Liberté chérie

Nous chérissons à juste titre notre liberté. Nous devrons toujours la défendre. Mais sommes-nous prêts à vivre les exigences de la vraie liberté, celle qui rend heureux ? Diverses conceptions de la liberté s’affrontent en effet aujourd’hui, jusque dans le domaine économique régenté par les idéologies.

Le monde occidental contemporain a adopté une conception hédoniste de la liberté, où l’individu ne reconnaît pas de limite objective à son autonomie : légalisation et remboursement des avortements, facilitation des divorces, et promotion de l’euthanasie. Au niveau économique, l’application sans discernement de l’idéologie libérale conduit à supprimer toutes les réglementations, barrières, et garde-fous. De dérégulations en spéculations, le fonctionnement de l’économie qui nous est prôné se résume ainsi : je maximise mon profit, tu maximises ta consommation, nous socialisons les pertes et les dettes s’accumulent.

Nous avons été très loin dans la recherche d’une efficacité financière immédiate : flux tendus, zéro stock, productions délocalisées lointaines et logistiques complexes d’approvisionnement, infrastructures publiques réduites, utilisation massive du crédit. Tout cela n’est dicté ni par la raison, ni par des choix libres, mais par l’aiguillon de la concurrence internationale érigée en système. William Cavanaugh a très bien décrit les conséquences sur la liberté économique de la libre circulation généralisée des capitaux et des marchandises [1]. Nous avons optimisé le système dans le but de lui faire cracher le maximum d’argent, mais finalement une grande partie des gains part en fumées lors des crises sur les marchés financiers. Ceux-ci ont été dérégulés, les banques jouent les dépôts de leurs clients dans le grand casino mondialisé, elles créent trop de dettes [2] et quand elles se mettent en difficulté, l’argent public vient toujours les renflouer, accentuant ainsi la montée des dettes publiques et privées. Les banques centrales et les États sont devenus des sortes d’État-Providence pour une finance qui n’assume pas les conséquences des risques qu’elle prend. À chaque crise, les injections de liquidités battent les records précédents et sont suivies ensuite de cures d’austérité pour les administrations publiques, par exemple les infrastructures hospitalières. Nos « élites » prévoient d’ailleurs l’euthanasie pour tous, ultime réforme des retraites dans un monde individualiste. La crise actuelle du coronavirus arrive au moment où tout le monde s’attendait à une crise financière majeure due à une accumulation de dettes sans précédent. Et les interventions pour sauver un système à bout de souffle vont dépasser ce que nous avons connu.

La conception hédoniste de la liberté n’est pas tenable ni pour l’environnement, ni pour les hommes, ni même pour l’économie. « Sur ce point le christianisme ne fait que continuer toute la tradition philosophique de l’Occident. Car si personne n’avait nié que l’homme poursuive naturellement son intérêt propre, personne non plus n’avait pensé que la concurrence des intérêts entre eux réaliserait spontanément l’ordre dans la société. C’est pourquoi les théoriciens de la cité antique, comme les moralistes de la chrétienté avaient introduit des règles supérieures au seul intérêt individuel. Non pour étouffer celui-ci mais pour l’humaniser, le moraliser, le civiliser. » [3]

Dans d’autres pays, particulièrement la Chine, les idéologies collectivistes étouffent la liberté sous le mensonge, la propagande avec, de plus en plus, l’utilisation de technologies modernes pour la surveillance des citoyens à des fins de contrôle totalitaire (reconnaissance faciale, utilisation des données des téléphones portables, persécutions ouvertes ou sournoise des chrétiens). Le communisme centralisé qui s’était effondré il y a 30 ans, a été réactivé par le soutien technologique et financier occidental. Il y a semble-t-il une connivence naturelle entre les systèmes libertaires et les systèmes totalitaires, car la mauvaise utilisation de la liberté mène progressivement les premiers vers les seconds. Ce soutien appuyé à l’économie chinoise et l’exploitation de main-d’œuvre à bas coûts a miné les économies occidentales par des déséquilibres commerciaux et financiers considérables. Le niveau moyen de qualification des emplois proposés sur le marché du travail a baissé dans les pays de l’OCDE [4]. La théorie de la spécialisation des pays développés sur les créneaux à forte valeur ajoutée a fait long feu. Et la Chine est-elle devenue une démocratie ? Pas du tout ! Elle a utilisé les capitaux et les technologies occidentales pour accélérer son développement technique mais le peuple est tenu par une poigne de fer qui tient à contrôler tous les aspects de sa vie. Le monstre économique chinois a maintenant besoin de s’étendre pour survivre, et il trouvera sûrement quelques appuis chez nos dirigeants qui nous ont mis dans une piètre situation.

