Le Christ Pantocrator de Cefalù (Sicile) © José Luiz Bernardes Ribeiro-Commons.wikimedia.org

Les raisons de croire

On veut nous persuader que croire est absurde, alors que la foi en Dieu, si l’on y réfléchit, est au contraire une attitude raisonnable. Ce temps de confinement n’est-il pas propice à une réflexion sur ce sujet ? Denis Moreau, qui a consacré un essai stimulant à cette question, nous y invite ici.

Credo quia absurdum, je crois parce que c’est absurde. On brandit souvent cette phrase comme l’étendard de la foi chrétienne, la synthèse de son essence. Elle dirait le fond de l’attitude du croyant : adhérer à des choses irrationnelles ou déraisonnables. C’est très discutable.
L’origine de ces mots partout cités demeure mystérieuse, puisqu’ils semblent n’avoir été prononcés par aucun grand auteur chrétien. On les attribue parfois à Pascal, ou saint Augustin, chez qui ils ne se trouvent pas à ma connaissance. D’autres en créditent Tertullien, chez qui on ne les rencontre pas verbatim.
Sur le fond, l’idée véhiculée par ce credo quia absurdum est passablement délirante : l’absurdité, la stupidité d’une thèse, loin de constituer un motif pour la rejeter, serait une raison valable de la recevoir. Il suffit d’appliquer cette affirmation à des énoncés pris hors du champ religieux pour apercevoir à quel point elle est farfelue : « les triangles ont quatre côtés », « la planète Mars est composée à 80 % de pommes de terre frites », « Denis Moreau est Dieu tout-puissant », et hop, c’est absurde, donc j’y crois !

DU SAVOIR RATIONNEL À L’UNIVERS DES CROYANCES
Voici plutôt comment les choses se passent.
Il existe d’une part la science, le savoir rationnel : par exemple une proposition du type « 2 + 2 = 4 ». Il s’agit d’énoncés qui, de façon immédiate ou après réflexion, se présentent à notre esprit sur le mode de l’évidence. Cette évidence déclenche une adhésion (« c’est vrai »), et engendre un effet de certitude tel que celui qui en fait l’expérience considère qu’il est susceptible d’être partagé au moyen, par exemple, de démonstrations, de preuves.
D’autre part, on trouve l’univers des croyan­ces. La croyance se caractérise en premier lieu par un certain déficit d’assurance dans notre rapport à son contenu, qui ne détermine pas le même effet d’évidence, et par conséquent de certitude, qu’une connaissance rationnelle. Ainsi, qui dit « je crois qu’il fera beau demain » exprime au plus une probabilité ; et si certains proclament « je crois que Jésus-Christ est ressuscité », c’est sans ignorer, s’ils ont fait l’effort de réfléchir un peu, que d’autres doutent de la réalité de cet événement extraordinaire.
En second lieu, la croyance trouve son origine dans une expérience plus personnelle que la preuve ou la démonstration qui fondent le savoir rationnel, une expérience telle que nous ne sommes pas assurés de pouvoir la partager avec autrui : la confiance, ou la foi (les deux mots viennent du latin fides), en des gens ou des témoignages. Ainsi, qui croit qu’il va faire beau demain après avoir consulté le bulletin météo le fait parce qu’il a confiance dans la validité de ses prédictions. Qui croit que Jésus-Christ est ressuscité a confiance dans la valeur d’une série de témoignages, par exemple ceux de la Bible, rapportant que des gens auraient rencontré Jésus après sa mort.
Cette caractérisation simplifiée des rapports entre science et croyance, ou raison et foi, implique qu’il existe des degrés dans la croyance, en fonction de différentes variables. Les unes sont objectives, comme les plus ou moins grandes cohérence et clarté du contenu de la croyance, la fiabilité et le nombre des témoignages ou arguments qui les affermissent. D’autres sont subjectives, comme la plus ou moins grande fermeté de l’adhésion donnée à ce contenu. Ainsi, pour en revenir au credo quia absurdum, ce qu’on appelle communément une foi aveugle ne représente qu’un cas-limite, une hypothèse d’école dont la réalisation concrète est très rare : il s’agirait d’une adhésion ferme donnée à un contenu complètement obscur et reposant sur des témoignages pas du tout dignes de confiance, comme si je me mettais à ajouter foi à la proposition inintelligible « tous les blictris sont verts » pour la seule raison qu’un inconnu croisé dans la rue m’a soutenu que c’est le cas. En jouant sur les deux adjectifs qui dérivent de « raison » en français, on estimera plutôt que les croyances, sans être rationnelles au sens strict du terme, sont plus ou moins raisonnables : un « croyant » se situe toujours dans l’entre-deux entre le credo quia absurdum et le scio quia rationabile (je le sais parce que c’est rationnel) ; et l’on peut se rapporter de différentes manières (avec plus ou moins de confiance, de façon plus ou moins argumentée) à un même contenu de croyance, tel « Dieu existe ».
Quant à moi, si je fais miennes, parmi d’autres, les croyances qui définissent la foi catholique, c’est, d’une part, parce que j’ai confiance en un certain nombre de personnes et d’autorités (mes éducateurs, les chrétiens des siècles passés qui ont œuvré pour préciser et définir leur foi, par exemple lors des grands conciles, des théologiens, les papes) dont j’estime qu’elles sont dignes de foi et qu’elles en savent souvent plus que moi sur ces sujets ; d’autre part, parce que je dispose d’un certain nombre de raisons, d’arguments, de considérations de divers ordres qui rendent ces croyances, à divers degrés, raisonnables.

