«Nous autres, civilisations, savons maintenant que nous sommes mortelles. » L’équivocité de la réflexion de Paul Valéry, dans la Crise de l’esprit (1919), met à la fois en perspective le caractère vulnérable de cette civilisation qui se sait désormais aussi fragile « qu’une vie », comme l’écrit l’auteur quelques lignes plus loin ; et sa force létale : capable de porter la vie a des sommets de grandeur, la civilisation est également auréolée d’une puissance de destruction insoupçonnable jusqu’alors. Si cette sentence a pu marquer le XXe siècle et permettre d’interroger les totalitarismes qu’il a vu prospérer, elle semble s’appliquer avec plus de force encore à l’aube de ce troisième millénaire, qui voit, avec l’apparition du transhumanisme, se redessiner à une vitesse vertigineuse les contours de l’humanité à venir.
De l’homme augmenté au posthumain, le transhumanisme revêt des visages multiples qui semblent cependant tous annoncer un bouleversement radical de la nature même de l’humanité et l’on oscille entre la fascination et l’effroi devant les scénarios de science-fiction qui nous sont présentés. Ce mouvement culturel et intellectuel affirme qu’il est « possible et désirable d’améliorer fondamentalement la condition humaine en développant et diffusant largement les techniques visant à éliminer le vieillissement et à améliorer de manière significative les capacités intellectuelles, physiques et psychologies de l’être humain » (1).
La transformation de l’homme, envisagée au niveau individuel, ou par la création d’un « humain augmenté », qui constituerait une nouvelle espèce, une humanité + (symbolisé H+) dans l’hybridation qui est faite de l’homme et de la machine, peut affecter différentes facultés de l’être humain : capacités physiques ou cognitives, longévité ou immortalité.
Si aucun irénisme ou aveuglement n’est permis face à de tels enjeux, tant dans les politiques de défense et de sécurité internationale que dans le recours aux techniques bio-médicales en vue de « neuro-amélioration de la personne non malade », on peine cependant à démêler les faits des oracles de certaines pythies contemporaines. « C’est la caractéristique première de la technologie, écrit Don DeLillo, d’un côté elle suscite un appétit d’immortalité, de l’autre elle provoque la peur de l’extinction universelle » (2).
À la fragilité de la vie, à la vulnérabilité de l’existence qui apparaît avec tant de force après les ravages du XXe siècle ou en des temps de crise écologique que l’on nous présente comme sans précédent, le transhumanisme répond avec de mirifiques promesses de vie éternelle… mais il semble dans le même temps annoncer une aliénation radicale aux différentes technologies.
La découverte de ce Nouveau Monde nous réservera-t-elle le même traitement qu’aux derniers natifs des terres conquises ? Pourtant défenseurs de la recherche et du progrès, Bill Gates ou Stephen Hawking s’inquiètent de l’avènement d’une superintelligence artificielle capable de pulvériser notre espèce. Si nous ne voulons pas être obsolètes dès la naissance, si nous voulons rester les êtres les plus évolués, nous faut-il devenir des robots nous aussi ? Période de rupture fondamentale, comment notre début de troisième millénaire sera-t-il jugé par la postérité ? Quelle forme prendra cette postérité et surtout, de quel jugement sera-t-elle capable ?
Accro aux nouvelles technologies
Il importe de distinguer au sein du discours proféré sur l’intelligence artificielle (IA) et sur l’évolution des nano et biotechnologies, les progrès scientifiques réels, de la prophétie que certains prêtres du techno-progressisme font passer pour imminente. De fait, l’irruption de l’intelligence artificielle dans nos vies n’est plus une option que l’on pourrait décocher, un interrupteur que l’on aurait encore le loisir d’éteindre…elle est devenue indispensable, nécessaire, elle prend forme de déterminisme. Tout le monde est accro aux nouvelles technologies sans forcément s’en rendre compte : on regarde en moyenne 150 fois par jour son téléphone portable. Il existe d’ailleurs un droit élémentaire à la connexion comme il existe un droit à l’électricité. Les opérateurs ne peuvent arrêter brutalement la connexion d’un client insolvable, mais seulement réduire son débit, comme un fournisseur d’électricité doit en assurer une fourniture minimale. Chacun de nous informe et nourrit la pieuvre tentaculaire des GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) et des BATX chinois (Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi), par l’ensemble des données que nous leur fournissons.
Cependant on ne peut accorder un crédit absolu aux chantres de ce que l’on appelle l’« ère de la singularité » : prise au sens large, cette expression désigne un avenir dans lequel l’intelligence des machines dépassera allègrement celle des humains qui les ont créées, actant définitivement la fusion entre la vie technologique et la vie biologique avec comme promesse ultime la résolution des problèmes humains les plus complexes ; cette déclaration radicale de techno-progressisme exerce une influence patente sur la culture de la Silicon Valley et ainsi sur l’imaginaire lié aux nouvelles technologies. Si ces scientifiques disposent de moyens humains et financiers exorbitants leur permettant de travailler activement au monde qu’ils appellent de leurs vœux, il semble cependant nécessaire de s’attacher à la chronologie afin de démêler le prophétique du scientifique.
