Et si les salariés reprenaient leur liberté ?

« Et si les salariés se révoltaient ? » Sous ce titre [1] publié en mars 2018, Patrick Artus et Marie-Paule Virard ont analysé les effets de la mondialisation sur les marchés du travail occidentaux : il ne reste pratiquement plus que deux types d’emplois : d’une part des emplois très qualifiés pour le moment épargnés par les délocalisations et d’autre part des emplois peu qualifiés et peu rémunérés dans la logistique ou les services. On pensait que dans le libre-échange général les pays avancés allaient se focaliser sur les domaines à haute valeur ajoutée pendant que les productions plus simples seraient délocalisées vers les pays émergents, chacun se spécialisant sur son avantage comparatif comme disait Ricardo au XIXème siècle. En fait, il n’en est rien. La libre circulation des capitaux et des marchandises a conduit à une délocalisation massive de toutes les productions, affaiblissant durablement les pays riches. Au lieu d’une concentration sur les secteurs les plus pointus (même s’il reste encore de fortes positions dans certains domaines), la tendance est à la baisse de la qualification moyenne des emplois proposés sur le marché du travail des pays occidentaux. Ceci s’explique notamment par la réduction des emplois dans l’industrie. D’où un mécontentement des salariés de plus en plus employés à un niveau inférieur à leur formation. Patrick Artus et Marie-Paule Virard ont donc vu venir les gilets jaunes. Bien documenté le livre surprend cependant par son apparente candeur : « nous nous sommes collectivement trompés ».

Mais comment se fait-il que les pays occidentaux n’aient rien fait pour empêcher cette tendance à l’œuvre sur plusieurs décennies ? Au contraire, ils l’ont encouragée, accélérée, au nom de la « science » économique libérale. La propagande idéologique du libre-échange, de la dérégulation, l’abandon de l’industrie au profit de la finance sont autant de raisons. Mais ne faut-il pas remonter plus loin dans les causes ? Pourquoi cette tendance de la pensée économique moderne à être gouvernée par des idéologies simplificatrices de la réalité et finalement destructrices ? Une partie de la réponse ne provient-elle pas de la perte du goût de la vérité ? Les questions métaphysiques sur l’origine des êtres et la finalité de la Création ont été abandonnées. Elles ont été remplacées par la volonté de changer le monde par des idéologies totalitaires comme le marxisme. Devant leur échec, il ne reste plus que des projets d’autoréalisation personnelle dans une optique purement individualiste. Dans les deux cas la raison s’est limitée à créer des systèmes de pensées utilitaristes, au service d’intérêts particuliers, tout en passant à côté de l’essentiel [2].

L’homme moderne a voulu faire de l’économie une science indépendante de la morale et des vérités métaphysiques. La pensée économique moderne a pour objectif principal la maximisation de la production de richesses matérielles. Les agents économiques sont considérés comme des individus hédonistes, maximisant leur intérêt personnel. Avec cette représentation simplificatrice de la réalité sont oubliées les réalités humaines fondamentales comme la famille, la nation, et bien sûr aussi la notion de Bien Commun objectif. Des individus amoraux se retrouvent en compétition les uns contre les autres. L’idéologie invente alors des mécanismes de régulation fondée sur la seule compétition : la main invisible, le laisser-faire, la concurrence pour la version libérale, la lutte des classes, la dictature du prolétariat et l’économie ultra planifiée pour la version communiste. Après la chute du communisme, le néo-libéralisme a cru apporter la solution par la mise en place de la concurrence sans limites au niveau mondial, l’abolition des frontières, la libre circulation des marchandises et des capitaux. Le résultat est une économie de plus en plus fragile à cause de la montée des dettes et de la complexité des chaines logistiques d’approvisionnement, avec le risque de basculer dans le chaos ou la dictature comme dans les années 1930.

