La financiarisation, la globalisation des échanges, le modèle économique disruptif sont les grands perdants de la crise du coronavirus. Le virus vient balayer en quelques jours des années d’une mauvaise gestion de l’économie mondiale.
Il est intéressant de noter, pendant que l’épidémie de coronavirus se répand sur toute la planète et que les commentateurs se perdent en analyse à court terme, qu’une nouvelle configuration économique mondiale est en train d’émerger. Cela fait à peu près quatre mois que le virus se répand et il est difficile de dépasser les peurs circonstancielles pour avoir un regard serein sur les événements. La plupart des commentateurs, intellectuels, esprits savants sentent bien que des considérations radicalement nouvelles vont changer la donne géopolitique, politique, sociale et économique de la décennie 2020. Le risque, sans données fiables, est de se perdre en conjectures. Cependant, des considérations d’ordre économique apparaissent dès maintenant.
L’immense accumulation de la dette privée
D’un point de vue économique, la pandémie viendrait accélérer une crise qui couvait depuis celle des subprimes en 2008. La crise de la dette était dans la bouche de la plupart des économistes avisés – précisément la crise de la dette privée – qui l’annonçaient imminente. Ainsi s’exprimait en novembre 2019 le P. Gaël Giraud, jésuite et économiste, directeur de recherche au CNRS : « Il suffit cependant de considérer quelques grandes variables macroéconomiques mondiales pour se rendre à l’évidence. Par exemple la suraccumulation des dettes privées au niveau de la planète. La dette privée des institutions non financières en zone euro, c’est 130 % du PIB tandis que celle des ménages est de 70 %. Si on cumule dettes des ménages et des institutions privées non financières, on est donc à plus de deux fois le revenu annuel de la zone. »[1]
Le P. Gaël Giraud distinguait quatre foyers de surendettement dans le monde : le fait que certaines institutions financières américaines aient repris certains crédits subprimes malgré l’incertitude qui existe quant à leur remboursement ; l’accumulation de la dette des étudiants aux États-Unis ; la fragilité des banques italiennes ; les gros emprunts de certaines banques chinoises dans la construction de logements et de bureaux sur la côte Est. Au vu des principaux foyers de contagion du coronavirus, la probable répercussion sur les dettes contractées peut inquiéter. Interrogé dans Marianne le 10 mars au regard de la nouvelle situation, l’économiste expliquait : « Dans la mesure où la bulle spéculative actuelle est fondée sur une montagne de dettes privées, on assiste de la part de certains investisseurs à des ventes massives d’actifs, tant que ces derniers ont de la valeur, afin de pouvoir rembourser leurs dettes. »[2] Pour lui, désormais, la crise financière est plus que probable, à deux chances sur trois. La situation est précaire parce que les États sont beaucoup plus fragiles que lors de la crise de 2008, parce qu’ils se sont endettés à de très hauts niveaux grâce à la politique des banques centrales et aux taux d’intérêt négatifs.
2 à 3 % du produit intérieur brut annuel de la France par mois de confinement
Quelle répercussion aura la crise qui s’annonce, notamment sur l’économie réelle ? On devine déjà, par l’arrêt forcé de l’activité, les conséquences désastreuses sur les PME et TPE. Si le confinement est prolongé, beaucoup d’entreprises fermeront. Pour Xavier Timbeau, directeur de l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), la France perdra 2 à 3 % de son produit intérieur brut annuel par mois de confinement, soit entre 45 et 70 milliards d’euros[3]. Les décisions prises ont un impact sur le plan sanitaire, mais aussi sur le plan économique. Dans les deux cas les conséquences humaines sont très importantes. Les capacités de production seront réduites. Même la distribution commerciale pourrait être touchée à cause du droit de retrait des salariés. « Rappelons-nous les gilets jaunes, explique l’économiste Pierre de Lauzun : une des causes en était l’appauvrissement du tissu relationnel local, notamment des commerces en centre-bourg. Hors l’alimentaire et quelques rares secteurs, ils vont être frappés de plein fouet. »[4]
Vers une chaîne d’approvisionnement relocalisée ?
