La basilique Saint-Pierre de Rome © AdobeStock

L’Église au tribunal de l’opinion

Si l’on s’intéresse avec sérieux à l’histoire de l’Église on ne peut manquer d’être frappé d’un mélange d’agacement et de découragement lorsque l’on entend, répétée avec un splendide aplomb ou une naïveté désarmante, la même litanie des horreurs et des erreurs censées avoir été accomplies et proférées par l’Église. C’est presque toujours faute de culture ou d’arguments. Néanmoins, il est rare qu’une erreur, même intentionnelle, surgisse du simple néant de la pensée : l’Inquisition, les croisades, les bûchers de sorcières… n’ont pas été inventés, ce qui l’a été c’est l’histoire que l’on a forgée autour d’eux, en jouant d’une certaine vraisemblance. C’est peut-être cet aspect de la question qui est le plus intéressant au fond, car, à bien y regarder, le mal entendu à propos de l’Église dit d’elle quelque chose qu’il est nécessaire parfois, utile souvent, instructif toujours, de prendre en considération. Le mal, en effet, tord la vérité, plus qu’il ne s’y oppose, et ce faisant, il lui rend un hommage involontaire. On pourrait dire la même chose de l’erreur en général, et de l’erreur historique en particulier. Faire cesser un mal comme redresser une erreur étant toujours délicat, il faut procéder avec une rigueur d’autant plus grande que les attaques sont vives, nombreuses et graves, en plus d’être fréquemment reprises à son compte par une large partie de l’opinion.
Pour cela nous commencerons par préciser ce qui est en jeu lorsque l’on parle de l’Église, avant de rappeler comment s’est constitué le corpus des reproches adressés à l’Église, pour finir en effectuant un rapide inventaire typologique des reproches qui lui sont adressés.
Ceci permettra d’éclairer les raisons de l’acharnement particulier dont l’Église est plus que jamais la victime de nos jours.

De quoi parle-t-on : qu’est-ce que l’Église ?
Les chrétiens professent une « seule Église, sainte, catholique et apostolique », qui est le corps dont le Christ est la tête et les sauvés les membres : c’est pourquoi on peut la dire dans la foi « une et sainte », en plus de l’affirmer « catholique et apostolique » du fait qu’elle vise l’universalité du Salut et trouve son origine dans la prédication des Apôtres. Cette Église « est dans l’histoire, mais elle la transcende en même temps » (1). Le spectacle des divisions internes et externes qui la blessent, les fautes de ceux qui s’en réclament, les limites formelles sur lesquelles son message bute depuis son origine, et la remise en cause de ses fondements historiques, pourraient faire douter de la validité d’une foi que des centaines de millions de fidèles répètent inlassablement, et pour laquelle nombre d’entre eux vont jusqu’à offrir leur vie.
L’Église ainsi entendue, ne saurait être l’objet des critiques qui lui sont pourtant adressées, y compris par des chrétiens : elle ne peut être que l’objet de la foi et donc, on la croit ou on ne la croit pas. C’est par paresse presque toujours, par conformisme souvent, par malignité parfois, que l’on use du mot « Église », là où, en toute rigueur de termes, il faudrait dire, « les chrétiens », « les catholiques », « les prêtres »… La difficulté se double en France du fait que l’Église catholique au sens moderne est tellement profondément liée à l’histoire de notre pays que l’on en parle comme de « l’Église » tout court, usage répandu jusque chez ses opposants les plus virulents qui ne semblent pas être bien conscients de ce qu’ils disent ainsi.
En France, l’Église catholique concentre l’essentiel, et parfois même la totalité, des reproches et des attaques visant les chrétiens, ce qui est une nouvelle illustration de la place éminente qu’elle tient dans l’histoire de notre pays. Comme notre perspective est historique, nous prendrons acte que cette Église catholique s’est toujours présentée comme l’Église tout court. C’est pourquoi nous lui appliquerons ce que nous avons dit de l’Église au sens générique : on ne peut en effet considérer que c’est l’Église catholique qui parle et agit à chaque fois qu’un de ses membres parle ou agit, aussi éminent soit-il. Il se trouve, en effet, qu’il existe ce que l’on appelle un « magistère » dans l’Église catholique, c’est-à-dire une autorité reconnue à certaines formes d’expression bien déterminées à propos des définitions touchant à la foi et aux mœurs.