Le culte de la concurrence comme celui de la lutte des classes isole un mécanisme et l’absolutise pour en faire l’explication globale de la réalité, ce qui n’est pas sans rappeler le mythe darwinien selon lequel le hasard et la sélection naturelle seraient seuls responsables de l’évolution. Or la création continue d’information dans l’histoire de la vie révèle une Intelligence Créatrice, tout sauf du hasard, comme l’a rappelé il y a bien longtemps Claude Tresmontant [3]. Une pensée économique rationnelle commence par prendre en compte le fait que l’homme n’est pas le fruit du hasard et a une finalité qui va plus loin que la simple accumulation des biens matériels. Les notions de vérité et de justice ne peuvent être ignorées. C’est tout le message de la doctrine sociale de l’Église qui est une doctrine de vie et non une idéologie. Au-dessus de la production des biens matériels, l’homme a besoin de vivre en accord avec sa finalité. Créé à l’image de Dieu, il a besoin de lui ressembler en vivant selon la justice, la bonté et la charité.

« Sans doute la concurrence, contenue dans de justes limites, est chose légitime et utile ; jamais pourtant elle ne saurait servir de norme régulatrice à la vie économique… Il est absolument nécessaire de replacer la vie économique sous la loi d’un principe directeur, juste et efficace… la justice et la charité sociales » [4].

Autrement dit, « cherchez d’abord le Royaume de Dieu et sa justice et toutes ces choses vous seront données en plus » (Mt 6,33). Aujourd’hui, en l’absence de crise majeure, un pays comme la France n’arrive plus à s’approvisionner suffisamment en certains médicaments. Qu’en sera-t-il lors d’un effondrement économique déjà amorcé ? C’est le résultat d’un aveuglement de plusieurs décennies. L’idéologie a remplacé la prudence, le bon sens et le souci du bien commun par la compétition, la dérégulation irrationnelle. Les idoles ne tiendront pas leurs promesses.

« La culture systématique de l’avidité par rapport aux richesses matérielles conduit à une extinction de l’intelligence qui devient incapable de résoudre même les problèmes de la vie courante : surendettement, multiplication des conflits inutiles »[5]. Pas de réforme des retraites qui tienne sans une politique en faveur de la famille ni sans assurer la souveraineté économique du pays.

Et si les salariés reprenaient leur liberté ? Ils voteraient pour un retour progressif de la souveraineté nationale contre l’utopie mondialiste, mais pas pour retrouver les mêmes idéologies bornées. Ils abandonneraient autant que possible la compétition exacerbée des individus, la course à l’avoir et à l’endettement. Ils mettraient en priorité leur famille, l’éducation, la sobriété de vie et diraient non à toutes les atteintes à la vie à laquelle l’individualisme idéologique aboutit. Ils préféreraient les produits fabriqués localement lorsque c’est possible. Ils réduiraient l’usage des médias formatés. Ils chercheraient l’être plus que l’avoir. Ils pourraient alors doucement s’émerveiller de la beauté et de la bonté de la Création et s’ouvrir à la notion de Bien Commun objectif, nécessaire à toute reconstruction.

Et si les gouvernements recherchaient le Bien Commun ? Ils arrêteraient la promotion d’un individualisme destructeur accompagné d’un collectivisme totalitaire. Ils cesseraient de servir des intérêts particuliers sous le couvert d’idéologies mensongères. Ils retrouveraient peut-être le respect de la population…

François Granier

[1] Et si les salariés se révoltaient ?, Patrick Artus et Marie-Paule Virard, Fayard, mars 2018.
[2] Encyclique Foi et Raison, Jean-Paul II, 1998.
[3] Comment se pose aujourd’hui le problème de l’existence de Dieu, Claude Trestontant, Éditions du Seuil, 1973.
[4] Quadragesimo Anno. Pie XI, 1931.
[5] Small is beautiful. A study of Economics as if People Mattered, Ernst Schumacher, 1971.

© LA NEF le 24 février 2020, exclusivité internet