RENDRE COMPTE DE NOTRE FOI
Dans tous les cas, je ne peux qu’inciter mes coreligionnaires à prendre au sérieux l’injonction de la première Lettre de Pierre (3, 15) : « vous devez toujours être prêts à vous expliquer devant tous ceux qui vous demandent de rendre raison (1) de l’espérance qui est en vous », c’est-à-dire à faire l’effort d’argumenter, de clarifier, de donner donc des raisons (de tous ordres : spéculatives, morales, existentielles) qui justifient, expliquent, l’adoption de la foi catholique. Et l’on considérera avec circonspection l’attitude de ces croyants qui, alors que la vie leur a donné la chance de faire des études et de savoir réfléchir, font pourtant profession de se contenter d’une foi obscure, voire aveugle, qui se réduit à un sentiment et se replie sur la seule « intériorité », se crispe en se contentant d’être personnellement « vécue » ou « authentiquement » « ressentie » – ce qui, certes, n’est pas rien – sans jamais être réfléchie, et qui se dérobe ainsi à tout débat argumenté.
Comme Benoît XVI l’a souvent expliqué, cette attitude est ruineuse : si, face à ceux qui s’interrogent ou les interrogent sur leur foi, les catholiques ne savent répondre que « je ne sais pas », « je le ressens mais je n’ai rien à en dire », il n’est pas étonnant qu’on les considère comme les membres d’une secte extravagante. On s’inquiétera donc de l’anti-intellectualisme parfois virulent observable chez bon nombre de chrétiens, notamment chez les catholiques et y compris chez les intellectuels, lorsqu’ils envisagent leur foi ; de leur refus intransigeant de la rationalité en matière religieuse ; bref, de cette tentation fidéiste du catholicisme contemporain qui va de pair avec un renoncement à comprendre ou expliquer ce qu’on croit, et qui trouve sa traduction sociale dans une tendance identitaire au communautarisme, un recroquevillement sur soi, l’installation consanguine, et souvent complaisamment victimaire, dans une mentalité de forteresse assiégée. Toutes ces formes de repli sont par essence incompatibles avec la visée universelle, c’est-à-dire catholique, au sens étymologique, du message chrétien.
À ce fidéisme, on préférera une conception du catholicisme comme doctrine sans doute pas intégralement rationnelle (quelle idéologie ou vision du monde peut se prévaloir d’une telle qualité ?), mais de part en part raisonnable. Seule la raison, l’universalité qu’elle autorise et le dialogue qu’elle instaure, permettent de communiquer (au sens fort : partager, mettre en commun), échanger, s’expliquer, et d’échapper par là au prosélytisme à sens unique, au fanatisme et à l’obscurantisme qui menacent toute confession religieuse de type dogmatique ou tout discours de foi fondé sur la seule intériorité incommunicable d’une expérience religieuse. On cite souvent la formule (apocryphe ?) d’André Malraux : « le XXIe siècle sera religieux ou ne sera pas. » J’espère que notre siècle, s’il est religieux, sera également rationnel. Ou bien nous irons au-devant de sérieux problèmes. « Rappelez-vous, écrit Paul Valéry dans Monsieur Teste, qu’entre les hommes il n’existe que deux relations : la logique ou la guerre. Demandez toujours des [arguments], l’argument est la politesse élémentaire qu’on se doit. »
Puissent les « croyants », lorsqu’on les questionne sur leur foi, s’en souvenir et se montrer polis.

Denis Moreau

Denis Moreau est Professeur de philosophie à l’Université de Nantes, il a notamment publié Comment peut-on être catholique ? (Seuil, 2018).

© LA NEF n°300 Février 2018, mis en ligne le 27 mars 2020