés par le corps électoral (juillet 1790) ; oblige les ecclésiastiques à prêter serment à la Constitution civile du clergé sous peine d’être poursuivis comme perturbateurs de l’ordre public (novembre 1790). La manœuvre persécutrice apparaît vite : contrôler l’Église en la sécularisant et en la spoliant.
Dans un premier temps, la Révolution ne concerne pas les bienheureuses qui sont établies dans le Comtat Venaissin, terres relevant du pape. Ainsi, sœur Madeleine de la Mère de Dieu prononce ses vœux en février 1790. Mais les idées nouvelles gagnent Avignon et Carpentras qui sont rattachés à la France en septembre 1791. Désormais, les lois s’y appliquent alors que l’irréligion poursuit son œuvre : suppression des congrégations séculières et défense de porter l’habit religieux (avril 1792), dénonciation et déportation des prêtres (mai 1792). Le 17 août 1792, l’Assemblée législative décrète que toutes les maisons occupées par des religieux seront évacuées et mises en vente. En octobre, les bienheureuses sont expulsées de leur couvent ou monastère.
Les communautés parviennent à se maintenir dans des maisons louées. Malgré la misère, la vie religieuse se poursuit dans la fidélité. En août 1792, la Législative a aussi décrété que tous les ecclésiastiques doivent prêter le serment d’être fidèle à la nation et de maintenir la liberté et l’égalité ou de mourir en les défendant. Les « fanatiques » qui refusent le serment sont déclarés « hors la loi » et traités comme tels. Le 26 décembre 1793, l’obligation de prêter le serment de « liberté-égalité » est étendue aux religieuses. À partir de mars, les arrestations débutent dans le Comtat. Trois mois plus tard, les sœurs du Saint-Sacrement et les Ursulines de Bollène rejoignent la prison de la Cure à Orange où une commission populaire ne tarde pas à être installée.

Fidèles au Christ
L’incarcération des bienheureuses résulte de leur fidélité au Christ depuis les premières heures de la persécution. Avant le rattachement à la France, les sœurs du Saint-Sacrement ont demandé le maintien de leur Ordre à l’Assemblée en signant une lettre se terminant par « la mort plutôt que l’apostasie ». Après l’annexion, en juin 1792, la municipalité de Bollène se rend dans les communautés pour recueillir l’intention des religieuses, de quitter ou non leur état de vie. Une nouvelle fois, elles demeurent fidèles. Neuf mois plus tard, elles doivent prêter le serment de « liberté-égalité ». Mais à l’instar de Madeleine de la Mère de Dieu, pour qui « prêter le serment serait apostasier et qui préfère mourir plutôt que de manquer à ses devoirs de religion et de religieuse », elles refusent toutes en ayant pleinement connaissance des conséquences de leur acte.
Issues de couvents et monastères différents mais regroupées dans le même cachot, les sœurs forment une nouvelle communauté. La prison est devenue leur cloître commun. Ensemble, elles restent en retraite, priant tout le long du jour. Dans un total abandon, elles se préparent saintement à la mort en disant : « Je ne refuse ni la vie ni la mort, je vous supplie […] de disposer de ma vie et de ma mort pour votre gloire, pour le service de votre sainte épouse. […] J’acquiesce à tout ce que vous avez ordonné de ma vie et de ma mort, pour le lieu, pour le temps, pour la manière et pour les circonstances qui doivent l’accompagner. Je suis persuadée, Seigneur, que de quelque façon que vous me traitiez, ce sera toujours avec beaucoup de justice et en même temps de miséricorde. »
Entre le 5 et le 26 juillet 1794, elles sont présentées individuellement ou par petits groupes à la commission populaire. Malgré l’habileté du tribunal, aucune n’apostasie car, note l’un des rapports au Comité de Salut public, « les béates ont déclaré qu’il n’était pas au pouvoir des hommes de les empêcher d’être religieuses ». À l’issue de la sentence, sœur Marie des Anges remercie même les juges « de ce qu’ils lui procuraient le bonheur d’aller se réunir aux saints anges ». Absolvant son bourreau, sœur Sainte-Sophie, née d’Alauzier, exprime aussi délicatement et à sa manière le pardon. Une petite fille assiste à la scène. Bien après la Révolution, elle aimait à rappeler ce souvenir : « J’ai vu de mes yeux [une religieuse] agenouillée au pied de l’échafaud, qui le baisa d’abord avant d’offrir sa tête. » Et invariablement, elle achevait en levant les yeux et les bras au ciel : « Oh ! Si vous les aviez vues ces belles religieuses ! Si vous les aviez vues ! »
Voilà la réponse ! Deux cents ans plus tard, le peuple de Dieu marche toujours vers Gabet pour voir ces bienheureuses martyres de la Révolution. Avec ferveur, il prie en chemin pour obtenir leur canonisation et qu’enfin déclarées saintes, elles soient portées sur les autels.

Alexis Neviaski

(1) Alexis Neviaski, Les martyres d’Orange. Elles montèrent à l’échafaud en pardonnant à leurs bourreaux, Artège, 2019, 300 pages, 16 €. Voir le site : https://www.canonisation-32-martyres-orange.fr

© LA NEF n°320 Décembre 2019