Origine de ces attaques
Historiquement, les attaques ayant visé l’Église se sont constituées en trois temps. Durant les quatre premiers siècles de notre ère, une première série de mises en cause a été le fait d’autorités juives et romaines, selon des modalités très différentes : dans le premier cas, il s’agissait de saper les fondements du christianisme en niant que Jésus ait eu une origine divine et, dans le second, les Romains exprimaient leur rejet d’une religion qui prétendait ôter toute valeur aux autres et amenait ses fidèles à adopter des comportements très différents de ceux de la société globale, jusqu’à refuser de rendre un culte à l’empereur. L’apologétique chrétienne a eu raison de l’essentiel de ces mises en cause qui, par exemple, affirmaient que Jésus aurait été l’enfant adultérin de Marie et d’un légionnaire romain (2), et prêtaient aux chrétiens d’avoir la « haine du genre humain » (3). Pour l’instant, il n’est encore venu l’idée à aucun historien de reprendre ces affabulations à son compte.
En revanche, la controverse très virulente nourrie par les protestants à partir du XVIe siècle n’a cessé de prendre de l’ampleur et explique une large part des attaques actuelles contre l’Église. Rodney Stark vient ainsi de rappeler que la légende noire de l’Espagne catholique en général, et de l’Inquisition en particulier, a été instrumentalisée dans ce contexte (4). C’est à ce moment que s’est constitué un corps de critiques contre les structures de l’Église, contre sa doctrine, et dénonçant sa violence comme l’expression naturelle de son autorité : cette critique s’est d’ailleurs retournée à terme contre ses initiateurs en faisant du protestantisme un ensemble hétéroclite et sans corps de doctrine, dont l’histoire est loin d’être exempte des violences qu’elle reproche aux catholiques. Ainsi, pour ne prendre que cet exemple, alors qu’il n’y a pas un manuel d’histoire français qui ne résonne des cris des protestants étripés de façon abominable lors de l’impardonnable massacre de la Saint-Barthélemy, le 24 août 1572, quel élève français a jamais entendu parler du massacre qui l’a précédé de plusieurs années, celui de la Michelade, perpétré de façon tout aussi abominable, le 29 septembre 1567 à Nîmes, mais par des protestants ? Aucun homme de bien ne peut se réjouir de cet équilibre dans l’horreur, mais pourquoi masquer cette réalité ?
Voltaire, qui a instrumentalisé puissamment et sans relâche cette mémoire anticatholique, résume à lui seul la troisième source à laquelle puise la critique qui se développe encore de nos jours contre l’Église : cette source s’est parée du beau nom de « philosophie des Lumières », mais c’était en fait un véritable parti ayant eu bien peu à voir avec la philosophie et beaucoup avec la volonté d’imposer ses vues à l’opinion, c’est-à-dire aux puissants. Puisant à l’occasion dans la critique antique, ce parti philosophique broda avant tout à partir de la critique protestante. L’image ténébreuse d’une Église régnant sur les corps et les âmes par la terreur, maintenant les intelligences dans l’ignorance par ses dogmes, dépouillant les petits, humiliant les puissants, et pourrissant tout ce qu’elle touchait, ne fit dès lors que s’amplifier. La critique devint d’autant plus vive qu’elle avait été nourrie depuis le tournant des XVe et XVIe siècles par le contentieux que l’on dit avoir opposé « la science à la foi ». Cette nouvelle approximation de langage, pourtant elle aussi passée dans l’usage, est en soi parlante : si le contentieux est indéniable, il opposa une nouvelle forme de science, dite « expérimentale », à la forme par excellence de science qu’avait jusqu’alors été la théologie. À l’origine, c’était donc un conflit entre des magistères prétendant tous deux être « la science », et non entre deux visions du monde, comme cela le devint par la suite, jusqu’à fonder l’athéisme moderne.