On peut, schématiquement, retenir quatre formes d’intelligence artificielle. C’est la partition que propose le Dr Laurent Alexandre dans La guerre des intelligences, intelligence artificielle versus intelligence humaine (3).
De 1960 à 2010 apparaît une première forme d’IA lorsque les algorithmes sont programmés manuellement. C’est ce système que l’on trouve lorsqu’il s’agit par exemple de coder un site internet. À partir de 2012 apparaît le deep learning qui commence à dépasser l’homme sur des taches bien spécifiques, par exemple en reconnaissance visuelle. Il s’éduque plus qu’il ne se programme ce qui donne une force terrible aux GAFA et aux BATX. Selon Laurent Alexandre, il peut concurrencer un radiologue mais pas un généraliste. Il lui manque pour cela la mémoire et la transversalité, troisième forme d’intelligence qui émerge doucement mais ne sera opérationnelle que vers 2030. Celle-ci pourrait se faire passer pour un homme, ce qui pose de redoutables problèmes de sécurité. La quatrième forme de l’intelligence artificielle n’est en revanche pas encore apparue : elle est celle de tous les scénarios de science-fiction. Elle serait l’apparition d’une conscience artificielle, IA dite forte, c’est-à-dire capable de conscience de soi et de sentiments. La date de son émergence est l’objet de querelles irrationnelles et messianiques chez les spécialistes.
« Aujourd’hui, écrit Laurent Alexandre, l’IA ressemble encore à un autiste atteint d’une forme grave d’Asperger qui peut apprendre le bottin téléphonique par cœur ou faire des calculs prodigieux de tête mais est incapable de préparer un café. » On peut donc s’interroger sur la performativité de telles prophéties : les ordinateurs deviendront-ils un jour des êtres conscients ou ne seront-ils jamais que des calculateurs sophistiqués incapables de toute émotion ?
L’incohérence fondamentale et pourtant élémentaire qui semble cantonner ce scénario à un horizon dont on s’approche sans jamais l’atteindre est l’idée selon laquelle le vivant pourrait être compris à l’aide d’un modèle mécanique. C’est un paradigme technicien qui préside à la réflexion transhumaniste. Pour que l’esprit puisse être téléchargeable dans une machine, encore faudrait-il qu’il soit matériel. Cette idéologie présuppose que l’on puisse réduire l’homme à ses données biologiques et que l’on puisse réduire le vivant à l’information qui le structure : puisqu’un code génétique est à l’origine du vivant, il doit être possible d’en établir un codage informatique. De l’ADN aux données informatiques il n’y a donc qu’un pas. Ainsi, Ray Kurzweil, fervent zélateur du transhumanisme, écrit que « nos corps biologiques version 1.0 sont fragiles et sujets à quantité de dysfonctionnements, sans mentionner les laborieux rituels de maintenance qu’ils requièrent ». L’ordinateur n’est pas compris par anthropomorphisme mais c’est l’homme auquel on applique un vocabulaire informatique. Cette conception mécaniciste du système se fonde sur une permanente quête d’amélioration du processus et procède donc d’une logique de l’artefact qui ignore que nous serons toujours devant le vivant comme devant un mystère, condamnés à nous répandre en hypothèses sur sa constitution sans maîtriser les complexités d’une totalité qui ne peut se réduire à la somme de ses parties.
Mieux masquer nos asservissements
Si les idées de créer une conscience artificielle ou d’abolir la mort sont bien lointaines, sans doute participent-elles de cette sidération médusée devant les pythies du transhumanisme qui nous fait oublier l’aliénation quotidienne qui est la nôtre. Le transhumanisme nous promet des lendemains qui chantent pour mieux masquer nos réveils entre smartphone et ordinateur. De fait, c’est un véritable asservissement à la machine qui s’orchestre sous prétexte de permettre notre libération des lois de la nature. Nous sommes désorientés dans un monde où le GPS pense à notre place, incapables d’écrire français pour avoir trop usé de la correction orthographique et les femmes congèlent leurs ovocytes pour être rentables plus longtemps… « Le transhumanisme ne cesse d’en appeler à l’imaginaire de la souveraineté individuelle mais ne laisse présager qu’une radicalisation de l’aliénation », écrit Olivier Rey dans Leurre et Malheurs du transhumanisme (4). Pire, sans doute le transhumanisme n’est-il pas un progrès mais la solution d’un problème dû à la technique : demain des robots de Calico, complexe de biotechnologies appartenant à Google, permettront de lutter contre les formes autistiques dues à l’usage abusif des NTIC (5) des jeunes japonais en leur tenant compagnie. C’est le sens des cyborgs (cybernétic organism) qui ont pour but de « modifier les fonctions corporelles de l’homme pour répondre aux exigences des environnements extraterrestres ». L’homme augmenté n’est que le produit d’un monde ravagé : c’est la situation diminuée de l’homme contemporain qui rend alléchantes les perspectives transhumanistes.
