Mathieu Bock-Côté, auteur du tout récent ouvrage Le Totalitarisme sans le goulag © Cerf

L’idéologie de l’illimité

Une partie influente de la gauche cherche dans les lois « sociétales » un changement de civilisation où la notion même de limite aurait disparu pour toujours plus de liberté.

Dans le paysage intellectuel français, la gauche continue de tenir une position privilégiée. C’est elle qui domine dans les médias, les universités, la culture, les tribunaux. La gauche est globalement acquise à l’idéologie diversitaire, elle est multiculturaliste et convertie au fondamentalisme des droits de l’homme. Pour elle, la diversité est l’horizon indépassable de notre temps, et c’est en s’y convertissant que l’Occident trouvera enfin sa rédemption, en se délivrant d’un héritage toxique, allergique à l’altérité, incapable de s’ouvrir positivement à la différence. Tu ne discrimineras point, tel est le grand commandement de l’époque : on voudrait bien s’y rallier mais on comprend vite que la défense de la moindre différence passe désormais pour une discrimination. Et ceux qui refusent de réduire la France à un espace juridique et administratif neutre, historiquement désincarné et culturellement asséché, sont soupçonnés des pires sentiments et des nostalgies les plus inavouables.

Du progressisme, qui caractérise particulièrement la gauche, on pourrait dire qu’il traduit bien une philosophie de l’illimité inscrite au cœur du monde moderne. Dans son esprit, l’homme doit s’affranchir toujours des cadres historiques et sociaux à travers lesquels il s’inscrivait traditionnellement. Fidèle à l’esprit contractualiste de la modernité, il voit d’abord et avant tout dans la société une association d’individus devant maximiser leurs libertés, à la fois sur les plans social, économique et culturel. De manière, assez sévère, on pourrait dire qu’il est animé par une logique de déracinement et de désincarnation du monde. Les sociétés, dans la mesure du possible, devraient s’extraire de leur histoire et de leurs traditions pour jouer avec le plus de souplesse possible le jeu de la mondialisation et du multiculturalisme. L’individu délié, hors-sol, affranchi des structures trop pesantes qui l’empêchaient de faire valoir sa créativité, pourrait dès lors s’épanouir pleinement dans un monde riche de possibles et de promesses.

Cette philosophie, il faut bien le dire, convient naturellement aux élites mondialisées qui ont depuis longtemps cessé de considérer leurs pays respectifs comme des entités historiques auxquels elles seraient fondamentalement liées, même si elles peuvent les servir loyalement. Dans leur esprit, les sociétés sont naturellement interchangeables et la particularité nationale de chacune d’entre elles une illusion qu’il faudrait dans la mesure du possible dissiper. Elles parlent une langue, celle de la modernité, qui se veut partout la même, et qui se présente comme la seule possible. Un peu partout, d’ailleurs, elles prescrivent les mêmes recettes et les mêmes politiques. Dans leur esprit, on l’aura compris, il y a un mouvement naturel de l’histoire vers une universalisation de la conscience humaine et une atténuation des différences entre civilisations et nations. Partout l’homme serait le même, partout il souhaiterait la même chose.

Dans le monde intellectuel d’aujourd’hui, la gauche, même si elle est devenue politiquement minoritaire en France, continue cependant d’exercer un magistère idéologique et moral, car c’est elle qui maîtrise encore les codes de la respectabilité médiatique. C’est elle qui décide si un commentateur est un homme éclairé ou si c’est un dangereux polémiste. C’est elle qui décide si un parti est républicain ou s’il est populiste. Bref, elle a encore le pouvoir de tracer le périmètre de la respectabilité démocratique et fait tout ce qu’elle peut pour chasser ceux qu’elle considère comme des intrus. Elle ne s’inscrit pas dans le registre du débat, elle ne cesse d’accuser ses opposants de faute morale. Et plus ses adversaires affirment des convictions fermes sur des sujets comme l’enracinement, l’identité ou l’immigration, plus elle active la menace du fascisme toujours résurgent avec la référence obligée aux années 1930, elle seule, bien sûr, pouvant sauver la France d’un si funeste destin !

