L’argent et les catholiques : on n’a pas fini de gloser sur ce thème. Pour les uns, ces empotés de catholiques sont consubstantiellement incapables de comprendre et d’admettre les réalités élémentaires de notre économie, à commencer par l’argent. Pour d’autres au contraire, l’argent est au cœur de l’horreur économique ; dès qu’on parle d’argent il faut se signer et conspuer la corruption ambiante, et le règne du Malin qu’il incarne. D’autres enfin louvoient : oui il en faut, mais on doit pouvoir s’en tirer par des compromissions habiles et des bons sentiments.
Tout cela manque un point essentiel, et en même temps révèle une réalité profonde : l’argent est un sujet majeur pour le chrétien. Parce que les Évangiles lui consacrent une place importante, nous demandant même de choisir entre Mammon (l’argent personnifié) et Dieu. Parce qu’aussi ils évitent le manichéisme : oui l’argent est une tentation majeure, et même au plan matériel la personnification de la tentation (sachant qu’il y a aussi des tentations spirituelles plus radicales, comme l’orgueil : ce qui a perdu Lucifer n’est pas l’argent). En même temps, choisir Dieu contre Mammon non seulement n’implique pas de donner à ce dernier un statut métaphysique qu’il n’a pas, car ce n’est qu’un outil ; mais il nous est enjoint de l’utiliser activement pour être sauvé, activement et résolument (« faites-vous des amis avec le Mammon d’iniquité »). Et intelligemment en plus : les enfants de lumière devraient même, nous dit le Christ, s’inspirer sur ce plan de l’habileté des enfants des ténèbres. Eh oui : les Évangiles ne sont pas un manuel pour troupier basique, ils demandent une certaine réflexion. Ou plutôt, un effort de discernement pour ceux, la plupart d’entre nous, qui n’ont pas d’emblée l’innocence des enfants de Dieu. Oui l’argent est à la fois à utiliser, et dangereux. Il faut donc se détacher de l’attraction qui est la sienne, et cependant en faire usage, car il est au cœur du rapport social – sans évidemment lui donner son sens, mais comme outil inévitable.
Un rôle étonnant
Pourquoi ce rôle étonnant pour un simple outil ? Il y a ici comme un mystère de l’argent : simple convention sociale, sans valeur intrinsèque, il est pourtant capable de synthétiser toutes nos tentations de corruption personnelle ou sociale. Mystère ou leurre, que le chrétien doit affronter avec détermination, comme le lui demande son Maître ; dans son principe comme dans son utilisation active. Car dans toute société, et dans la nôtre plus que dans tout autre, on n’échappe pas à des interrogations fondamentales sur notre rapport à l’argent. Comment d’abord le gagner sans se perdre ? Entre, d’un côté, le mercenaire qui vend son âme et, de l’autre, l’entrepreneur qui (comme Pie XI nous le rappelait) exerce la noble vertu de magnificence en créant des emplois et déployant sa richesse ? Comment ensuite le dépenser intelligemment, au travers des signaux que tout acte d’achat envoie à la société ? Comment enfin investir de façon bénéfique, en canalisant l’argent dans le bon sens ? Comment enfin le donner, acte évangélique par excellence ? C’est ce que j’ai voulu aborder franchement et systématiquement dans ce petit livre récemment paru L’argent maître ou serviteur, chez Mame.
Encore faut-il bien sûr sortir de sa zone de confort, et ne pas aborder le sujet à travers des clichés simplistes. Non, la réponse n’est pas simple et immédiate ; elle ne tient pas dans la formule naïve et erronée « l’argent mauvais maître, bon serviteur ». Mais inversement, on aurait tort de croire que l’argent nous impose inévitablement sa loi, sinon le Christ ne nous aurait pas demandé de l’utiliser activement et intelligemment. Et le détachement à l’égard de l’argent que toute la tradition chrétienne nous demande ne suppose pas un héroïsme proche de la folie. Les franciscains qui, au Moyen Âge, ont inventé l’économie politique ne possédaient rien en propre : ils ont pourtant été jugés par les marchands du temps les plus sûrs guides dans la conduite morale de leurs affaires, commerciales et financières.
En fait, c’est justement parce que l’argent joue dans les existences contemporaines un rôle encore plus massif et central qu’autrefois, que les chrétiens, et plus encore les catholiques, doivent s’emparer activement du sujet. Sans inhibition mais sans superficialité, activement et résolument. Pour leur salut comme pour notre avenir commun.
Pierre de Lauzun
Pierre de Lauzun vient de publier L’argent, maître ou serviteur (Mame, 2019, 192 pages, 16,90 €).