Le chef du gouvernement de l’Irlande (le « Taoiseach »), Leo Varadkar, n’a pas été très inspiré en provoquant des élections anticipées le 8 février dernier. Alors qu’il pensait être en position favorable – les indicateurs économiques étant très positifs (la croissance en 2019 a été de 5,8 %) et fort de sa gestion énergique du Brexit –, son parti, le Fine Gael (centre droit), au pouvoir depuis neuf ans, a en effet perdu sa majorité, passant de 25,5 % des voix en 2016 à 21 % aujourd’hui, arrivant ainsi en troisième position derrière le Sinn Féin (gauche), qui réalise une spectaculaire percée (24,5 %), et le Fianna Fáil (centre droit, 22 % contre 24 % en 2016).
C’est un bouleversement dans le paysage politique irlandais puisque le Fine Gael et le Fianna Fáil, tous deux issus de la guerre civile des années 20, monopolisaient le pouvoir depuis l’indépendance en accaparant ensemble 80 % des suffrages (élections de 1981) et qu’ils sont maintenant descendus à 43 %. Les raisons de la percée du Sinn Féin qui était encore à 2,5 % en 1997 et 14 % en 2016 ? Branche politique de l’IRA qu’il a soutenue pendant les troubles dans le Nord, militant depuis toujours pour la réunification de l’île, le Sinn Féin doit surtout son succès au fait d’avoir abordé les sujets de la vie concrète qui intéressent les Irlandais, tout particulièrement les jeunes qui ont massivement voté pour lui : le problème des logements et de leur coût très élevé ainsi que celui de la santé avec des services d’urgence des hôpitaux qui fonctionnent mal. Avec un quart des votants, le Sinn Féin est cependant loin de pouvoir s’assurer d’une majorité au Parlement, si bien que, à l’heure où cet article est écrit, on ne sait pas qui formera le futur gouvernement.
Dans ce contexte, les catholiques d’Irlande se trouvent dans une période d’incertitude en ayant parfois l’impression d’être en marge de leur propre société. Ils continuent de subir les conséquences des scandales d’abus sexuels commis par des clercs qui ont fait un mal fou à l’Église du pays. C’est sans doute ce qui a permis les larges victoires des référendums instituant le « mariage homosexuel » en 2015 et l’avortement en 2018. Ils se trouvent également marginalisés dans les grands médias unanimement acquis aux idéologies laïques. Ajoutons que leur loyauté envers les deux partis de centre droit, Fine Gael et Fianna Fáil, a été excessive, alors que ces derniers ont largement trahi les valeurs morales traditionnelles. Les catholiques pro-vie soutenaient plutôt le Fianna Fáil, parti nationaliste présentant certaines similitudes avec le gaullisme et le plus proche des préoccupations éthiques de l’Église, mais les chefs de ce parti ont pris une direction socialement « progressiste » et ont soutenu la légalisation de l’avortement en 2018 contre la base des militants.
L’un des intérêts de l’élection du 8 février était de voir ce que ferait le nouveau parti pro-vie, Aontú, également engagé en faveur de l’unité irlandaise : son leader, Peadar Tóibín, qui a quitté le Sinn Féin en 2018 en raison de son soutien à l’avortement, a été réélu malgré une hostilité médiatique évidente, mais le parti a échoué à dépasser 2 % des voix, nécessaire pour obtenir un financement public.
Les catholiques peuvent en effet difficilement se tourner vers le Sinn Féin, parti défendant toutes les « avancées » sociétales ; il ne se différencie cependant plus beaucoup des autres partis sur ce plan-là, ouvrant peut-être la porte à un vote plus massif des catholiques en sa faveur. Au reste, le Sinn Féin nord-irlandais (et le SDLP) a soutenu une nouvelle loi radicale de 2018 – Londres profitant de l’absence de l’exécutif en Irlande du Nord – ayant institué subrepticement l’avortement et le « mariage homosexuel » dans la province, tandis que les protestants du DUP y étaient opposés !
Enfin, autre point essentiel, pour la première fois depuis longtemps, la question de l’unité est revenue au premier plan des sujets politiques abordés. La raison en est le Brexit qui a bouleversé le statu quo entre le Nord et le Sud, les Irlandais s’étant habitués à la disparition de toute frontière. Beaucoup d’unionistes du Nord, bien que souhaitant conserver leurs liens avec la Grande-Bretagne, demeurent attachés à l’Union européenne et à son marché. L’évolution démographique joue en faveur des nationalistes catholiques en Irlande du Nord, si bien qu’un référendum – dont le principe est inscrit dans les accords du Vendredi Saint de 1998 – pourrait, dans un avenir plus ou moins proche, donner une majorité pour l’unité, surtout si certains unionistes préfèrent l’Europe à la Grande-Bretagne ! Beaucoup, à l’instar de l’archevêque d’Armagh et primat d’Irlande, Mgr Eamon Martin, appellent de leurs vœux un tel référendum, mais sans précipitation, car il ne faut pas sous-estimer l’éventualité de la violence des loyalistes pro-britanniques, ni l’aspect financier, Londres apportant une subvention annuelle de 12 milliards d’euros à Belfast que la République d’Irlande serait incapable d’assumer !
Tim O’Sullivan
© LA NEF n°323 Mars 2020