En fait, la gauche a psychologiquement besoin d’affronter l’extrême-droite ou ceux qu’elle imagine hypnotisés par ses sorciers pour exister. Pour se donner un supplément d’âme, elle a besoin d’un monstre à terrasser. Le camp du bien a besoin d’avoir en face de lui le camp du mal. Aussi n’est-elle pas étrangère au fanatisme : c’est souvent ce qui arrive quand on croit avoir le monopole de la vertu. On assiste donc à l’éternel retour de l’antifascisme, qui depuis longtemps, n’a plus besoin de fascisme à combattre pour se lancer en croisade. Il faudra faire un jour l’histoire des personnalités politiques et des intellectuels qui ont été « fascisés » d’une manière ou d’une autre par la gauche idéologique : on y trouverait bien des hommes comme le général de Gaulle, Winston Churchill, Raymond Aron ou Soljenitsyne qui ont pourtant incarné admirablement la défense des plus hautes vertus de la civilisation.

La seule stratégie pour la gauche multiculturaliste, terranoviste, c’est d’hystériser le débat public. L’État de droit est en danger, les libertés publiques sont compromises, les immigrés sont persécutés : seule la gauche peut sauver la France de la déchéance morale. Il s’agit de polariser à l’extrême la société en la divisant en deux blocs irréconciliables : celui de la lumière contre celui de la noirceur, celui du vivre-ensemble contre celui du rejet de l’autre, celui de la diversité heureuse contre celui de l’homogénéité forcée. Dans ce contexte, l’antiracisme joue un rôle primordial pour « criminaliser » son contradicteur de droite. Le paradoxe de l’antiracisme, c’est qu’il racialise les rapports sociaux et pousse à la traduction du désaccord dans le langage du racisme. C’est ainsi que dans un monde occidental, si on veut disqualifier moralement quelqu’un et le condamner à un ostracisme médiatico-politique, il faut l’accuser de racisme. On notera, soit dit en passant, que la définition du racisme ne cesse de s’étendre au rythme où le véritable racisme s’éteint.

Évidemment, on trouve des hommes de gauche pour défendre la nation, l’autorité, l’héritage, la civilisation française : on parle de la gauche républicaine ou chevènementiste. Par ailleurs, c’est d’un politologue marqué à gauche, Laurent Bouvet, que nous vient l’analyse très fine de l’insécurité culturelle. Mais ceux qui assument cette position à gauche sont accusés de dériver à droite – la gauche n’est jamais parvenue à accepter la légitimité de la droite, elle la croit toujours en défaut d’humanité. Il y a toujours de nouvelles réalités à déconstruire : celui qui ne veut pas suivre le mouvement passe à droite malgré lui. Pour rester à gauche, il faut donner régulièrement des gages.

En face, la droite n’est recevable que si elle rase les murs. Et dès qu’elle s’affirme en fidélité à ses valeurs, on dénonce une « droite décomplexée », comme si la droite n’avait sa place dans la cité qu’à condition d’être complexée ! La seule droite moralement admissible est celle qui a renoncé à toute forme de conservatisme. C’est celle qui a intériorisé les prescriptions morales de la gauche et qui leur adjoint une préoccupation comptable.

Si la droite veut exister, elle doit cesser de quêter à la gauche un certificat de respectabilité et assumer sa propre tradition intellectuelle : elle devrait assumer une anthropologie des limites, un désir de transmission culturelle et un attachement à l’héritage historique d’un peuple. Elle devrait aussi témoigner d’une conception tragique de l’histoire et renouer avec un certain sens de la verticalité sans lequel la souveraineté est condamnée à l’impuissance. Au fondement de tout, elle définit l’homme comme un héritier, et refuse cette étrange idée selon laquelle il devrait se désincarner pour s’émanciper. La droite sans le conservatisme historique n’est rien d’autre qu’une gauche qui prétend mieux savoir compter que les socialistes.

L’idéologie diversitaire de la gauche l’empêche d’appréhender l’ampleur de la menace que représente l’islamisme ou le problème que soulève l’immigration massive. Les Français sentent leur pays menacé par la guerre civile, leur civilisation compromise et pendant ce temps, on en trouve pour les traiter de paranoïaques, pour les traiter de fous, alors que la question identitaire n’a rien d’une illusion entretenue par des démagogues : à travers elle, c’est la question des fondements d’un pays qui se pose, ce que la gauche refuse de voir par un étonnant déni du réel.

Ne nous leurrons pas. L’idéologie multiculturaliste est aujourd’hui contestée médiatiquement par quelques francs-tireurs, mais elle demeure dominante. Elle ne revient pas sur la scène : elle ne l’a jamais quittée. Néanmoins, malgré ses contradictions, la France résiste au multiculturalisme : cela, le monde entier le comprend et c’est un signe d’espoir pour l’avenir.

Matthieu Bock-Côté

© LA NEF n°288 Janvier 2017, mis en ligne le 24 mars 2020