Le contenu de ces attaques
Si les attaques prétendant viser l’Église paraissent innombrables et toujours renouvelées, ce n’est pas exactement ce qui ressort d’une analyse plus poussée. On peut en effet résumer ces attaques à cinq thèmes principaux.

  1. Prétendument fondée par Jésus-Christ, Dieu incarné, l’Église serait une invention humaine tardive : relèvent de ce procès, la mise en cause de l’historicité des Évangiles, la divinisation de l’homme Jésus, la thèse selon laquelle saint Paul aurait été le véritable fondateur de l’Église, et l’idée voulant que ses structures ainsi que sa doctrine auraient été tardivement mises en forme à partir du IVe siècle.
  2. Secte sans avenir, l’Église n’aurait dû son succès qu’à la volonté politique d’empereurs romains hypocrites ayant contraint leurs sujets à changer de religion par la force, avant que l’Église n’usa à son tour de la violence contre ses adversaires : on remet ainsi en cause la sincérité de la conversion de Constantin, on dit que les Romains ne seraient devenus chrétiens que contraints par un édit de Théodose, et que l’Église aurait étendu et maintenu son emprise par la seule entremise de l’Inquisition, des croisades et autres dragonnades, sur fond de bûchers de sorcières et d’hérétiques.
  3. Faussement désintéressée, l’Église aurait appauvri le monde en pillant ses richesses, en dépouillant les pauvres, en justifiant la domination des puissants tout en tentant de prendre leur place – ce qui est d’ailleurs contradictoire –, raison pour laquelle elle ne supporterait pas la démocratie, par crainte de ne pouvoir régenter les consciences.
  4. Ennemie de la connaissance, l’Église aurait toujours voulu maintenir les hommes dans l’ignorance et l’inculture, pour que son imposture n’éclate pas au grand jour : on évoque à ce propos l’interdit divin dans le jardin d’Éden, l’inanité supposée des débats conciliaires et des spéculations théologiques, la créativité des artistes et des auteurs qui aurait été stérilisée ou bridée, ou le procès Galilée.
  5. Adversaire de l’humanité, l’Église aurait fait des êtres humains des refoulés sexuels – à commencer par les clercs qui auraient en fait été les principaux propagateurs des déviances qu’ils dénonçaient –, aurait appelé à la colonisation brutale du monde par les Européens – fondant en cela le racisme qui les caractériserait depuis –, avant de finalement sombrer dans un antisémitisme à l’origine duquel elle fut.

