Depuis plusieurs décennies, nos sociétés occidentales ont subrepticement changé de « régime ». Elles connaissaient le cadre institutionnel du « gouvernement », encadré par le processus électoral qui permet son contrôle et la responsabilité démocratique ; elles sont passées à celui plus flou et déresponsabilisant de la « gouvernance » où l’apparente « démocratie participative » aboutit souvent à une prise de décision opaque par des « experts » qui, à défaut toujours de compétences, sont dénués de toute légitimité et responsabilité politiques. L’air du temps est aux « grands débats » et autres « conférences », supposés rendre la parole à des citoyens dont finalement on ignore pourtant souvent l’avis, voire le vote, tant les conclusions en sont souvent écrites à l’avance et en petit comité. Et quand parfois ces votes sont respectés, la qualification de « populisme » apparaît bien vite envers les élus qui mettent en œuvre ce à quoi ils se sont engagés comme candidats. L’Union européenne dont le fonctionnement est l’incarnation de cette « gouvernance » s’est lancée dans un nouvel exercice du genre avec une « conférence sur l’avenir de l’Europe ».
L’Union européenne, un « objet politique non identifié »
Angela Merkel et Emmanuel Macron ont déjà suggéré que « la conférence aborde toutes les questions en jeu pour rendre l’UE plus unie et plus souveraine », s’appuyant indirectement sur le texte actuel des Traités qui appellent à une « Union sans cesse plus étroite » ; cette formule d’apparence anodine participe pourtant fortement au maintien de l’Union à l’état d’« objet politique non identifié » décrit par Jacques Delors il y a bientôt trente-cinq ans. En effet, comment s’étonner qu’une structure politique ayant des compétences d’attribution encadrées et, en même temps, la mission d’établir une « union sans cesse plus étroite » entre ses membres, ne se saisisse de cette seconde pour élargir les premières ? La commission des affaires constitutionnelles du Parlement européen va ainsi au-delà en souhaitant « que cette conférence (soit) l’occasion d’associer étroitement les citoyens à un processus qui conduira à des propositions de réformes institutionnelles et constitutionnelles concrètes ». Mais le Conseil européen réuni le 12 décembre dernier, a douché les espoirs « constitutionnels » des parlementaires et isolé encore un peu plus ce qu’il reste du couple franco-allemand, en rappelant que « la Conférence devrait contribuer au développement de nos politiques à moyen et à long terme afin que nous puissions mieux relever les défis actuels et futurs ». Ni moins, ni surtout plus.
À l’heure où, qu’on le regrette ou non, on assiste à un retour des nations sur la scène internationale, il est vain de croire que l’Europe soit la seule région du monde où les États seraient prêts à se fondre dans une entité supranationale, fût-elle « seulement » fonctionnaliste. Les nations demeurent le seul cadre pérenne de la vie démocratique, principalement au travers de leurs cadres électoraux respectifs. À l’inverse, les organisations internationales, et même le modèle le plus intégré d’entre elles, l’Union européenne, ne tirent leur légitimité que de ce socle jusqu’à maintenant indépassable.
Alors, quitte à ouvrir une grande réflexion sur la réforme de l’Union, proposons-lui un « moment cicéronien », selon la formule de Pierre Manent, point de bascule entre deux régimes politiques.
Repenser la construction européenne
Une piste est de « repenser fondamentalement la construction européenne sur une base à la fois modeste et solide, en proclamant la fin de toute tentation fédéraliste, en actant le caractère intergouvernemental de la coopération européenne et en concentrant l’Union européenne sur les missions où sa valeur ajoutée n’est objectivement pas contestable. C’est donc sur une base qu’on peut qualifier de “confédérale” et qui applique strictement le principe de subsidiarité qu’il faut la refonder ». C’est sur trois principes directeurs forts que cet exercice devrait se faire : l’affirmation d’une coopération libre et volontaire des peuples et des nations remplaçant le totem d’une « union sans cesse plus étroite » ; l’établissement d’un principe de subsidiarité strictement et pleinement appliqué en rupture avec la dynamique centralisatrice et homogénéisatrice actuelle ; un cadre juridique redéfini qui s’affranchisse largement du principe de primauté du droit européen. Puis c’est l’ensemble de l’architecture institutionnelle et de la philosophie politique qui la sous-tend qui devra être mis en conformité avec une Union ainsi refondée. Enfin, une évaluation et une redéfinition des compétences exercées à l’échelon européen doivent concentrer l’Union sur des missions clés sur lesquelles sa valeur ajoutée est avérée, les autres revenant aux États membres.
Ce ne sont pas de longues palabres et des analyses d’experts déresponsabilisés qui rendront à la construction européenne une légitimité ; ce sera une vision et des choix éminemment politiques et assumés devant les électeurs.
Jérôme Soibinet
Jérôme Soibinet est chargé de cours en droit de l’Union européenne à l’ICES et co-auteur du rapport Principes, institutions, compétences. Recentrer l’Union européenne de l’Institut Thomas More.
© LA NEF n°323 Mars 2020