Pourtant le christianisme, fondateur de notre civilisation, apporte une vision magnifique de la liberté : l’homme est créé pour le bonheur. La liberté qui rend heureux est celle qui fait le bien. Il s’agit de répondre à l’Amour du Créateur et non de se mettre à sa place pour définir le bien et le mal. Le Seigneur nous demande la bonté et la justice. La liberté trouve alors son véritable accomplissement. Elle accepte des limites fondées sur la justice (rendre à chacun ce qui lui est dû, ce qui est différent de l’égalité). Déjà dans l’Ancien Testament, quand Dieu libère le peuple d’Israël de l’esclavage en Égypte, Il le conduit au désert pour lui apprendre l’essentiel : l’Amour de Dieu et du prochain. Il lui donne les Dix Commandements qui peuvent apparaître comme une limitation de la liberté mais sont en fait à son service pour lui éviter de tomber dans l’esclavage du péché. Car la loi naturelle inscrite dans le cœur de l’homme est fondée sur la vérité et la justice. Jésus nous a libérés de l’esclavage du péché et nous donne le commandement de la Charité, exercice suprême de la liberté : l’homme est fait pour aimer Dieu de tout son cœur, de toute sa force et de toute son âme, et pour aimer son prochain jusqu’à donner sa vie pour lui… Notre cœur ne sera satisfait que par l’Amour de Dieu dans l’Éternité. Il s’ensuit une hiérarchisation des biens. Les biens terrestres ne sont plus alors considérés que comme des moyens en vue de la finalité suprême : la Vie Éternelle en Dieu. Ce cadre permet à la liberté de grandir.

En économie comme dans la vie morale, la liberté a besoin d’un cadre fondé sur la vérité et la justice. Trop de réglementations asphyxient la vie économique, mais quelques règles sont nécessaires pour que la liberté humaine s’épanouisse au mieux : par exemple droits de douanes, séparation des banques d’investissement et de détail, limitation des prêts destinés à financer la spéculation boursière, interdiction du trading haute fréquence, conservation des productions de biens de première nécessité sur le territoire national quand c’est possible, protection de l’agriculture locale…La Doctrine sociale de l’Église n’est pas une idéologie qui prétend transformer le monde par la force d’un système de pensée qui réduit la réalité à quelques mécanismes comme la lutte des classes ou la concurrence. C’est une doctrine de vie au service du Bien commun. Souhaitons que la crise en cours permette une prise de conscience qui en permette l’accueil à tous les niveaux.

En ce temps de confinement, puissions-nous revenir à l’essentiel : nous ne sommes pas là par hasard, la vie a un sens [5]. Notre bonheur n’est pas dans une vaine autoréalisation individuelle, mais il réside dans l’accueil de notre vocation de créature aimée de Dieu. Délestons-nous du superflu, de la course à l’avoir, au paraître, et autres injonction des idéologies matérialistes. Les difficultés économiques à venir vont de toute façon nous conduire à nous alléger. Nous pouvons réduire notre dépendance au système économique dominant en réduisant notre endettement au strict nécessaire, en achetant au maximum des produits fabriqués dans notre pays, en favorisant l’agriculture locale, etc.

Recherchons Dieu dans la prière, et prenons soin de nos proches et moins proches. « On t’a fait savoir, homme, ce qui est bien, ce que le Seigneur réclame de toi : rien d’autre que d’accomplir la justice, d’aimer la bonté et de marcher humblement avec ton Dieu » (Michée 6, 8). Demeurons dans l’Espérance, le Royaume de Dieu est ouvert à ceux qui le désirent : « Ne vous amassez point de trésors sur la terre, où la mite et le ver consument, où les voleurs percent et cambriolent. Mais amassez-vous des trésors dans le Ciel : là, point de mite ni de ver qui consument, point de voleurs qui perforent et cambriolent. Car où est ton trésor, là sera aussi ton cœur » (Mt 6, 19-21).

François Granier

[1] William Cavanaugh, Être consommé, Éditions de l’Homme Nouveau, 2007.
[2] Maurice Allais, La mondialisation libérale. Destruction des emplois et de la croissance, 1988.
[3] André Piettre, Les chrétiens et le libéralisme, Éditions France-Empire, 1986.
[4] François Granier, « Et si les salariés reprenaient leur liberté ? », site de La Nef, 24 février 2020.
[5] Claude Tresmontant, Comment se pose aujourd’hui le problème de l’existence de Dieu, Seuil, 1973.

© LA NEF le 27 mars 2020, exclusivité internet