Face à un tel flot de mises en cause, il importe d’abord de reconnaître qu’il y a, dans l’histoire de l’Église et à tous les niveaux, beaucoup de clercs, de religieux et de laïcs, qui ont été manipulateurs, amoureux du pouvoir, matériellement intéressés, obscurantistes ou misanthropes et, comme nihil novi sub sole, on peut même assurer qu’il en ira ainsi tant que cette histoire continuera. Mais, ce faisant, se rend-on bien compte que c’est le procès de l’humanité que l’on fait, et non celui de l’Église qui, de toute façon, n’est pas concernée en tant que telle ? Car enfin, qui confondrait par exemple, l’État et les formes qui l’ont incarné, et qui croirait qu’aucune de ces formes serait exempte des reproches que l’on fait indûment à l’Église ?
Il importe aussi de rappeler que toutes ces déviances prêtées aux chrétiens comme leur étant propres, ne peuvent être attribuées au christianisme des intéressés (on aurait ainsi plus que du mal à montrer que les responsables de la traite Atlantique auraient été animés par des sentiments chrétiens), qu’elles sont loin d’être toutes établies – l’idée que les femmes n’auraient pas d’âme, par exemple (5) –, et qu’elles le sont trop souvent au prix d’une torsion plus ou moins grande des faits historiques (pensons par exemple à l’affaire Pie XII), par ailleurs sortis de leur contexte (le cas de l’affaire Galilée est le plus exemplaire).
Il importe enfin de rappeler tout ce que l’humanité doit à l’Église et à ses saints, et qui dépasse de si loin tous les reproches que l’on peut adresser aux chrétiens : à l’occasion du grand jubilé de l’an 2000 – alors que, dans le même temps, le pape Jean-Paul II faisait acte de repentance au nom des fils de l’Église, selon ses propres mots –, une très belle initiative l’a rappelé avec beaucoup d’à-propos et de justesse sous le titre de Livre des merveilles (6). La relecture de ce texte, comme de la Lettre apostolique Tertio Millenio adveniente (1994), et la consultation de la somme inégalée que constitue l’Histoire du christianisme (7), seront d’excellents antidotes pour ceux qui douteraient de la grandeur de l’histoire de l’Église et qui ne se rendraient pas compte de ce que l’humanité doit à l’action de ses fils.

Pourquoi cet acharnement ?
On ne peut toutefois s’arrêter là, car la multiplication et l’intensification des attaques contre l’Église ne pouvant se justifier historiquement, il faut bien qu’elles aient un autre fondement que l’analyse raisonnée des faits, et une autre visée que la poursuite de la vérité.
Peut-être a-t-on proclamé un peu trop vite à ce propos la sortie de l’ère des idéologies, comme si le libéralisme ambiant n’en était pas une : ses besoins propres – rendre tout pensable pour rendre tout possible –, la très forte fascination qu’il exerce – ouvrant à l’homme des horizons en apparence infinis –, les moyens puissants dont il dispose – fondant son pouvoir d’attraction sur l’argent facile –, en font un adversaire redoutable, d’autant plus qu’il n’a ni visage, ni forme contrairement aux vieilles idéologies, ne jouant que de ce qui est bas en l’homme.
Face à lui, l’Église est en fait le seul obstacle structurel parce qu’elle appelle l’homme à ce qui est haut. C’est pourquoi, il importe de la déconsidérer aux yeux du plus grand nombre, pour que toute espérance étant morte, il n’y ait plus que des besoins matériels à combler au sein d’un monde transformé en marché où tout se vend et s’achète. C’est donc un devoir, dont l’enjeu dépasse largement les seuls chrétiens, que de se cultiver pour résister à cette attraction qui veut clouer les hommes au sol en les rendant esclaves de leurs pulsions : la connaissance de l’histoire de l’Église fait partie de cette tâche, pour ne pas « être informé de tout et condamné ainsi à ne rien comprendre » (8).

Michel Fauquier

(1) CEC, 770.
(2) Origène, Contre Celse, 1, 6.
(3) Tacite, Annales, 15, 44.
(4) Faux témoignages. Pour en finir avec les préjugés anticatholiques, Salvator, 2019 (cf. p. 29 de ce numéro).
(5) Cf. Michel Fauquier, « L’Église au tribunal de l’opinion : Éléments d’une construction trouble » in Jean-Marc Chardon (dir.), La Tyrannie des Bien-Pensants, Economica, Paris, 2002, p. 293-311.
(6) Mame/Plon, 1999.
(7) Desclée, 1995-2000.
(8) Georges Bernanos, La France contre les robots, 1944, rééd. Le Castor astral, 2017, p. 119.

Michel Fauquier est Professeur à la Khâgne de La Perverie (Nantes), chercheur associé au CESCM (Université de Poitiers) et directeur de recherches à l’Institut Albert-le-Grand (Angers).

© LA NEF n°319 Novembre 2019