Heidegger le prédisait, on ne guérit de la technique que par la technique. Olivier Rey met en exergue les trois stratégies employées afin d’imposer le transhumanisme : on commence par faire danser devant vos yeux les promesses d’un transhumanisme messianique : demain, la mort sera abolie et votre corps invulnérable. La deuxième stratégie est la banalisation : si vous refusez le transhumanisme, alors ne portez plus de lunettes, d’oreillettes ni de prothèses, n’utilisez plus rien qui transforme votre rapport au monde par l’artifice. Enfin on vous impose la fatalité : « Vous êtes embarqués », on ne peut refuser l’inéluctable marche du progrès. Olivier Rey montre néanmoins que plus le monde va mal, plus il faut abreuver les populations de promesses époustouflantes : « Les promesses transhumanistes ne sont pas destinées à se réaliser. Mieux vaut donc ne pas perdre son temps à s’émerveiller ou s’épouvanter du futur qu’elles dessinent. Leur véritable nocivité est ailleurs : elle réside dans leur faculté à captiver l’esprit, à le divertir de ce dont il devrait se soucier. Pour faire face à ce qui nous attend, l’urgence serait de diminuer notre dépendance à la technologie » (6).
Présenté comme le choix par lequel on surpasserait une nature limitée pour se faire créateur affranchi des servitudes biologiques, le transhumanisme prétend cependant être une fatalité.
C’est du moins sur cet apparent déterminisme que se fonde l’aspect messianique de cette idéologie. À bien des égards le transhumanisme s’inscrit dans la droite ligne des matérialismes historiques et biologiques qui ont présidé aux idéologies du XXe siècle. Ainsi la réduction matérialiste s’accomplit par cette double réduction de toute spiritualité à de la matière et de toute matière à de l’information. Tout n’est que Data et ce Data nous gouverne. Voilà sur quel paradigme mécaniciste elle se fonde chez Marvin Minsky, pour qui le cerveau se résume à une « machine de viande ». Si l’on envisage la machine comme un dispositif conçu pour accomplir une tâche de manière optimale, alors le but notre cerveau en tant que « machine de viande » est d’accroître au maximum nos capacités cognitives. Améliorer notre potentiel computationnel serait notre devoir, ou du moins notre raison d’être, impliquant de tout mettre en œuvre pour fonctionner le plus longtemps et le plus efficacement possible. L’ex-Union soviétique voit donc ses fantasmagories prolongées par le geste transhumain. Il ne s’agit plus de prendre un corps blessé et de le guérir mais d’en faire un surhomme. « Cet homme futur, que les savants produiront, nous disent-ils, en un siècle, pas davantage, paraît en proie à la révolte contre l’existence humaine telle qu’elle est donnée, cadeau venu de nulle part (laïquement parlant) et qu’il veut pour ainsi dire échanger contre un ouvrage de ses propres mains. » Ainsi s’exprime Hannah Arendt dans la Condition de l’homme moderne (1958).
Le transhumanisme découle en effet d’une rébellion contre la nature humaine, finie, limitée, pulsionnelle. Il procède ainsi du même mouvement que le collectif LGBTQI ou la logique antispéciste. Redéfinissant les limites de l’humain, il dessine le visage d’une post-humanité qui s’avère plutôt être une inhumanité. Immergés dans le Styx afin d’être rendus invulnérables, c’est sans doute dans ce refus de la vulnérabilité que réside le talon d’Achille des transhumanistes. Lorsque l’on sait combien l’intelligence émotionnelle des enfants ayant grandi en présence d’une personne handicapée peut se développer, il semble fondamental de préserver ce qui fait le propre de notre humanité. La vulnérabilité de notre incarnation est la condition du prix de l’existence. Face à cette idéologie de la virtualisation apparaît urgente la contemplation de la Présence Réelle… qui seule triomphe de la mort.
Maylis de Bonnières
(1) The Transhumanist Declaration.
(2) Bruit de fond, Stock, 1986 (rééd. Actes Sud, 2001).
(3) JC Lattès, 2017.
(4) Desclée de Brouwer, 2018.
(5) Nouvelles technologies de l’information et de la communication.
(6) Ibid.
© LA NEF n°312 Mars 2019