Ces conséquences à court terme en provoqueront d’autres à long terme. D’une part, ce sera sans doute la fin d’une certaine vision économique de la mondialisation qui fonctionnait sur les lignes d’approvisionnement très longues et à flux tendu. La « Supply chain » ou gestion de la chaîne logistique, dont l’objectif est de gérer le plus efficacement possible la chaîne globale d’approvisionnement depuis le premier fournisseur jusqu’au client final, se trouve particulièrement fragilisée face aux éléments perturbateurs du fait de sa présence sur plusieurs continents et de sa dépendance aux transports. Dans un contexte où tout le monde dépend de tout le monde, sans la constitution de stocks, malgré la performance du fonctionnement, le moindre imprévu met tout le monde à l’arrêt. La crise du coronavirus révèle l’imprévoyance de ce fonctionnement. Il est vraisemblable que l’on songe désormais à une chaîne d’approvisionnement relocalisée et redondante pour parer aux perturbations éventuelles en évitant la multiplicité des acteurs externes à l’entreprise et au pays. Il va sans dire aussi que ce ne sera pas sans conséquence sur les flux migratoires : l’échec de la mondialisation économique entraînera inéluctablement celui de la mondialisation politique. Le modèle de l’Etat-nation pourrait ainsi revenir en force.
Une numérisation renforcée, mais au détriment de l’économie disruptive
L’autre conséquence concerne l’économie disruptive apparue au début des années 2010 qui recevrait aujourd’hui son coup de grâce. La disruption, fondée sur l’innovation liée aux technologies numériques, désigne la rupture d’un marché fondée sur une stratégie inédite. L’hypothèse semble apparemment absurde tant le confinement permet d’apprivoiser les outils numériques et de multiplier leurs usages. En réalité, la population mondiale profitera de ce temps particulier pour adopter définitivement ces nouveaux usages. Il deviendra alors difficile d’innover plus, comme c’est déjà le cas, plus d’un demi-siècle après l’invention de l’ordinateur. Il y a des chances que cette économie disruptive qui a connu son âge d’or durant ces dernières années connaisse un sérieux recul. Il subsistera une économie numérique dans laquelle on continuera d’investir, sans les profits explosifs des années 1990 à 2010.
Pour Pierre-Yves Gomez, le remède à la crise de 2007-2008 fut de reconduire l’économie par une nouvelle frontière, celle du monde « digitalisé », en brisant la courbe du changement et en se projetant « une nouvelle fois dans un futur absolument nouveau »[5] : « La digitalisation exprime une exigence de transformation économique et sociale au nom des promesses et des prouesses que la technique digitale recèle en tant que technique. » L’économie disruptive des Tesla, des Uber, serait donc totalement spéculative, promettant son innovation rentable, accumulant une dette pour le prouver. Dès lors, les start-up renforceraient la dette privée évoquée par Gaël Giraud. Restent les GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft) qui affichaient une valorisation de 1740 milliards de dollars, les NATU (Netflix, Airbnb, Tesla, Uber) dont la valeur atteint 140 milliards de dollars, ou les BATX (Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi) qui atteignent pour leur part 500 milliards de dollars. Prenons l’exemple d’Amazon : l’entreprise d’e-commerce atteint les niveaux de profits d’entreprises comme LVMH ou l’Oréal alors qu’en 2018, elle n’atteignait pas les trois milliards d’euros de bénéfices. Malgré la prouesse du numérique et de la vente à distance, elle est contrainte d’arrêter les commandes pour respecter le confinement. Son concurrent direct, l’enseigne américaine de grande surface Walmart, va verser un bonus à ses employés et engager 150 000 personnes pour remédier à la crise. La grande distribution, grâce à son assise territoriale et son ancrage dans l’économie réelle, est de nature à mieux résister à des secousses aussi violentes.
Pierre Mayant
[1] https://lvsl.fr/gael-giraud-nous-sommes-probablement-a-la-veille-dune-nouvelle-crise-financiere-majeure/
[2] https://www.marianne.net/economie/risque-de-crise-financiere-liee-au-coronavirus-il-y-2-chances-sur-3-que-l-vive-une
[3] https://www.nicematin.com/sante/coronavirus-chaque-mois-de-confinement-cest-2-a-3-points-de-pib-perdus-pour-la-france-484076
[4] https://fr.aleteia.org/2020/03/23/quels-seront-les-effets-economiques-de-la-crise-sanitaire/
[5] Pierre-Yves Gomez, L’esprit malin du capitalisme, Desclée de Brouwer, 2019.
Pierre Mayrant anime le blog : https://ecriture-digitale.com/blog/
© LA NEF le 24 mars 2020, exclusivité internet